Au-delà de la fabrication du consentement


Par Paul Street – Le 28 mars 2015 – Source zcomm.org
Origine : teleSUR English

Des lecteurs et d’autres personnes me demandent encore parfois ce que je pense du texte de Edward S. Herman et Noam Chomsky paru en 1988, Manufacturing Consent: The Political Economy of the Mass Media [La fabrication du consentement: de la propagande médiatique en démocratie*]. Ma réponse est toujours la même: c’est une étude indispensable, classique, et célèbre à juste titre, du rôle des médias de masse aux États-Unis en tant qu’organes de propagande pour l’établissement de cette nation impériale.

Pour nombre d’entre nous, à gauche, Manufacturing Consent a été un ouvrage révélateur, un de ceux qui ont considérablement modifié notre compréhension de comment et pourquoi les médias états-uniens traditionnels s’acquittent de cette fonction. Le livre a été particulièrement éclairant pour moi sur le rôle crucial joué par l’aile libérale de gauche (si peu) de ces médias – en particulier le New York Times – dans la définition des critères impériaux étroits définissant ce qui est acceptable en termes de débat politiquement correct pour les classes éduquées de la nation.

Au-delà des dernières nouvelles

Toutefois, Herman et Chomsky n’avaient pas la prétention de donner quelque chose de plus aux lecteurs qu’une prise et une ouverture modeste sur les médias US dominants, y compris sur leur rôle au service du pouvoir. La brillante analyse du contenu et du modèle de propagande que Herman et Chomsky ont développée dans Manufacturing Consent se concentrait sur la manière dont les médias ont rapporté et commenté des sujets de politique étrangère états-unienne (l’Empire américain). Le même modèle de base et la même analyse peuvent et doivent être adaptés et appliqués à la politique intérieure et à la société des États-Unis (et en effet, cela a été fait dans de nombreux écrits depuis lors, y compris ceux de Herman et Chomsky). Les principales entreprises capitalistes de presse aux États-Unis ne sont évidemment pas moins déterminées à promouvoir les structures et les idéologies oppressives de la patrie qu’elles ne le sont pour diffuser les politiques et la propagandes impériales qui leur sont liées.

En même temps, Manufacturing Consent n’a pas étudié ce qui est probablement la plus grande contribution des médias industriels états-uniens à l’ingénierie du  consentement de masse. Cette fonction des médias, la transmission d’une idéologie et d’une propagande au service de ceux qui sont au sommet des hiérarchies interdépendantes de l’empire et de l’inégalité ne se limite pas aux informations. Aussi importants, sinon plus encore, dans l’accomplissement de cette mission, il y a les médias de divertissement. Loin de limiter la puissance de leur influence sur les cœurs et les esprits aux tâches à la Huxley (Aldous) de diversion, de distraction et d’infantilisation, les films états-uniens (tout comme les sit-coms, les séries et les jeux vidéo) sont porteurs d’un riche contenu politique et idéologique orwellien. Comme l’a expliqué Bennett C. Clark de la Cour d’appel, confirmant l’inculpation de dix scénaristes et réalisateurs de Hollywood qui avaient refusé de confesser leur appartenance présente ou passée au Parti communiste en 1949, les films américains jouent «un rôle crucial» en tant que «puissant moyen de diffusion de la propagande». On pourrait dire exactement la même chose six décennies plus tard de la télévision états-unienne, de ses sit-coms, de ses séries, de ses reality shows, de ses talk shows, et même des publicités, et de l’industrie du cinéma, sans parler des jeux vidéo et d’une grande partie des livres et des magazines.

