Critiques constructives de la stratégie russe, et en particulier vis-à-vis du Bélarus


Par Andrew Korybko − Le 18 août 2020 − Source OneWorld

andrew-korybkoComme tous les pays, la Russie a ses imperfections, et l’on peut toujours trouver des points à améliorer quant à ses stratégies, particulièrement vis-à-vis de la Guerre Hybride en cours contre le Bélarus, qui semble étrangement avoir pris le Kremlin de cours et l’avoir contraint à s’adapter à des tours et détours qu’elle aura manqué d’anticiper.

Indéniablement, des problèmes

La plupart des observateurs conviendront que la Russie se contente de réagir aux développements rapides qui se déroulent en lien avec la Guerre Hybride en cours contre le Bélarus, au lieu de les influencer de manière proactive en fonction de ses intérêts stratégiques. Cela dévoile le fait que le Kremlin apparaît contre toute attente avoir été pris de cours par cette dernière opération de changement de régime dans sa « sphère d’influence » ; Moscou se retrouve contrainte à s’adapter abruptement aux tours et détours de plus en plus nombreux qu’elle a manqué d’anticiper. Comme tout pays, la Russie a ses imperfections et l’on peut toujours trouver des points d’amélioration quant à ses stratégies, et ceci est flagrant lorsque l’on considère la crise en question.

La suite du présent article est un ensemble de critiques, formulées par l’auteur dans un esprit constructif, de la stratégie russe vis-à-vis du Bélarus, qui a contribué par inadvertance à cette crise, que ce soit directement ou indirectement. L’objectif de l’auteur, en partageant ces éléments, n’est pas de sauter à bord du « train des dénigrements contre la Russie », mais de proposer des réflexions sincères et essentielles quant aux failles stratégiques de ce pays, dans l’espoir que celui-ci y apporte une solution aussitôt que possible. On trouvera ci-après cinq critiques constructives, ainsi que des recommandations en même nombre, chacune d’entre elles apportant un éclairage pertinent quant à la grande stratégie russe en général, mais également pour ce qui concerne leur application spécifique quant au Bélarus.

Critiques constructives

Après l’épisode de la Crimée, la vanité a aveuglé les décideurs, les experts et les médias russes
Grande stratégie

La Russie s’est intoxiquée d’un sentiment de quasi-invulnérabilité après avoir défié la communauté internationale quant à sa réunification avec la Crimée. Les menaces ont été sous-estimées, et les opportunités exagérées, après que la Grande puissance eurasiatique s’est convaincue elle-même qu’elle était revenue à son ancien statut de « seconde superpuissance » mondiale et de pilote d’un changement géopolitique mondial. Cette vanité a aveuglé les décideurs, les experts et les médias russes, en façonnant une pensée de groupe où le « triomphalisme » règne, cependant que les gardiens suppriment les avertissements « politiquement indésirables » qui sont levés quant aux menaces latentes. Le résultat final en est que les problèmes ne sont que rarement gérés de manière proactive, ce qui contraint la Russie à se tenir en permanence sur la défensive en matière stratégique.

Pour le Bélarus

L’establishment russe pensait que le Bélarus restait un « allié slave fraternel » qui ne jouerait jamais l’« équilibriste » entre la Russie et l’Occident, sans parler de l’idée de se tourner vers l’Ouest. L’ensemble des déclarations et actions tout à fait publiques de Lukashenko allant dans ce sens ont été mal interprétées du fait de la pensée de groupe, et compris comme « juste une nouvelle tentative de s’attirer plus de gains », et donc ignorées car jugées sans conséquences en termes de grande stratégie. L’auteur du présent article avec identifié les errements vers l’Ouest du Bélarus dès le mois de mai 2015, et a publié 17 articles au cours des cinq dernières années qui ont amené à la Guerre hybride, mais avant que l’establishment ne comprenne ce qui se produisait, il était déjà trop tard pour influer proactivement sur cette trajectoire à problème. La Russie se retrouve donc contrainte à un rôle de défense stratégique, une fois de plus.

