Congo : Les USA attisent la guerre civile de l’« État Profond » pour « contenir » la Chine


Par Andrew Korybko – Le 27 mars 2019 – Source eurasiafuture.com

andrew-korybkoLe « Printemps africain » semble se répandre en République démocratique du Congo : des signes montrent que les USA y attisent leur guerre civile de l‘« État Profond », afin d’enrayer les accès jusqu’ici ouverts à la Chine aux ressources de cobalt. Si cette mesure non cinétique de « confinement » fonctionnait, on pourrait assister à un rebattage des cartes complet dans la « course aux armements technologiques », et un changement de paradigme dans la Nouvelle guerre froide.

Un accord sur l’« État profond » qui a mal tourné

La République démocratique du Congo (RDC, que nous appellerons ci-après Congo) vient de connaître le tout premier transfert de pouvoir « démocratique » de ses 60 années d’histoire, après une élection controversée, que nombre d’observateurs ont décrite comme truquée en faveur du président sortant Joseph Kabila, qui gardera les manettes du pouvoir comme une « éminence grise », au travers d’un intermédiaire. Il est reporté que le candidat de l’opposition anti-système Martin Fayulu s’est ainsi vu refuser l’accès à la présidence, au bénéfice du prétendant Felix Tshisekedi, qui disposait de moins de suffrages que lui, mais qui est le fils d’un célèbre dirigeant de l’opposition. M. Tshisekedi prendrait donc les rênes du pouvoir dans le cadre d’un accord qui aurait été noué avec l’« Establishment » ; mais cet accord pourrait être en cours de délitement en raison d’interférences américaines.

Le Congo suit le chemin tracé par l’Angola

J’avais écrit un article analysant ce « passage de pouvoir » il y a deux semaines, dans mon analyse du « Printemps africain » et de ses vingt ans, dont les débouchés comptent une bonne dizaine de changements de régimes sans élections un peu partout sur le continent, le Congo constituant un exemple de premier plan de « coup d’État profond » avec les deniers développement en date. On peut donc, en référence à ce précédent article, s’appuyer sur ces développements récents, et se poser la question : le pays s’engage-t-il sur la voie tracée par l’Angola, où un dirigeant désigné de manière assez proche par l’« État profond » s’est retourné brutalement et à la surprise générale contre la structure même qui l’avait porté au pouvoir, afin de nettoyer la « vieille garde » et la remplacer par des hommes à lui.

Pourquoi en venons-nous ici à formuler une telle conjecture ? Parce que Tshisekedi a bloqué l’investiture des sénateurs fraîchement réélus membres du parti FCC (le parti de Kabila), qui lui est allié, pour la raison qu’ils auraient bénéficié de corruption dans le processus électoral, et a également reporté les élections du gouvernement à une date ultérieure indéterminée. Ces décisions suggèrent que Tshisekedi pourrait être en train de se retourner contre son parrain, et essayer de prendre le contrôle des structures politiques dominées par le parti de Kabila, afin de libérer sa présidence de son influence et de son contrôle. Chose intéressante, les USA ont également imposé des sanctions à des fonctionnaires électoraux il y a un mois de cela, chose interprétée alors par le Daily Maverick, journal d’Afrique du Sud, comme un coup de pouce étasunien pour faire pencher la balance en sa faveur.

L’article explique l’approche étasunienne, qui apparaît comme contradictoire au premier abord, et qui consiste à reconnaître l’arrivée au pouvoir controversée de Tshisekedi, tout en sanctionnant les fonctionnaires mêmes qui ont validé le processus électoral l’ayant amené à ce poste : tout cela s’explique par une mise sous pression de Kabila, par une remise en cause de ses partisans élus lors du même suffrage. Le report à une date indéfinie des élections gouvernementales pourrait également faire partie d’un plan échafaudé à l’avance, pour empêcher le FCC de consolider son contrôle de l’aile politique publique de l’« État profond », et amputer les chances de Tshisekedi de pouvoir établir une politique intérieure et étrangère indépendante. Avec ces dynamiques en marche, il n’est pas exagéré d’affirmer que le Congo est en phase pré-insurrectionnelles d’une guerre civile pour l’« État profond » alimentée par les USA.

« Contenir » la Chine au cœur même de l’Afrique

L’intérêt étasunien pour la situation de l’« État profond » congolais dérive directement de son désir de « contenir » la Chine au cœur géostratégique de l’Afrique : c’est de là que la République Populaire extrait quasiment tout son cobalt, une ressource minérale indispensable à la fabrication de tous les appareils électroniques contemporains, des gadgets aux missiles. Mining Technology, l’un des sites web les plus en vue de cette industrie, indiquait à l’été dernier qu’« en 2017, la production chinoise absorbait 58% des ressources en cobalt purifié disponibles au niveau mondial, et 98% du cobalt exploité par la Chine était importé d’autres pays, au premier rang desquels la RDC » ; le même site web se posait alors la question de savoir si la République Populaire s’employait à « monopoliser » cette ressource, dont dépend le développement technologique futur du monde entier, surtout avec la révolution de la 5G à venir, qui promet de révolutionner nos modes de vie, en amenant l’ère de l’« Internet des objets » et des véhicules autonomes, ainsi que d’autres innovations. 

