Par Vladislav B. SOTIROVIĆ − Le 1er avril 2020 − Source Oriental Review
Historiquement, l’époque des grandes puissances a commencé au XVIIIe siècle, lorsque cinq États européens les plus puissants – le Royaume-Uni, la France, la Prusse, la monarchie des Habsbourg et la Russie – étaient en concurrence les uns avec les autres. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le club des grandes puissances était exclusivement réservé aux États européens1, tandis qu’après 1918, deux États non européens ont rejoint ce club – les États-Unis et le Japon.
Histoire
Après la guerre froide, la Chine s’est fortement intégrée dans le concert des grandes puissances mondiales. L’existence d’un système de grandes puissances exige que le système international des affaires étrangères soit de nature multipolaire, ce qui signifie en fait qu’il doit être composé d’au moins trois acteurs majeurs de la politique internationale. Une grande puissance (GP) ne peut pas dépendre d’un autre État pour les questions de sécurité et doit être militairement et économiquement plus fort que les autres pays qui ne sont pas membres de ce système. En fait, toute question de sécurité de ces autres États dépend d’un ou de plusieurs États, membres du système des grandes puissances.
En outre, ces autres États dépendent généralement aussi politiquement, financièrement et économiquement d’un ou de plusieurs États du système des grandes puissances. Les calculs de sécurité d’une GP ne peuvent être menacés que par un ou plusieurs autres États membres du système des grandes puissances qui peuvent le contester politiquement et/ou militairement. Il est généralement admis que pour jouer un rôle de GP, un État a besoin d’un territoire et d’une population importants, suivis d’une armée et d’un système militaire bien organisés, ce qui n’est pas possible sans une économie forte, fonctionnelle et surtout performante.
L’expérience historique montre clairement que le fait de ne posséder qu’un seul des attributs nécessaires d’une GP signifie que l’État ne peut maintenir son influence sur la scène internationale pendant une très longue période. C’est précisément le cas aujourd’hui, par exemple, de la diminution de l’influence internationale et de la puissance intérieure des États-Unis. La Suède a perdu son statut de GP européenne au XVIIIe siècle principalement en raison de sa faible population ou la Hollande au XVIIe siècle principalement en raison de son territoire plus petit par rapport à la France voisine, suivie par la suprématie anglaise dans le commerce d’outre-mer. Au contraire, un État qui possède tous les atouts nécessaires à une grande puissance est en mesure d’exercer avec succès ses propres influences politiques, économiques, militaires, etc., sur les autres pendant une période plus longue. Le processus de passage de l’isolement régional au statut de GP européenne est bien visible dans l’exemple de l’Empire russe au XVIIIe siècle. Au début du siècle, le pays était isolé et sous-développé, mais grâce aux progrès généraux réalisés tout au long du siècle, la Russie a finalement été reconnue en 1792 par le traité de paix de Jassy avec le sultanat ottoman et en 1795 par la troisième partition de la Pologne-Lituanie 2 comme membre de leur club par les autres grandes puissances européennes. En conséquence, la Russie a été, dans la période suivante de 1798 à 1815, directement impliquée dans les jeux des grandes puissances européennes concernant l’affrontement de la Révolution française et des armées révolutionnaires de Napoléon Bonaparte 3.
Néanmoins, au fur et à mesure que le XVIIIe siècle avançait, la Russie devenait progressivement plus forte et influente dans les relations internationales en raison de trois facteurs essentiels : la taille du territoire, son énorme population et la richesse de ses ressources naturelles. Tous ces facteurs ont directement participé au processus de création de la puissante force terrestre militaire russe qui, en 1815, est devenue la plus puissante d’Europe continentale. Cette année là, l’armée russe est entrée à Paris en traversant toute l’Europe et en remportant des batailles de Leipzig (1813) à Waterloo (1815).
Contrairement au cas russe, le Royaume-Uni à la fin du même siècle est devenu une grande puissance mondiale principalement en raison de sa puissante marine 4 qui était soutenue par sa forte économie qui était largement fondée sur l’exploitation directe des colonies britanniques d’outre-mer. Au cours du siècle suivant, les Britanniques ont réussi à établir un vaste empire d’outre-mer et à devenir un acteur majeur de la politique mondiale à l’époque de la reine Victoria 5, mais en grande partie grâce à leur position géopolitique de “nation insulaire” dont la sécurité et l’expansion coloniale étaient bien protégées par une puissante Royal Navy qui jouait pratiquement le rôle de mur de protection autour du Royaume-Uni.