La fabrique de l’idiotie et de la cruauté

Mais même cette extension de notre compréhension du rôle autoritaire des médias de masse états-uniens dans la (pas si) démocratique Amérique ne suffit pas. Vue dans son ensemble, son impact foisonnant et délivré sous de multiples facettes, la mission des médias est pire que la seule production du consentement de masse. Le véritable objectif est la construction de l’idiotie de masse – la fabrication d’idiots. Ici, j’utilise les mots idiotie et idiot dans le sens originel grec et athénien, un sens qui ne renvoie pas à la stupidité mais plutôt à un égoïsme infantile et à une indifférence délibérée pour les affaires et les préoccupations publiques. Comme Wikipedia l’explique, «un idiot, dans la démocratie athénienne, se caractérisait par son égocentrisme et ne se souciait presque exclusivement que de ses propres affaires – par opposition aux affaires publiques… Refusant de prendre part à la vie publique, comme le gouvernement démocratique de la polis (la cité-État)… les idiots étaient considérés comme ayant un mauvais jugement sur les questions publiques et politiques.»

Dans les films américains, les sit-coms télévisés, les séries télévisées, les reality-shows télévisés, les publicités, les loteries d’État et les jeux vidéo, l’idéal-type de l’Américain est, à un degré non négligeable, un idiot au sens athénien classique: une personnes qui se soucie davantage de son propre bien-être, de sa richesse, de sa consommation personnelle, de son statut individuel et de ses réalisations. Ce noble idiot américain ne se préoccupe pas réellement du sort des autres. Il, ou elle, est béatement indifférent aux terribles coûts sociaux et environnementaux payés par les humains et d’autres êtres sensibles pour le maintien des structures oppressives interdépendantes qui dominent actuellement (classe, race, genre, origine ethnique, nationalité, anthropocentrisme, Empire, et plus encore) dans leur pays ou à l’étranger.

Un thème critique, vicieux et omniprésent dans cette affreuse culture médiatique est la notion que les pauvres, les précaires, ceux qui subissent des contraintes, des difficultés, qui sont par ailleurs enfoncés et limités par ces structures d’oppression (officiellement invisibles) sont des irresponsables et les créateurs personnellement et culturellement déficients de leur propre destin. La version médiatique de masse états-unienne de l’idiotie athénienne ne peut imaginer  – selon les mots du théoricien de gauche de la culture Henry Giroux (qui inclut dans son énorme travail sur la culture autoritaire du néolibéralisme de superbes analyses de contenus de films et d’émissions de télévision qui ne sont pas des téléjournaux) – «les questions d’intérêt public seulement lorsqu’elles me concernent». L’idiotie travaille à gommer le social dans la langue de la vie publique de manière à réduire les questions liées aux inégalités raciales ou socio-économiques à des «problèmes privés… relevant du caractère individuel et de la dépravation culturelle». Compatible avec «le principe néolibéral de base selon lequel tous les problèmes sont privés plutôt que de nature sociale», elle voit le seul obstacle à l’égalité et à une participation démocratique significative dans «un manque de principes d’entraide et de responsabilité morale» et de mauvais choix personnels. (Giroux). Les efforts du gouvernement pour s’attaquer de façon significative et améliorer (pour ne pas dire abolir) les graves inégalités de race, de classe, de genre, d’origine ethnique, de nationalité et autres sont dépeints sans relâche comme futiles, contre-productifs, naïfs, mégalomanes, dangereux, erronés, et anti-américains.