Le numéro d’« équilibriste » de la Russie n’a jamais été articulé
Grande stratégie

La grande stratégie russe pour le XXIème siècle est de se transformer en force d’« équilibrage » suprême en Afro-Eurasie, si bien que le pays met en avant des relations avec certains partenaires non-traditionnels, et que ses partenaires traditionnels peuvent percevoir ce changement comme étant à leur détriment. Ce point est expliqué en détail dans l’analyse du mois de mai 2018, par le même auteur, sous le titre « La grande stratégie de la Russie en Afro-Eurasie (et ce qui pourrait mal tourner)« . Cette analyse indiquait que l’échec de Moscou d’articuler son numéro d’« équilibriste » avec ses partenaires traditionnels portait le risque de provoquer des « dilemmes stratégiques » avec eux, ce qui pourrait engendrer des opportunités pour les États-Unis de réaliser des percées dans leur rechercher d’influence. L’Arménie avait été citée brièvement comme exemple dans cet article, mais l’on pouvait tout aussi bien prendre le cas du Bélarus pour l’illustrer.

Pour le Bélarus

Avec la Russie qui joue « l’équilibriste » de la sorte, et ce depuis la crise en Ukraine, sans développer de sens du devoir articulé, le Bélarus a naïvement cru qu’il pouvait émuler son « grand frère » en faisant exactement la même chose vis-à-vis de la Russie et de l’Occident, en promulguant ses propres intérêts. Si le Bélarus a bien évidemment le droit souverain d’agir ainsi sans tenir compte des risques que cela implique, il n’en reste pas moins que le mauvais exemple donné par la Russie, consistant à ne pas expliquer ses actions a attiré l’Occident à croire que le Bélarus comptait pratiquer un pivot de son côté au détriment de Moscou. En réponse, l’Occident s’est mis à solliciter le Bélarus de manière plus agressive, avec l’intention de le « chouraver » hors de la « sphère d’influence » de la Russie, une sirène pour laquelle Minsk a fini par craquer après avoir eu l’impression d’être considéré comme acquis par Moscou.

Prendre pour acquis ses partenaires se finit toujours dans les larmes
Grande stratégie

Aveuglée par la vanité, et négligeant ainsi d’articuler sa stratégie d’« équilibrage » entre ses partenaires, la Russie a déclenché sans le vouloir des « dilemmes stratégiques » chez nombre de ses partenaires traditionnels, surtout l’Arménie, le Bélarus, l’Inde, l’Iran et la Serbie. Moscou s’est mise à considérer comme un acquis leur « loyauté géopolitique » après s’être auto-convaincue qu’ils continueraient invariablement et irrémédiablement autour d’elle du fait des intérêts qu’ils partagent à accélérer l’émergence de l’Ordre mondial multipolaire, en ajustant leurs pas sur ceux de la « seconde superpuissance » mondiale. Au lieu de cela, ils ont tous choisi de jouer l’« équilibrage » entre la Russie et d’autres partenaires : on a vu l’Arménie, le Bélarus, l’Inde et la Serbie pratiquer ce jeu avec l’Occident, cependant que l’Iran en faisait autant avec la Chine. Le résultat en a été que l’influence de la Russie sur chacun de ces pays partenaires a diminué depuis la crise ukrainienne.

Pour le Bélarus

Le « dilemme stratégique » qui s’est développé du fait de la mauvaise communication (ou plutôt du manque de communication à cet égard) entre la Russie et le Bélarus quant à leurs exercices d’« équilibristes » a été exploité par l’Occident pour convaincre Lukashenko de leurs récits anti-russes, relevant de la guerre de l’information, quant à des intentions soi-disant agressives de Moscou envers son pays. Les deux pays ont alors échoué à trouver un « compromis » après l’insistance russe pour que le Bélarus intensifie son intégration dans le cadre de l’« Union d’États », en échange d’une poursuite indéfinie de l’arrivée de subsides sur l’économie du pays, au travers d’exportations énergétiques bon marché, a été interprété par Lukashenko comme une confirmation des affirmations avancées par l’Occident. Il en a été de même du refus de Minsk de prendre cette direction ; et l’ensemble a provoqué son pivot vers l’Ouest.

