Par Jérôme Roos – Le 29 mars 2015 – Source: znet
S’il y a une leçon à tirer de la longue histoire des manies financières, paniques et accidents, c’est que les banquiers ne résolvent jamais eux-mêmes les crises qu’ils provoquent: ils les laissent à d’autres, passant éternellement la patate chaude de la catastrophe imminente à d’autres et reportant systématiquement le fardeau de l’ajustement sur les membres les plus faibles de la société. En conséquence, la manière dont une crise particulière est résolue consiste inévitablement à semer les graines de la suivante. Cette fois-ci c’est pareil.
Ces derniers mois, suite à l’enthousiasme grandissant au sujet d’une reprise mondiale naissante, certains investisseurs et régulateurs commencent à exprimer leurs préoccupations sur l’ampleur d’un ensemble de grosses bulles d’actifs dispersées dans l’économie mondiale. Qu’il s’agisse de la flambée des prix de l’immobilier à Londres, du marché haussier record à Wall Street ou des investisseurs qui se ruent pour prêter aux entreprises qui s’agitent dans les domaines de l’énergie et des technologies, aussi bien aux États-Unis que dans une Europe lourdement endettée, une chose est claire : nous nous trouvons à nouveau au milieu d’une frénésie spéculative majeure.
Cette observation peut sembler étrange à certains. Ne sommes-nous pas censés être encore dans les étapes finales de la dernière crise ? Pourquoi quelqu’un voudrait-il jouer avec son capital si les opportunités d’investissement rentables sont encore si rares ? Eh bien, c’est précisément le problème : les prix des actifs sont maintenant complètement déconnectés de leurs fondamentaux sous-jacents. La crise du capitalisme de casino a été retardée par le succès de l’inflation artificielle des actifs fabriquée par la Banque centrale, entraînant une nouvelle série de bulles énormes dans l’immobilier, les actions et les obligations. Alors que le reste d’entre nous s’embourbe dans la stagnation du siècle, les spéculateurs s’éclatent à Wall Street.
En d’autres termes : les causes profondes de la crise financière de 2008 n’ont jamais été vraiment abordées – les décideurs ont simplement déplacé certains des symptômes (et même pas tous !). Les gouvernements ont renfloué les banques insolvables avec l’argent du contribuable, s’endettant lourdement dans le processus, et les Banques centrales ont actionné la planche à billets pour injecter des milliers de milliards de dollars dans le système financier. Le résultat, en termes simples, a été l’accumulation d’un vaste excédent d’argent dans le secteur financier et une grave pénurie partout ailleurs.
Ce que nous traitons alors est un exemple classique de ce que David Harvey appelle le problème d’absorption de l’excédent de capital : un excès de capitaux oisifs se trouve côte à côte avec un excès de force de travail – et en quelque sorte le système ne peut pas combiner les deux pour apporter des résultats productifs. Comme l’a déclaré un banquier au Financial Times, «ce qui pilote réellement toute cette activité est la disponibilité à profusion du capital plutôt que les fondamentaux sous-jacents. Cela ne concerne que les personnes ayant besoin d’utiliser leurs capitaux».
Les investisseurs ont traité ce problème de l’excédent de capital de la même manière qu’ils l’ont toujours fait : en parcourant la surface de la Terre dans une quête effrénée des rendements les plus élevés possibles. Et tant que la demande reste faible et la croissance atone, les rendements dans les prétendus investissements productifs ne seront pas très attrayants pour le joueur moyen. Les investisseurs se sont donc tournés vers le même genre de placements spéculatifs à haut risque/haut gain qui a été à l’origine de la crise financière de 2008.