Ce qui sortira de cette « course aux armements technologiques », comme je l’avais baptisée en février, sera déterminant dans les contours de la Nouvelle guerre froide pour les décennies à venir, et si l’on considère que le cobalt constitue la ressource clé de cette compétition et que les plus gros des réserves mondiales de cobalt sont situées sous le territoire du Congo, cet État centre-africain prend une importance immense dans les relations internationales d’aujourd’hui. Il serait donc naïf de considérer comme des coïncidences la visite de Tshisekedi aux USA la semaine prochaine, l’homme essayant de s’attacher le soutien étasunien pour s’affranchir de l’« État profond » de Kabila, aligné sur la Chine, qui a permis à la Chine de connaître une montée fulgurante dans l’industrie du cobalt au cours des dix dernières années. Les USA s’inquiètent fortement du « cartel du cobalt » de la Chine, et on peut supposer qu’ils considèrent cet état de fait comme une menace stratégique de la plus haute importance.

Tshisekedi va aller chercher ses consignes auprès de ses nouveaux parrains étrangers, pour définir la manière la plus efficace dans la guerre civile de l’« État profond » du Congo, qui empruntera sans doute des éléments de la Guerre hybride réussie au Brésil. Le nouveau président, reconnu à l’international, se trouve en position de lancer des enquêtes pour corruption contre les membres du FCC – affilié à Kabila – de l’« État profond », au sujet des élections contestées, et pourrait découvrir des « preuves » (qui pourront être réelles, fabriquées, ou à dessein mal relayées) de corruption en lien avec la Chine, dans une version congolaise de l’« Opération Car Wash ». De quoi également servir de prétexte au transfert de propriété de certaines mines à des sociétés occidentales, pourvu que Tshisekedi réussisse également à remplacer les factions pro-Kabila de son appareil militaire et de renseignement par des pro-étasuniens qui laisseraient se dérouler un tel scénario.

Guerre hybride et sanctions

La stratégie pré-citée reste nettement plus simple à exposer qu’à appliquer, en raison de l’immense difficulté que représente pour Tshisekedi de s’affranchir du FCC de Kabila et de ses alliés au sein de l’« État profond », sans parler de la difficulté à les remplacer par des pro-étasuniens qui approuveront son projet de « contenir » la Chine selon le scénario décrit ci-avant. En vérité, il ne faut pas s’attendre à voir de progrès réalisés sur ce front dans l’avenir proche, ni à voir l’ensemble de ce projet entièrement réalisé à terme. Mais il faut considérer la cible poursuivie par les USA, et voir venir les méthodes les plus probables qu’ils emploieront pour parvenir à leurs fins. Pour difficile à manipuler et malgré les risques de sérieux retours de flammes, il est probable que certaines des variables de la Guerre hybride au Congo seront bel et bien instrumentalisées dans la poursuite de ces objectifs.

J’avais écrit, il y a 3 ans, une analyse complète du risque de Guerre hybride au Congo, dans laquelle je détaillais les nombreux facteurs en jeu dans ces manœuvres. Depuis cette époque, la boîte de Pandore s’est peu à peu ouverte, les USA essayant d’exercer des pressions du terrain vers Kabila pour lui faire organiser des élections sans le laisser modifier la constitution, et l’empêchant ainsi de briguer un troisième mandat – c’est ce que nombre d’observateurs prévoyaient. Au stade où nous en sommes, il serait dangereux de continuer à secouer ces éléments de Guerre hybride, qui risqueraient d’amener l’État au bord de l’effondrement : le but de ces manœuvres était de lancer une « transition progressive de pouvoir », et ce but a bel et bien été atteint. S’ajoute à cela le fait qu’une nouvelle crise au Congo pourrait compromettre les accès du monde au cobalt, et faire des victimes parmi les industries étasuniennes et celles de leurs alliées, outre la Chine.

Mais la boîte de Pandore reste ouverte, et des forces incontrôlables se sont vues libérées, que les USA pourraient essayaient de mettre à profit dans le contexte de la guerre civile de l’« État profond » congolais. On trouve les franges les plus loyalistes à Kabila assez concentrées dans l’aile militaire et des services de renseignement de l’« État profond », qui est naturellement l’aile la plus influente de l’appareil, mais ils pourraient se voir « éjectés » l’un après l’autre par l’usage ciblé de sanctions sélectives contre eux, en réponse aux accusations relayées par les médias traditionnels, les accusant de divers « crimes », commis par eux lors des réponses aux désordres causés par la Guerre hybride dans le pays. Cela pourrait les inciter à se retirer d’eux-mêmes et/ou faciliter leur remplacement par Tshisekedi, chose qui le laisserait démanteler pas à pas l’« État profond » de Kabila. On peut s’attendre à voir des oppositions institutionnelles importantes à ces changements, mais le président compte sans aucun doute sur l’allié étasunien pour le « conseiller » sur ces sujets en temps venu.

La « Loi sur la fragilité mondiale » contre « aide des Nouvelles routes de la soie »

L’ensemble de l’analyse ci-avant s’intéresse aux probables négociations dans les  coulisses que Tshisekedi pourra tenir lors de son séjour à venir aux USA, mais il faut également évoquer le fait que l’opinion publique porte également les événements en cours. Les USA comprennent qu’ils doivent entrer dans le jeu visant à « gagner les cœurs et les consciences » dans le « Grand Sud », et tout particulièrement en Afrique, où les investissements chinois des Nouvelles routes de la soie, réalisés lors de la décennie écoulée, ont immensément contribué au « soft power » de Pékin sur le continent. Le Congo se retrouve à présent, de par l’importance stratégique immense et immuable de ses dépôts de cobalt, au cœur de la Nouvelle guerre froide, si bien qu’il est logique de voir les USA essayer d’y développer leur influence au travers des mécanismes suggérés par la proposition de loi « Loi sur la fragilité mondiale », que cette loi finisse un jour par être adoptée ou non.

Les USA pourraient non seulement accorder des privilèges en matière d’échanges commerciaux au Congo et des incitations fiscales aux sociétés étasuniennes réalisant des investissements dans ce pays, mais également presque immédiatement augmenter les envois d’USAID et d’autres représentants d’« ONG », pour fluidifier la propagation de leur influence sous Tshisekedi. Il faut savoir que les USA essayeront sans doute d’afficher leur nouvelle influence visiblement et tangiblement comme bénéficiant à la majorité de la population congolaise, et donc de faire monter leur soutien à Tshisekedi en ces temps sensibles de guerre civile d’« État profond ». Si les gens sur place parviennent à la conclusion qu’il relaye la vision anti-système de Fayulu en s’opposant à l’« État profond » de Kabila tout en améliorant leurs conditions de vie, on pourrait voir émerger un réel soutien populaire en sa faveur, qui pourrait prendre la forme de rassemblements de rue et d’autres manifestations pacifiques dès lors que l’« establishment » essayerait de répliquer énergiquement face à ses initiatives.

Face à la perspective de voir les USA progresser en matière de « soft power » dans un futur proche (et ce surtout s’ils joignent leurs efforts de développements avec leurs alliés de la « Ruée vers l’Afrique » que sont les EAU, l’Inde, le Japon et la France), la Chine va devoir faire mieux que proposer des emplois d’extraction minière mal payés et dangereux aux congolais si elle veut s’attacher leur soutien dans tous les scénarios possibles. Elle contribue déjà à financer et à construire diverse projets d’infrastructure au Congo, mais cela pourrait ne pas suffire pour tenir la dragée haute à ses rivaux dans les conditions qui s’ouvrent. Elle ferait donc bien de lancer ce que j’avais déjà qualifié d’« aide des nouvelles routes de la soie », afin d’apporter à la population du pays des développements à l’instar de ceux d’USAID, en orientant ces projets pour qu’ils bénéficient directement au plus grand nombre. La manière de « penser les choses en grand » de la Chine est admirable, mais toute « négligence » de sa part des « plus petits sujets » pourrait constituer son talon d’Achille si elle n’y remédie pas rapidement.

Conclusions

Si les USA parvenaient à leurs fins et réussissaient à s’emparer du Congo comme un joueur de poker rafle toute la table, la Nouvelle guerre froide pourrait prendre fin avant que le monde n’ait eu le temps de s’en rendre compte. L’« État profond » de Kabila est testé par Tshisekedi et ses parrains étasuniens, le but final des USA semblant être de créer les conditions politiques intérieures pour que le président puisse « de manière crédible » fermer le robinet congolais du cobalt à la Chine (ouvert au cours du règne de Kabila), et donc retourner le jeu dans la « course aux armements technologiques » à l’avantage des USA. Les conséquences d’un succès de cette opération clandestine pourraient peser sur la trajectoire géopolitique du monde entier au XXIème siècle, mais le jeu ne fait que commencer et il serait bien hasardeux de parier sur ses débouchés.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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