Plusieurs théories de la guerre froide soutiennent, comme la théorie dite du “congélateur” par exemple, que pendant cette période historique, les conflits nationaux et internationaux étaient le produit de la concurrence des superpuissances dans la politique mondiale. Cependant, lorsque la concurrence a pris fin en 1989, les histoires locales et/ou régionales ont intégré ces conflits et les ont transformés en conflits territoriaux et en guerres ouvertes entre les puissances régionales pour régler leurs comptes historiques. Les meilleurs exemples sont probablement le conflit du Haut-Karabakh, la destruction de l’ex-Yougoslavie, les conflits d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie ou la crise ukrainienne. Tous ces conflits, de l’Adriatique au Caucase, ont été à la fois les facteurs de déstabilisation et les défis de l’intégration européenne et de la sécurité continentale 6. Pour les réalistes, les conflits de l’après-guerre froide dans un nouveau contexte de pouvoir ne font que ramener les relations internationales à la réalité géopolitique normale de la politique mondiale en tant que politique de puissance incontournable. Après la guerre froide, le système international est redevenu le système des grandes puissances basé sur l’“ordre westphalien“, car les États du bloc des grandes puissances sont toujours les facteurs et les acteurs clés tant dans leur propre domaine intérieur que dans la politique internationale, comme ce fut le cas de 1648 à 1945.
Jeu à somme nulle
Le premier principe d’organisation des relations internationales et de la politique globale est redevenu après 1989 le “sacro-saint” principe de la souveraineté des États 7 qui n’est valable que pour les grandes puissances mais pas pour les États ordinaires – les “petits poissons” – comme pour la Serbie en 1999 ou la Libye en 2011. Le modèle, centré sur l’État, de la politique internationale qui est actuellement à l’ordre du jour de la politique mondiale est connu en théorie sous le nom de “modèle des boules de billard”, qui suggère que les États, du moins ceux ayant un rang de GP, sont des boules de billard intouchables [potentiellement, NdT] et des acteurs autonomes. Le modèle indique que les GPs s’influencent mutuellement par le biais de pressions extérieures, soit par la diplomatie, soit par une action militaire directe. La survie est la première préoccupation de tout État, mais la lutte pour le pouvoir sur la scène mondiale ne concerne que les États considérés comme des GP. Le “modèle de la boule de billard” de la politique mondiale a deux implications fondamentales :
- La différence nette entre politique intérieure et politique internationale.
- Les conflits et la coopération en politique mondiale sont principalement déterminés par la répartition du pouvoir économique, politique et militaire entre les États 8.
Les caractéristiques essentielles de l’état d’une GP contemporaine sont les suivantes :
- Maintenir l’ordre et appliquer des règlements à l’intérieur de ses propres frontières uniquement par lui-même, sans interférence de l’extérieur – ex. la Russie et les rebelles tchétchènes dans les années 1990 – ce qui est une caractéristique essentielle d’un véritable statut de souveraineté 9.
- Promouvoir sa propre politique d’intérêts dans les relations internationales par tous les moyens “autorisés” prouve un véritable statut de GP en terme de relations internationales.
Par conséquent, il est, en substance, inévitable que le système étatique de la politique et des relations internationales fonctionne dans un contexte d’anarchie ; ce qui signifie que la politique extérieure fonctionne comme un “état de nature” international [loi de la jungle, NdT].
Un principe de base de tout État dans le club des GP est le principe d’auto-assistance, qui signifie autant que possible la dépendance à l’égard de ses ressource, qui sont considérées comme la raison essentielle pour laquelle l’État donne la priorité à la survie et à la sécurité par rapport au monde extérieur. Par conséquent, l’établissement et l’exploitation de toutes sortes de colonies ou/et d’expansion territoriale de la mère patrie afin d’obtenir des ressources naturelles, de la main d’œuvre, un marché ou de meilleures conditions de sécurité sont considérés comme des pratiques impérialistes tout à fait nécessaires. Si l’État / GP est incapable d’établir sa propre hégémonie mondiale, continentale ou régionale, il cherche à activer un concept d’équilibre des pouvoirs qui est une condition dans laquelle aucun État n’a de prédominance sur les autres, ce qui tend à créer un équilibre général et à empêcher les ambitions hégémoniques d’autres États.
Néanmoins, dans le cas où les relations internationales des GP travaillent sur la base d’un principe d’auto-assistance, l’inclination d’un État à rechercher le pouvoir est le résultat de tendances concurrentes dans d’autres États. C’est exactement comme cela que nous pouvons expliquer la raison de la politique d’inclinaison économique, militaire et politique de la Russie au niveau mondial pendant la présidence de Vladimir Poutine comme une réaction atavique à la politique américaine sans scrupules et russophobe d’hyper-hégémonie mondiale dans les années 1990 après la dissolution de l’URSS et la disparition du monde bipolaire de la guerre froide 10. Malheureusement, le plus souvent, dans de tels cas de système de relations internationales, des conflits et même des guerres directes sont inévitables entre les grandes puissances, comme le montrent clairement les exemples des deux guerres mondiales.
L’une des règles fondamentales de la vision réaliste de la politique mondiale et des affaires étrangères est que tout gain, notamment territorial, d’un État ou d’un camp est équivalent à une perte pour un autre État concurrent ou un bloc ennemi. C’est ce que l’on appelle le “jeu à somme nulle”, car si l’on ajoute les gains du gagnant et les pertes du perdant, le total est égal à zéro. C’est le cas, par exemple, de l’indépendance au Kosovo en 2008 – victoire des États-Unis et perte de la Russie – liée à la réintégration de la Crimée en Russie en 2014 – gain de la Russie et défaite des États-Unis, de l’OTAN et de l’UE.
Néanmoins, dans une lutte mondiale pour le pouvoir, la Realpolitik 11 est un instrument inévitable pour la réalisation des objectifs nationaux ce qui signifie que l’utilisation du pouvoir, même de la manière la plus brutale, est tout à fait nécessaire et compréhensible car c’est un moyen optimal pour atteindre les objectifs de la politique étrangère. Cela a été clairement exprimé, par exemple, en 1999 lors de l’agression de l’OTAN contre la Serbie et le Monténégro – du 24 mars au 10 juin.
Avenir
Toutes les guerres d’agression impérialistes américaines de l’après-guerre froide avaient la même justification idéologique formelle qui était composée d’un mélange d’éléments tirés de l’époque de la guerre froide – “violations communistes des droits de l’homme” – et d’après. Le cliché était et est toujours que les États-Unis, en tant que leader d’un “monde démocratique libéral”, se battent contre les “nouveaux Hitler” et tous les autres “dictateurs” et “bouchers”, de S. Hussein à V. Poutine, pour “libérer” le reste du monde qui ne peut pas progresser sous la coupe de dirigeants aussi monstrueux 12. Les variations régionales des explications de la politique impérialiste américaine après 1945 sont visibles, par exemple, dans le cas de l’Amérique latine – “Guerres contre la drogue” – ou dans le cas du Moyen-Orient et du monde arabo-musulman en général – “Guerre contre la terreur”.
Cette politique étrangère américaine a cependant créé de nombreuses attitudes ambivalentes envers l’empire américain de la part de nombreux États, mouvements, partis ou individus dans le monde entier, y compris le sentiment d’embarras ressenti par les autres GP qui doivent être essentiellement dépendantes des États-Unis. Par exemple, de nombreux Européens sont convaincus que les États-Unis ne peuvent plus être actifs dans la politique mondiale comme ils l’étaient à l’époque de la guerre froide, car ils doivent opérer en étroite collaboration avec les autres. Aujourd’hui, il semble peu probable que les États-Unis puissent conserver leur statut d’hyperpuissance et de gendarme mondial de l’après-guerre froide. Il est certain que d’autres grandes puissances deviendront plus fortes et influentes dans les relations internationales et la politique mondiale, principalement la Chine et la Russie. Il reste seulement à voir s’ils coopéreront ou non de manière à promouvoir ou à miner l’ordre mondial.
Vladislav B. SOTIROVIĆ
Traduit par Hervé, relu par jj pour le Saker Francophone
Notes
- L’Italie et l’Allemagne sont devenues membres du système des grandes puissances après leurs unifications en 1861 et 1871 respectivement ↩
- Depuis 1795, la Lituanie a fait partie de l’Empire russe pendant plus de 100 ans (Giedrė Jankevičiūtė, Lithuania : Guide, Vilnius : R. Paknio Leidykla, 2016, 8) ↩
- Georges Castellan, Histoire des Balkans de Mohammed le Conquérant à Staline, New York : Columbia University Press, 1992, 213. ↩
- Sur la marine britannique, voir Paul M. Kennedy, The Rise and Fall of British Naval Mastery, deuxième édition, New York : Humanity Books, 1983 ↩
- Иванка Ћуковић Ковачевић, Историја Енглеске. Кратак преглед, Београд: Научна књига, 1991, 64 ; Alan Isaacs et al (eds.), Oxford Dictionary of World History, Oxford-New York : 2001, 646-647 ↩
- Sur cette question, voir plus dans Славољуб Шушић, Пробни камен за Европу. Војно-политички коментари, Београд: Војна књига, 1999 ; Stefano Bianchini (ed.), De l’Adriatique au Caucase. Les dynamiques de (de)stabilisation, Ravenne : Longo Editore, 2001 ↩
- Le concept de souveraineté fait référence à un statut d’autonomie juridique (indépendance) dont jouissent les États, ce qui signifie en pratique que le gouvernement est le seul à exercer son autorité à l’intérieur de ses frontières et qu’il jouit des droits des membres de la communauté politique internationale. Par conséquent, les termes de souveraineté, d’autonomie et d’indépendance peuvent être utilisés comme synonymes ↩
- Andrew Heywood, Global Politics, London-New York: Palgrave Macmillan, 2011, 6, 7f, 113, 215 ↩
- Les guerres de Tchétchénie des années 1990 ont été inspirées par le nationalisme religieux islamique et le séparatisme des extrémistes tchétchènes et ont été le premier test sérieux de l’après-guerre froide pour la Russie à prouver ou non son statut de grande puissance dans le nouvel ordre mondial créé et dicté par les États-Unis. Le nationalisme religieux est une doctrine politique dans laquelle religion et nationalisme sont synonymes. voir Jeffrey Haynes, Peter Hough, Shahin Malik, Lloyd Pettiford, World Politics, New York : Routledge, 2013, 52 ↩
- Un architecte idéologique de l’hyper-dominance américaine de l’après-guerre froide dans la politique mondiale était un russophobe extrême américain, Zbigniew Brzezinski, qui est un polonais d’origine juive (Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier : La primauté américaine et ses impératifs géostratégiques, New York : Basic Books, 1997). Son idéologie doctrinale de l’hyper-dominance mondiale des États-Unis est devenue le fondement de la “Doctrine Clinton”, qui est l’initiative de politique étrangère des États-Unis sous la présidence de Bill Clinton (1993-2001), visant à promouvoir la démocratie et les droits de l’homme en utilisant des moyens diplomatiques mais, en réalité, des agressions militaires, des bombardements (République fédérale de Yougoslavie en 1999), des “révolutions de couleur” (Serbie en octobre 2000) et tous les autres moyens non démocratiques pour atteindre l’objectif politique crucial de Washington – la domination mondiale ↩
- C’est un terme allemand qui s’est répandu à partir de l’époque du Chancelier allemand Otto von Bismarck. Le terme signifie dans les études de relations internationales un calcul froid des intérêts nationaux d’un État, indépendamment des aspects humains ou moraux de sa réalisation. Le terme est généralement compris comme une essence des théories du réalisme sur la politique mondiale basées sur “l’absence de pitié” (Jeffrey Haynes, Peter Hough, Shahin Malik, Lloyd Pettiford, World Politics, New York : Routledge, 2013, 713). Le réalisme est un point de vue politique qui opère avec le pouvoir comme point fondamental de la politique. Par conséquent, la politique internationale est essentiellement une politique de pouvoir derrière laquelle se trouve un principe de Realpolitik. Les partisans du réalisme affirment que la politique internationale est une lutte pour le pouvoir dans le but de priver d’autres États de la capacité de dominer. Par la suite, l’équilibre des pouvoirs est devenu un concept central des relations internationales développé par les réalistes. S’il y a un seul hégémon mondial, la politique internationale ne sera qu’une lutte de la grandes puissance cherchant à la fois la domination politique, militaire, économique, financière, etc. et en empêchant d’autres États ou acteurs de dominer (Tim Dunne, Milja Kurki, Steve Smith (eds.), International Relations Theories. Discipline et diversité, troisième édition, Oxford : Oxford University Press, 2013, 59-93) ↩
- Ce cliché a été utilisé pendant la guerre froide, par exemple, contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte en 1956-1970, mais pas contre le véritable dictateur yougoslave et le “boucher des Serbes” d’origine croato-slovène, Josip Broz Tito, dictateur de la Yougoslavie en 1945-1980. La raison de cette politique américaine envers J. B. Tito est qu’il est devenu le politicien client des États-Unis, comme de nombreuxautres dictateurs dans le monde, après 1948 et qu’il était donc simplement “indispensable” dans les affaires intérieures. Sur la biographie de J. B. Tito, voir dans (Перо Симић, Звонимир Деспот (уредници), Тито: Строго поверљиво. Архивски документи, Службени гласник: Београд, 2010; Перо Симић, Тито: Феномен 20. века, Треће допуњено издање, Службени гласник: Београд, 2011; Vladan Dinić, Tito (ni)je TITO: Konačna istina, Beograd: Novmark, 2013) ↩
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