Les conséquences ont été inflexibles. Juste trois ans après que la Grèce a conclu la plus importante restructuration de la dette souveraine dans l’histoire, les marchés obligataires sont à nouveau en feu. Dans une enquête au Royaume-Uni, près de quatre gestionnaires sur cinq de fonds mondiaux d’obligations ont exprimé leur inquiétude sur le fait que les obligations sont actuellement «plus surévaluées que jamais et que les obligations d’État sont la classe d’actifs la plus surévaluée de toutes». John Plender du Financial Times accuse la BCE d’attiser directement cette bulle obligataire par la planche à billets :
Les marchés d’ obligations d’État sont censés être des lieux calmes, dépourvus des sensations fortes qui caractérisent les actions. Plus maintenant. Depuis que les Banques centrales ont commencé à élargir leurs bilans [planche à billet: NdT], les obligations souveraines sont devenues attractives à tel point que les investisseurs en ont acheté pour plus de $2 trillions [mille milliards] avec des rendements négatifs, principalement en Europe. Même dans la crise des années 1930, les taux d’intérêt ne sont jamais tombés en dessous de zéro. Sommes-nous arrivés à cette chose rare, une bulle du marché obligataire?
Ce n’est pas seulement la dette des gouvernements qui est en plein essor. L’an dernier, les entreprises américaines ont émis la somme étonnante de $1,43 milliards en obligations de sociétés; 27 pour cent de plus que ce qu’elles ont vendu à l’apogée de la dernière bulle en 2007. En fait, l’argument le plus raisonnable est que la supposée reprise américaine des dernières années a été entièrement basée sur la bulle de l’huile de schiste – qui a déjà éclaté en raison de l’effondrement des prix du pétrole – et d’une bulle technologique encore plus grande. L’investisseur milliardaire Mark Cuban a récemment averti que celle-ci est «pire que la bulle technologique de 2000» et qu’elle est maintenant aussi sur le point d’éclater.
Lorsque ce marché surexcité d’obligations de sociétés des États-Unis s’effondrera, il va inévitablement emporter la Bourse avec lui. Les valorisations boursières sont en hausse constante depuis le creux de la vague, en mars 2009, suite à la dernière panne. Le S & P 500 a grimpé d’un étonnant 200% depuis lors, tandis que le Nasdaq a récemment dépassé les 5.000 points pour la première fois depuis l’effondrement de la bulle internet en 2000. Le fait que ce marché haussier de six ans ait coïncidé avec la récession économique la plus profonde depuis la Grande Dépression devrait suffire pour donner à réfléchir.
Enfin, avec les souvenirs encore frais de la crise des subprimes , les investisseurs expriment déjà leurs craintes de l’accumulation d’une nouvelle bulle immobilière. Le Wall Street Journal fait remarquer que les prix de l’immobilier au Royaume-Uni sont maintenant un tiers au-dessus de leur sommet d’avant la crise, tandis que les propriétés en Australie, au Canada, en Suède et en Norvège sont également massivement surévaluées. Des villes telles que San Francisco, Miami, Londres, Berlin, Paris, Milan et Amsterdam subissent toutes une hausse rapide de l’immobilier, sans aucune amélioration corrélative des fondamentaux sous-jacents. Même en Espagne et en Irlande, les prix des propriétés semblent repartis à la hausse.
La conclusion est claire : plus ça change, plus c’est pareil. Pendant tout ce temps, les décideurs ont bricolé des demi-mesures sur les bords, sans conviction, mais aucun des problèmes latents n’a jamais été réglé. Au lieu de cela, les gouvernements ont renfloué les joueurs, tandis que les Banques centrales ont gonflé un ensemble de nouvelles bulles pour amortir leur chute, recouvrir les débris, et retarder le moment du jugement final. En vérité, dans le monde réel, les bulles ne peuvent vous mener nulle part. Près de sept ans après la dernière crise financière, les investisseurs et les décideurs sont déjà bien engagés dans la suivante.
Jérôme Roos
Jérôme Roos, PhD [doctorant], est un chercheur en économie politique internationale à l’Institut universitaire européen, et rédacteur en chef fondateur du RAAR Magazine. Suivez-le sur Twitter à @JeromeRoos.
Commentaire du Saker Francophone
La ruée des spéculateurs sur les obligations d’État à rendement négatif, bien qu’apparemment paradoxale, a une explication simple: ce ne sont pas les coupons qui les intéressent, mais la valeur nominale. Les investisseurs ont maintenant acquis la conviction que, quoiqu’il arrive, il n’y aura jamais de restructuration de leurs créances et que les peuples seront saignés à blanc pour assurer les remboursements, comme cela se passe aujourd’hui en Argentine avec les fonds vautour. J’espère, sans trop y croire, que les événements actuels en Grèce vont leur donner tort.
Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone