Le 17 avril 2020 − Source German Foreign Policy
Au vu de la poussée épidémique du COVID-19, les médias allemands intensifient leurs accusations envers la Chine en se mettant à demander ouvertement des compensations. La République populaire « est la cause de la pandémie », répètent en boucle les médias dominants outre-Rhin. Et la presse de Springer insiste sur des « compensations » en titrant : « Ce que la Chine nous doit déjà ». L’agitation avait commencé lorsqu’il était devenu apparent que la République populaire de Chine était capable de surpasser la crise avec plus de facilité que les puissances occidentales, et que son ascension au niveau mondial allait probablement se poursuivre, alors que les États transatlantiques courent le risque de reculer fortement dans le classement mondial du fait de leur impréparation totale à la gestion de cette pandémie. Les affirmations sont accompagnées d’un sentiment anti-chinois massif ; pour en donner un simple exemple, il est actuellement affirmé que Pékin suit une « stratégie de guerre hors limite », déjà formulée par l’armée chinoise il y a vingt bonnes années. L’affirmation est fausse[Le livre existe, NdT], mais elle s’inscrit dans la lignée des éléments de langage mensongers utilisés contre la Russie depuis plusieurs années.
L’échec de l’UE
Le démarrage de la vague la plus récente de sentiment anti-chinois en Allemagne remonte aux environs de la mi-mars. À l’époque, les premiers décès dûs au COVID-19 étaient enregistrés en République fédérale d’Allemagne ; il devenait évident que les limitations strictes dans la vie publique, jusqu’alors considérées comme inopportunes dans le soi-disant « monde libre », étaient désormais inévitables. En outre, l’interdiction faite par Berlin d’exporter des équipements médicaux de protection avaient débouché sur des protestations violentes, surtout en Italie. Le fait que Rome ait reçu des livraisons de matériel d’aide depuis la Chine, mais depuis aucun autre pays membre de l’UE, avait implacablement exposé au grand jour la vraie nature de la supposée « solidarité européenne » dont Berlin est si friande 1. On avait bien vu que la République populaire de Chine était capable de contenir le virus COVID-19, alors que l’UE s’était révélée incapable d’empêcher le centre pandémique de se déplacer vers l’Europe — du fait de l’impréparation catastrophique face à la pandémie en approche, encore apparente aujourd’hui, il suffit de considérer les graves manques d’équipements de protection médicaux. En réaction à son propre échec — et pour essayer de distraire l’attention de cet échec — les attaques publiques contre la Chine ont augmenté en Allemagne ainsi que dans les autres pays d’Europe. Il était affirmé, par exemple, que la République populaire de Chine — en tant que lieu où l’épidémie avait démarré — était la vraie « cause de la crise » 2. Josep Borrell, le représentant à l’étranger de l’UE, a déclaré officiellement une « lutte de récits » contre Pékin (voir le rapport qu’en a fait le même auteur 3.)
Des exigences sans précédent
Depuis lors, l’affirmation selon laquelle la Chine est « la cause de la crise et/ou de la pandémie » s’est vue répétée de manière répétée. En outre, des demandes explicites de compensations contre la Chine, en contrepartie de la pandémie qu’elle aurait créée, se sont désormais fait jour. Déjà, le 30 mars dernier, le journal Bild détenu par Springer, posait la question : « La Chine doit-elle payer les dégâts infligés aux pays affectés? » Mercredi dernier, le même journal franchissait une nouvelle étape en disant : « Ce que la Chine nous doit déjà. » 4. Cependant, ces exigences ne restent pas cantonnées à la presse tabloïd de droite. Récemment, Telepolis, le magazine en ligne allemand alternatif, affirmait qu’« Il serait légitime que tous les pays se préoccupent de tenir la Chine pour responsable » qui pour avoir « apporté autant de malheur au monde, doit en payer les conséquences. La facture doit aller à la Chine. » 5. Exiger des réparations à un pays du fait d’une catastrophe naturelle ou une pandémie n’est pas seulement sans précédent ; il est en outre remarquable que de telles revendications proviennent d’un pays comme l’Allemagne, qui jusqu’ici a omis de payer les réparations d’un grand nombre de crimes de guerre commis durant la seconde guerre mondiale, ainsi que pour ses massacres coloniaux, y compris de nombreux massacres commis… en Chine6.
Soupçons et pratique du deux poids, deux mesures
Dans ce contexte de foisonnement d’accusations contre la Chine, les médias dominants allemands — y compris ceux qui se présentent comme des « médias de qualité » — recourent à des techniques de fabrication de l’opinion, telle la pratique du deux poids, deux mesures, ou les soupçons infondés. Par exemple, les reproches suivants sont exprimés, cependant que l’armée fédérale allemande est vantée pour sa lutte contre la pandémie Covid-19 7 : « Lorsque la diffusion du coronavirus a réellement commencé en Chine, la lutte contre le virus a pris un aspect militaire »8. Un journal quotidien de premier plan, comprenant très bien les pressions réalisées par les dirigeants d’entreprises allemandes en vue de mettre fin au confinement, malgré les risques sanitaires associés à une telle décision, accuse la Chine parce que « les sociétés » pourraient manquer de fonds, et en conséquence, « la santé de la main d’œuvre ne devrait pas … arrêter les opérations »9. Alors qu’il reste acquis que les puissances occidentales conservent une influence très significative dans les organisations internationales, le journal affirme, quant aux efforts de la Chine pour étendre sa position en cohérence avec sa nouvelle force économique et politique, que « Pékin sape les fondements de la communauté internationale » 10. Les affirmations suggestives qui suivent sont également poussées quant à deux projets chinois couronnés de réussite, les nouvelles routes de la soie, et le groupe Huawei : « la Chine établit des connexions avec le monde occidental. Et ces connexions pourraient comporter des portes dérobées » (Voir la note 8). Ces allégations sont totalement infondées ; il est dit que la société Huawei soutient les opérations d’espionnage chinoises ; cependant, le seul fait prouvé est que les services secrets étasuniens ont scruté il y a des années de très près la société internationale chinoise sans découvrir la moindre référence à des connexions entre Huawei et les services secrets chinois11. Répéter encore et encore des soupçons est une caractéristique typique des fake news.
Guerre hors limites
L’agitation chinoise atteint en ce moment un point bas, avec l’affirmation suivante, selon laquelle le « parti communiste chinois » a non seulement « amené au monde la pandémie » actuelle, mais suit également une « stratégie de guerre hors limites » contre le monde occidental. En outre, il est affirmé que cette guerre a été conçue par deux officiers chinois « il y a plus de vingt ans » (Voir la note 8). C’est le portail en ligne du journal « Zeit online » qui se permet ces affirmations, dans une suite d’articles intitulés « Lu explique la Chine ». À en croire cette suite, la République populaire de Chine ne fait pas que mettre à niveau son armée conventionnelle ; selon la stratégie mentionnée, exposée dans le livre « Guerre hors limites » paru en 1999, elle pourrait « tout transformer en arme et en champ de bataille » : « Technologies de l’information, opinion publique, commerce, finance… etc. », ainsi qu’un « simple contrat concernant la création d’un réseau mobile ». À en croire la « stratégie de la guerre hors limites », la Chine utilise de fait tous les moyens concevables comme instruments de bataille pour lutter contre le monde occidental. La « conception chinoise » de la « conduite de la guerre sans frontières » est « une bombe à retardement pour les relations internationales ».
Essayer de comprendre les menaces
En réalité, le livre « guerre hors limites », écrit par les officiers Qiao Liang et Wang Xiangsui, n’est pas un manuel de combat pour la République populaire de Chine, mais une analyse des luttes de pouvoir mondiales dans les années 1990. Selon cette analyse, de manière générale, les guerres en cours ne sont pas seulement menées par des moyens militaires, mais également, par exemple, comme des combats économiques et financiers ; les auteurs mentionnent la crise asiatique de 1997, où des spéculateurs avaient causé de gros dégâts dans des pays étrangers en réalisant des manipulations ciblées. De nos jours, la guerre est menée selon diverses méthodes, de la guerre psychologique traditionnelle aux médias utilisés pour s’opposer à un ennemi, et à l’utilisation ciblée des aides économiques. Les États, y compris ceux relevant de la sphère occidentale, ne se cantonnent plus à utiliser des fusils « pour forcer l’ennemi à se soumettre à leur volonté » ; ils « font feu de tout bois, y compris la violence armée ou non-armée, les moyens militaires ou non-militaires, les méthodes létales ou non-létales forçant l’ennemi à respecter leurs intérêts »12. Si l’on prend en considération le caractère analytique de ce livre, par exemple dans The British Army Review, on constate que le livre n’était pas un « manifeste pour s’attaquer à l’Ouest », mais une « tentative réalisée par les officiers chinois, au sein d’une puissance militaire émergente, de comprendre les menaces auxquelles ils étaient confrontés13
La doctrine qui n’existe pas
Cependant, ce portrait détourné de la « guerre hors limites », essayant de décrire la Chine comme une puissance très agressive et sournoise, n’est pas sans précédents. En juillet 2014, Mark Galeotti, le spécialiste étasunien de la Russie, avait inventé l’accroche de « Doctrine Gerassimov », dans une direction très similaire. Selon cette « théorie », le chef d’État-major de la Russie, Waleri Gerassimov, lors d’un discours prononcé début 2013, aurait développé un projet visant à lutter contre un ennemi dans une soi-disant « guerre hybride » — en influençant le grand public du camp opposé au travers des médias sociaux et d’autres méthodes non-militaires. Cette soi-disant « doctrine Gerasimov » a été citée à de nombreuses reprises par les médias allemands dominants pour prouver les projets d’agression russes. Cependant, dans la réalité, n’avait fait que décrire les opérations d’influence occidentales [étasuniennes, dans l’ensemble, le reste de l’occident applaudit les révolutions de couleur devant sa télévision, NdT] en les analysant sans demander à ce que la Russie adopte une approche similaire de son côté14. Galeotti avait constitué la risée des experts. Dans l’intervalle, il a pris ses distances de la supposée « doctrine Gerassimov » en affirmant au magazine Foreign Policy avoir été « le tout premier à écrire sur la célèbre stratégie militaire de haute-technologie russe » ; mais il avait ajouté qu’il y « a juste un petit problème quant à cette stratégie : la doctrine en question n’existe absolument pas »15.
Comment stigmatiser un pays
Il n’en reste pas moins que la doctrine inventée de toutes pièces n’est exploitée que contre Moscou à ce jour, comme cette semaine encore dans le New York Times 16. Elle a également été utilisée pour consolider une image négative de la Russie en occident. Il est possible que nous soyons sur le point d’assister à un exercice similaire vis-à-vis de l’image de la Chine en occident, avec la « guerre hors limites ». Comme dans le cas de la « doctrine Gerassimov », il va s’agir d’un retournement total du contenu.
Note du Saker Francophone Notre site s'est beaucoup intéressé depuis plusieurs années à la théorie de la Guerre Hybride, et l'on peut confirmer qu'en effet cette doctrine (et ses applications pratiques) sont occidentales/étasuniennes. Les Russes s'y sont intéressés en tant qu'observateurs, et l'occident en a profité pour les accuser de tous les maux et détournements d'élections.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
Notes
- Voir aussi Die Solidarität der EU ainsi que EU solidarity (II) ↩
- Friederike Böge, Stephan Löwenstein, Michael Martens, Matthias Rüb: Ceux qui ont causé la crise sont-ils devenus les secouristes assistant l’urgence subie par les autres? – Frankfurter Allgemeine Zeitung – 18 mars 2020. Gloria Geyer: Comment la Chine pousse son influence en Europe en usant de la crise du coronavirus. – tagesspiegel.de – 19 mars 2020. Voir également notre article : Acceptance denied ↩
- La pandémie du Coronavirus et le nouveau monde qui en sort — eeas.europa.eu — 23 mars 2020. Voir aussi notre article : Les nouvelles puissances sanitaires mondiales » ↩
- La Chine doit-elle payer les dégâts infligés aux pays affectés? — bild.de — 30 mars 2020. Ce que la Chine nous doit déjà — bild.de – 15 avril 2020 ↩
- Wieland Giebel: La Chine est responsable de la pandémie de coronavirus — heise.de – 6 avril 2020 ↩
- Voir également Les leçons de l’histoire (I) et Les leçons de l’histoire (II) ↩
- Voir également : Les limites du possible ↩
- Franka Lu: Ce champ de bataille ne connaît pas de frontières — zeit.de — 13 avril 2020 ↩
- Hendrik Ankenbrand: Comment la Chine relance son économie — Frankfurter Allgemeine Zeitung — le 8 avril 2020 ↩
- Marcel Grzanna: Pékin sape les fondements de la communauté internationale — n-tv.de — le 12 avril 2020 ↩
- Voir notre article : Espionnage 5G (II) ↩
- Qiao Liang, Wang Xiangsui: Guerre hors limites — traduit par le Foreign Broadcast Information Service (FBIS) ↩
- John P. Sullivan: Guerre hors limites – Colonel Qiao Liang and Colonel Wang Xiangsui. — The British Army Review. Nr. 147, Été 2009. pages 152-154. ↩
- Voir également : Ennemis intérieurs et étrangers ↩
- Mark Galeotti: Pardon d’avoir créé la « doctrine Gerasimov » — foreignpolicy.com — le 5 mars 2018 ↩
- William J. Broad: La longue guerre de Poutine contre la science étasunienne — nytimes.com — le 13 avril 2020 ↩