Prioriser l’engagement de l’« État profond » a ses limites
Grande stratégie

Contrairement à l’époque soviétique, la Moscou contemporaine n’accorde guère d’importance à impliquer les masses à l’étranger, sauf lorsqu’il s’agit de les amener à « valider » certains de leurs préjugés quant à leur pays et son rôle dans le monde, au travers des « reportages » de RT, que l’éclairage en soit positif, négatif ou dual, ce dernier mode étant celui qui attire le plus l’attention. Au lieu de cela, l’État russe tient en haute priorité l’engagement avec ses homologues d’« État profond » dans les appareils militaires, de renseignements et diplomatiques des autres pays, surtout lorsque les deux pays développent des relations amicales. Mais la limite de cette stratégie est que la Russie est dès lors dépeinte comme « renforçant des dirigeants impopulaires » et peut-être même comme « contribuant à leur corruption » durant les périodes de crises de changement de régime.

Pour le Bélarus

Les limites de cette stratégie sont tout particulièrement visibles dans la Guerre hybride menée contre le Bélarus. Bien que la plupart des masses anti-gouvernementales ne se montrent pas explicitement anti-russes, nombreux sont ceux à croire (que cela soit justifié ou non) que Lukashenko n’a pu rester aux rênes du pays aussi longtemps, en traversant une suite d’élections « contestées » que du fait du soutien de l’« État profond » russe. Cela risque dangereusement d’évoluer vers une situation proche de celle qu’eut à subir l’Arménie au cours de sa « révolution de velours », en 2018, où les organisateurs des déstabilisations avaient fini par réussir à rediriger une part de la colère sincère des masses dirigée au départ contre l’ancien président Serzh Sargsyan vers la Russie, ce qui a – jusqu’à ce jour – fortement abîmé son influence de « soft power » dans la société arménienne.

Négliger les sociétés civiles étrangères est une erreur
Grande stratégie

Sur la base de la dernière catégorie de critiques constructives, la négligence dont la Russie post-soviétique a fait preuve à l’égard des sociétés étrangères est une erreur majeure, qui réduit fortement sa flexibilité politique en temps de crise de Révolution de couleur. Aucun accès à la société civile ou aux groupes d’opposition n’est jugé crédible, car il serait perçu comme opportuniste, voire désespéré, dans le pire des cas. Cela réduit fortement les chances pour la Russie de façonner la marche des événements à venir, car elle a un effet de levier bien moindre que si elle s’était engagée auprès de ces acteurs dès le départ, comme le font toujours les États-Unis, tant avec leurs amis qu’avec leurs adversaires. De ce fait, la dynamique de pouvoir a bougé, et la Russie a plus besoin du soutien de telle forces que l’inverse.

Pour le Bélarus

Jusqu’ici, en grande partie du fait de sa vanité découlant de la situation de l’après-Crimée, la Russie a supposé naïvement que la société biélorusse resterait toujours strictement alignée sur Moscou ; il s’agissait d’une erreur d’évaluation, qui l’a amené à rater les tendances politiques latentes anti-russes dans ce pays. La Russie se voit à présent contrainte, de deux choses l’une, ou bien de jouer son quitte ou double en soutenant Lukashenko, ou bien de se précipiter pour soutenir les forces d’opposition et d’influence dans la société civile, chose dont elle n’a guère l’expérience. Il est bien sûr relativement plus facile de le tenter dans le contexte biélorusse que n’importe où ailleurs au monde, mais cela signifie tout de même que la Russie a du rattrapage à faire pour retrouver la place de pointe qu’elle a cédée à l’Occident sans s’en rendre compte.