Une certain type de préoccupations et d’engagement publics apparaît sous un jour favorable dans les médias culturels. Il prend la forme d’une réponse souvent cruelle, et même violemment sadique, à ces Autres, indignes et mauvais, qui échouent de manière impardonnable à se conformer aux codes culturels néolibéraux malveillants des médias capitalistes. Le système de communication de la fabrication de l’idiotie ne s’oppose pas au gouvernement en soi. Il s’oppose à ce que le sociologue français Pierre Bourdieu a appelé la main gauche de l’État – les pans du secteur public qui répondent aux besoins sociaux et démocratiques de la majorité des non-nantis. Il célèbre et promeut la main droite de l’État – les secteurs du gouvernement qui servent la minorité opulente, distribuent les sanctions pour les pauvres et attaquent un cortège de méchants, ceux qui résistent ou sont perçus comme contestant de manière infâme les institutions états-uniennes supposément bienveillantes et l’ordre impérial dans le pays et à l’étranger. Flics, procureurs et personnel militaire (et même un sniper sociopathe [American Sniper, NdT], encensé pour avoir tué plus de 150 Irakiens qui résistaient à l’invasion et à l’occupation criminelle de leur pays par l’Empire états-unien, intrinsèquement noble) et des commandants qui combattent et tuent divers méchants (anti-américains, insurgés, terroristes et divers escrocs et radicaux à l’étranger et dans la patrie) sont les héros les plus communs et les rôles modèles dans ces médias; les défenseurs publics, d’autres avocats de la défense, les militants pacifistes et autres sont communément présentés au mieux comme des naïfs ou des droit-de-l’hommistes et, au pire, comme des chochottes néfastes et même des agents du Mal.

Persuasion irrationnelle et gavage marketing électronique

Cela ne signifie pas que la production de l’idiotie, au sens contemporain de stupidité pure, n’est pas aussi un élément central de la mission des médias grand public. Une telle idiotie est largement cultivée par tout le spectre médiatique du pays. Nulle part ce n’est plus évident que dans le tir de barrage des publicités qui submerge les médias états-uniens. Comme l’a noté le critique culturel Neil Postman il y a trente ans, la télévision commerciale américaine moderne est l’antithèse de la contrepartie économique rationnelle que les premiers champions occidentaux du système de profit affirmaient être l’essence du capitalisme éclairé. «Ses principaux théoriciens, et même ses praticiens les plus éminents, relève Postman, croyaient que le capitalisme était fondé sur l’idée que l’acheteur et le vendeur étaient suffisamment matures, bien informés et raisonnables pour s’engager dans des transactions favorables à leur intérêt mutuel.» Les publicités font de la bouillie de cette croyance. Elles sont destinées à convaincre des consommateurs aux revendications irrationnelles, sans présenter des preuves sérieuses et des arguments logiques, mais en s’appuyant sur l’émotivité suggestive et les images évocatrices.

Les mêmes techniques empoisonnent la politique électorale états-unienne. C’est l’investissement dans des campagnes publicitaires ouvertement mensongères et manipulatrices qui détermine souvent le succès ou l’échec dans la compétition marketing de bas niveau toujours plus déprimante et les défis entre les marques des entreprises qui soutiennent les candidats. Pour aggraver encore les choses, le montant prodigieux de cette commercialisation de la politique accroît tellement le coût des campagnes électorales qu’ils transforment de manière de plus en plus absurde les candidats en obligés des entreprises donatrices.

En cours de route, la capacité de compréhension des gens est engourdie par l’omniprésence de publicités diffusées à jet continu, qui attaquent les capacités de concentration et de réflexion environ seize minutes par heure sur la télévision par câble (avec 44% des annonces diffusées pendant seulement quinze secondes ). Cela pourrait-il être un facteur dans l’épidémie de troubles déficitaires de l’attention (TDA) déplorée depuis longtemps aux États-Unis?

Les cîmes des arbres et la base

C’est ici qu’un lecteur bien informé du New York Times, du Washington Post, du Financial Times, du Wall Street Journal et de la littérature critique de gauche pourrait objecter que toutes ces grandes entreprises de médias et autres produisent une grande quantité d’articles et de commentaires informatifs, de qualité et souvent honnêtes, que les penseurs et militants de gauche citent couramment à l’appui de leurs thèses pour un changement radical et démocratique. L’observation pourrait être correcte.

Est-ce à dire que le style paranoïaque de la droite Tea Party FOX News a raison quand il affirme que les médias de masse ont un biais libéral et même de gauche? Difficilement. Pour comprendre pourquoi les chercheurs de vérité de gauche qui s’opposent aux structures du pouvoir que les médias soutiennent trouvent souvent des informations utiles dans les nouvelles et les commentaires, il est important de réaliser que les médias dominants élaborent deux versions différentes de la politique états-unienne, de la politique, de la société, de la vie et des actualités, pour deux publics différents. Suite aux travaux du brillant critique australien de la propagande, Alex Carey (dont le travail a contribué à inspirer Herman et Chomsky pour écrire leur Manufacturing Consent), nous pouvons appeler le premier public la base. Elle comprend la masse des travailleurs et des citoyens des classes inférieures. Tant que les élites aux affaires, qui possèdent et gèrent les médias et les sociétés qui paient pour que ces médias achètent des publicités sont concernés, il est impossible de confier à cette racaille une information sérieuse, honnête et franche. Son rôle essentiel est de garder le silence, travailler dur, s’amuser (par des moyens hautement propagandistes et idéologiques, nous nous en souvenons), acheter des objets, et de manière générale, faire ce qu’on lui dit. Ces gens doivent laisser les décisions importantes concernant la société à ceux que le principal intellectuel public du XXe siècle et passionné des médias-comme-propagande Walter Lippman (inventeur de l’expression fabrique du consentement, comme Herman et Chomsky l’ont noté) a appelé les hommes responsables. Cette élite intelligente, bienveillante, experte et responsable – responsable, en effet, de ces réalisations glorieuses que sont la Grande dépression, la guerre du Vietnam, l’invasion de l’Irak, le réchauffement climatique et la montée de l’État islamique –, qui a besoin, du point de vue de Lippman, d’être protégée de ce qu’il a appelé le piétinement et le rugissement du troupeau égaré (cité dans N. Chomsky, Power Systems [2013], 81). La foule aveuglée, la sous-citoyenneté, la majorité de la dangereuse classe ouvrière (les prolos dans le 1984 d’Orwell) n’est pas le public adéquat pour les organes d’élite que sont le NY Times, le W Post, et le WS Journal.

Le second groupe cible comprend la classe politique importante, formée d’Américains issus au moins des 20% du haut du panier de la société. C’est celle qui lit le NY Times, le W Post et le WS Journal. Appelez cette audience (toujours selon Carey) la cîme: des gens qui comptent et qui méritent et à qui on peut confier quelque chose qui se rapproche de la véritable histoire, parce que leurs esprits ont été correctement formés, qu’ils ont été flattés avec des salaires supérieurs, qu’ils jouissent d’une autonomie importante au travail, et d’une éducation spécialisée et d’une certification professionnelle supérieure. Ce segment comprend des personnes aussi privilégiées et fortement endoctrinées que les dirigeants d’entreprises, les juristes, les administrateurs publics et (la plupart) des professeurs d’université. Puisque ces super-citoyens accomplissent des tâches dirigeantes socialement importantes dans la supervision, la discipline, la formation, la démoralisation, la cooptation et l’endoctrinement, ils ne faut pas trop les induire en erreur sur l’actualité et la politique, au risque de conséquences néfastes pour le bon fonctionnement de l’ordre social et politique dominant. Ils exigent des informations adéquates et ne doivent pas être trop influencés par la propagande brutale et stupide produite pour la multitude. En même temps, l’information et les commentaires pour les classes importantes et respectables des affaires et de la politique, ainsi que pour leurs gestionnaires et leurs coordinateurs, reflète parfois un degré de débat raisonné au sein des élites sur la meilleure façon de diriger la société dans l’intérêt des privilégiés. C’est pourquoi un penseur et un militant peut trouver beaucoup de choses dans les organes de presse d’élite comme le New York Times, le Washington Post, le Wall Street Journal, le Financial Times et divers autres médias destinés à la cîme.

Un tel penseur ou militant serait stupide, en effet, de ne pas consulter ces sources s’il a le temps et l’énergie pour le faire.

Paul Street

Le dernier ouvrage de Paul Street est  They Rule: The 1% v. Democracy (Paradigm).

* Paru en français aux Éditions Agone, coll. Contre-feux, Marseille, 2008.

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