Recommandations pratiques

reconnaître la réalité
Grande stratégie

De nombreuses défaillances auraient pu être épargnées à la Russie en matière de politique étrangère si l’establishment de ce pays avait accepté la réalité telle qu’elle est objectivement. Se mettre à croire en leurs propres « vœux pieux » les a aveuglés quant à ce qui se produisait, et penser que leur pays « sort toujours gagnant » les a amenés à ne pas prendre avec assez de sérieux les menaces dont ils ont pu avoir conscience, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Il vaut mieux surestimer les menaces que l’inverse, mais il faut également bien entendu veiller à ne pas sur-réagir. La Russie fait régulièrement l’objet de critiques en Occident pour sa « paranoïa », mais l’auteur affirme ici qu’elle n’est en réalité pas assez « paranoïaque », et que ce qui se raconte à l’Ouest n’est qu’un moyen de manipuler sa « culture stratégique » afin qu’elle ne réponde pas aux menaces de manière proactive.

Pour le Bélarus

La pensée de groupe qui s’est installée quant au Bélarus a amené l’establishment russe à penser que les percées de Lukashenko vers l’Occident n’étaient guère plus que de nouveaux stratagèmes de sa part pour tirer de meilleurs bénéfices de sa relation avec Moscou. Ils se sont ainsi montrés incapables d’accepter que tout avait changé après la Crimée, et que la situation était graduellement devenue de plus en plus grave. Sous-estimer la résolution de Lukashenko à jouer l’« équilibrage » avec la Russie, après que le président du Bélarus en était venu à penser quant à l’influence « dominatrice » de sa voisine de l’Est a empêché l’establishment russe de comprendre qu’il devait proactivement œuvrer à améliorer la situation avant que celle-ci ne devînt critique, et a laissé les événements se dérouler selon la trajectoire mutuellement néfaste que l’on connaît. Cette séquence fâcheuse aurait pu être évitée, si la « culture stratégique » de la Russie avait été différente.

Adopter l’« équilibRAGe »
Grande stratégie

Après le fort discrédit que la politique de « multi-alignement » développée par l’Inde a connu dans le monde entier, la Russie dispose d’une opportunité unique de reprendre la main, et de mettre en avant sa propre variante du « multi-alignement », beaucoup plus crédible, pourvu qu’elle adopte fièrement cette stratégie. À cette fin, elle doit ouvertement en incorporer les mots dans ses déclarations de politique étrangère et documents de planification s’y afférant. Pour un effet maximisé, il va falloir changer de têtes dans les communautés diplomatiques, d’experts, de médias, et de la société civile, en les remplaçant par des personnes plus compétentes, afin d’articuler cette stratégie aussi largement que possible, et ce tout particulièrement dans le contexte des nombreuses paires de partenaires « d’équilibrage » du pays, tels que les couples rivaux : Arménie & Azerbaïdjan, Chine & Inde, Chine & Vietnam, Croatie & Serbie, Inde & Pakistan, Iran & « Israël », ainsi que Syrie & Turquie.

Pour le Bélarus

La Russie devrait reconnaître les raisons qu’a eues le Bélarus à décider de jouer l’« équilibrage » entre elle-même et l’Occident, et au lieu de sur-réagir à ce développement, elle devrait s’employer à répondre à certaines des préoccupations de son partenaire, car celles-ci l’ont inspiré à prendre cette voie. Ceci suppose évidemment que Minsk n’aie pas développé de nouvelles motivations à ce que tout ce qui s’est produit entre les deux pays au cours des quelques dernières années, et particulièrement depuis le début de 2020, n’a constitué qu’une malencontreuse incompréhension découlant d’une mauvaise communication. Le Bélarus veut autant que possible être accueilli comme un « partenaire égal » de la Russie, même si cela n’est en pratique pas réaliste au vu des asymétries de pouvoirs existant entre les deux pays. La réticence de Moscou à trouver un compromis avec Minsk sur les sujets de l’énergie et de l’intégration ont fait ressentir à son partenaire qu’il était considéré comme acquis.

Il n’y a pas de honte à négocier un compromis
Grande stratégie

La Russie est déjà prédisposée, en tant que Grande Puissance, à l’idée que d’autres pays ont plus besoin d’elle que l’inverse, ce qui est exact en grande partie, mais ne devrait jamais être utilisé comme excuse pour refuser un compromis avec des partenaires plus petits — ou de taille moyenne. Si la Russie ne répond pas à leurs besoins, ils peuvent facilement jouer « l’équilibrage » avec l’Occident, comme Moscou vient de le découvrir dans la douleur au cours de ces dernières années, dans ses relations avec presque tous ses partenaires traditionnels, à des degrés divers. Néanmoins, la Russie devrait toujours se montrer circonspecte vis-à-vis de ces mêmes partenaires dès lors qu’ils commencent à essayer de s’attirer des bénéfices de sa part en usant de ce moyen. Moscou doit éviter de laisser s’établir un mauvais précédent que d’autres pourraient suivre en pratiquant le « chantage géopolitique », mais elle ne doit pas non plus refuser les demandes de compromis légitimes.

Pour le Bélarus

Le problème avec le Bélarus est qu’il y a eu un grave manque de confiance au sein de ce pays, résultant de leur « mauvaise communication » : en début d’année 2020, les chances pour que la Russie accepte un compromis avec ce voisin étaient nulles, car la Russie soupçonnait Lukashenko de nourrir des desseins plus éloignés avec son jeu d’« équilibrage ». Lukashenko a également commis l’erreur de faire monter publiquement les enchères si haut, avec ses affirmations agressives, qu’il n’était plus possible pour la Russie de « sauver la face » si elle lui donnait ce qu’il voulait ; cela aurait risqué de donner les apparences d’une reddition face à un « chantage géopolitique ». Maintenant que Lukashenko se bat pour sa survie politique, il pourrait se montrer désireux d’accepter quelques compromis de son côté, ce qui pourrait accorder à la Russie de nouvelles marges de manœuvre et « couper la poire en deux » pour un accord en matière d’intégration et d’énergie.

Diversifier les relations entre « États profonds »
Grande stratégie

Donner la priorité à un engagement entre « États profonds » avec ses partenaires étrangers amène à une dépendance stratégique qui paralyse la flexibilité de la Russie en temps de crise. Il n’est pas question d’avancer ici que la Russie devrait complètement changer son fusil d’épaule et négliger les « États profonds » des autres pays, comme elle le fait à présent avec leurs sociétés civiles, car sans cela, l’Occident pourrait les « chouraver » ; c’est plutôt affaire ici d’essayer de choisir ses partenaires avec plus de soin. En outre, les relais de l’État russe (les diplomates, experts, professionnels des médias, et membres de la société civile) ne devraient pas hésiter à critiquer de manière constructive leurs partenaires d’« États profonds » étrangers lorsque des cas avérés d’abus de pouvoir et de corruption se présentent : cela contribue à établir la crédibilité vis-à-vis de la société civile et de l’opposition.

Pour le Bélarus

Du fait de la nature même de la composition politique du pays, son « État profond » (et tout particulièrement ses acteurs en matière militaire et de renseignement) passe juste après Lukashenko en termes d’importance. On peut penser que la Russie dispose de liens profonds avec ces personnages naturellement peu connus, mais aucun d’entre eux n’a jamais eu le droit de « sortir du rang » ni même d’énoncer la possibilité d’un jour défier le « père de la nation ». On peut comprendre que cela a limité l’engagement public de la Russie au Bélarus au personnage quasiment unique de Lukashenko, ce qui était ce que voulait l’homme : avec le recul, Moscou n’aurait pas pu mieux agir. Soigner dans l’ombre les membres de l’élite pour disposer d’un scénario de « remplacement » de Lukashenko en cas d’imprévu aurait constitué un risque trop important pour être couru.

Équilibrer les « États profonds » étrangers avec leurs sociétés civiles
Grande stratégie

Idéalement, la Russie va comprendre les risques stratégiques de rester trop dépendante des liens entre « États profonds » quant à gérer ses partenariats étrangers, et va donc essayer de les « équilibrer » en un engagement plus robuste au sein de la société civile, y compris avec des membres responsables de l’opposition (c’est-à-dire, ceux qui ne s’impliquent pas dans des opérations de changement de régime en collaboration avec des forces étrangères et n’encouragent pas le grand public à mener des actions violentes pour ce faire). Hormis quelques rares cas comme par exemple la Chine, rien n’interdit à la Russie de maintenir d’excellentes relations avec l’« État profond » et la société civile (y compris les hommes d’affaires d’influence) : les États-Unis recourent à cette pratique depuis des décennies. Si elle réussit, la Russie pourrait s’adapter de manière plus flexible à la plupart des scénarios de crise.

Pour le Bélarus

La meilleure chance pour la Russie de rattraper ses défaillances vis-à-vis de la société civile du Bélarus est de recouvrir au soutien de Lukashenko à cet égard. Cela semble presque contre-intuitif, car l’homme a précédemment fustigé la Russie pour avoir soi-disant essayé de déstabiliser le pays avant les élections, mais à présent qu’il s’est acculé tout seul dans un coin en usant de son jeu d’« équilibrage », il peut avoir appris que son Bélarus chéri n’a pas (encore?) d’autre alternative en pratique que de s’intégrer avec la Russie. Au cas où Lukashenko penserait que ses jours sont comptés, il aurait la responsabilité, en tant que « père de la nation », de travailler étroitement avec la Russie pour mener à bien une « transition de pouvoir graduelle«  — peut-être au travers de son rival Babariko, animé d’intentions amicales envers la Russie — pour assurer la survie du pays.

Conclusions

C’est une nécessité urgente pour la Russie de réformer sa « culture stratégique » de fond en comble, pour supprimer la pensée de groupe empreinte de vanité qui a prévalu dans cette communauté depuis la réunification avec la Crimée. Si elle ne pratique pas cette réforme, on assistera encore à des répétitions de l’EuroMaidan dans l’espace post-soviétique, la prochaine fois peut-être au Kazakhstan ou même à Kaliningrad, dans le scénario du pire. Il est frustrant pour les observateurs bien intentionnés de la Russie de voir la réplication partielle de cette guerre hybride de changement de régime, fomentée depuis l’étranger, se déployer une fois de plus après six années, et cette fois-ci sur le territoire d’un pays qui est le partenaire de la Russie au titre de l’OTSC, de l’Union eurasiatique, et même de l’« Union d’États ». Le simple fait que cela soit en train de se produire aujourd’hui suggère que peu d’enseignements ont été tirés depuis l’EuroMaidan.

Néanmoins, des raisons existent d’espérer — avec prudence. La Russie s’adapte avec flexibilité aux développements rapides qui se déroulent au Bélarus, ce qui est impressionnant vu comme elle a été prise de cours dans cette affaire. En outre, l’allocution à la nation du président Poutine à la nation de l’année 2018, face à l’assemblée fédérale, contenait de nombreuses critiques constructives de la Russie, ce qui a rendu plus aisé aux gens de parler des nombreux problèmes que connaît le pays. Par ailleurs, il a déclaré l’été dernier que la Russie n’aspire pas à retrouver son statut de superpuissance, ce qui a nuancé les illusions de grandeur post-Crimée de l’establishment. Si l’on considère l’ensemble des choses que la Russie est en train d’apprendre (à la dure), de la Guerre hybride en cours contre le Bélarus, les raisons de penser que les choses vont s’améliorant sont palpables.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan pour le Saker Francophone

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