Par Andrew Korybko − Le 18 octobre 2019 − Source oneworld.press
Le projet géopolitique de « Grande Albanie » a reçu un soutien sans précédent de la part d’une source tout à fait inattendue, après que la Serbie cède contre toute attente à la proposition de libre circulation sans passeport avec ses voisins, l’Albanie et la Macédoine, dès 2021. Belgrade estime en effet qu’une initiative volontaire améliorera ses chances de rejoindre un jour l’Union européenne, au risque de miner encore plus sa souveraineté, jusqu’au stade où le slogan patriote « Le Kosovo, c’est la Serbie » puisse se transforme monstrueusement en « La Serbie, c’est l’Albanie ».
Les observateurs régionaux des Balkans craignent depuis longtemps qu’un conflit multi-national soit en train d’infuser, en résultat du projet géopolitique de « Grande Albanie » soutenu par les États-Unis, menaçant l’intégrité territoriale de la Serbie et la république de Macédoine (« du Nord »). Chacun a donc été surpris en découvrant que les deux pays les plus directement affectés par ce complot se sont purement et simplement couchés la semaine dernière, en acceptant une politique de libre circulation des personnes, sans passeport, entre les trois États. On soupçonnait de longue date que le premier ministre macédonien, Zoran Zaev, parvenu au pouvoir après une Révolution de couleur au long court soutenue par les États-Unis, allait vendre les intérêts de son pays à son voisin albanais après en avoir déjà fait autant vis-à-vis de ses voisins grec et bulgare, mais nombreux restaient à penser que la Serbie ferait au moins preuve d’une résistance de principe au lieu de se soumettre tout bonnement, et de laisser plus d’Albanais envahir son territoire souverain, après le détachement de facto des rejetons civilisationnels serbes que sont le Kosovo et la Métochie du reste de l’État.
Les défenseurs du projet enjoindront le public intérieur et international à applaudir cette décision comme une étape pragmatique tout à fait nécessaire pour éviter la grande guerre régionale crainte par de nombreux observateurs, mais la réalité des choses est toute autre : il n’y avait aucune raison urgente pour que la Serbie ouvre aux Albanais ses frontières d’ici à 2021 ; il n’y avait rien de tel en la matière que l’ultimatum de 1914. Belgrade a purement et simplement fait ce choix volontairement, estimant qu’il améliorerait ses chances d’un jour rejoindre l’UE, bien que Bruxelles n’ait jamais rien demandé de tel de la part de la Serbie (c’est là que réside la vraie surprise dans toute cette affaire). Le président Vucic est un europhile forcené, qui tient sérieusement à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour intégrer la Serbie à l’UE, ce qui implique tacitement « la reconnaissance » du Kosovo comme « État indépendant », pré-requis implicite de toute adhésion à l’UE. C’est avec cet objectif anti-constitutionnel en tête que l’on commence à comprendre cette décision d’autoriser la libre circulation des Albanais : il s’agit de faire pression sur son propre peuple pour qu’il accepte ce qui sera devenu un fait accompli [en français dans le texte, NdT].
Il faut également dire que, si de nombreux médias alternatifs ont excellé en signalant ces desseins géostratégiques étasuniens, visant à forcer la Serbie à « reconnaître » le Kosovo, bien peu ont osé en regard préciser quels intérêts la Russie avait également dans cette affaire, du fait que ce dernier point est trop « politiquement incorrect » pour beaucoup. L’auteur du présent article avait déjà analysé les calculs stratégiques d’arrière-plan du Kremlin, début 2019, dans son article « La Russie pourrait revenir dans les Balkans (de manière controversée) par la grande porte« , qui s’appuyait sur trois analyses d’experts membres du Russian International Affairs Council (RIAC), un think-tank très influent et bien connecté à Moscou, prouvant que Moscou ne serait pas si gênée que cela si la Serbie cédait aux projets occidentaux : on semble s’être résigné à Moscou à l’idée que ces projets sont sans doute irréversibles, sauf à réaliser d’importants (et inacceptables) sacrifices pour les enrayer (et ce sans garantie du succès). Aussi, la position tacite de la Russie semble être de se borner à canaliser si possible cette dynamique stratégique.
C’est à la lumière de cela que l’on peut également comprendre pourquoi Moscou a reconnu le changement de nom inconstitutionnel de la république de Macédoine, malgré sa promesse antérieure de ne pas le faire ; il s’ensuit qu’elle devrait également respecter la volonté du gouvernement de Serbie, internationalement reconnu, indépendamment de l’inconstitutionnalité des décisions de ce dernier vis-à-vis du Kosovo. L’analyste politique patriote Anna Filimonova, qui ne mâche pas ses mots, a levé l’alerte dans un article de 2018, sous le titre « La Russie est en train de perdre le peuple serbe » , indiquant que cette approche russe centrée sur ses intérêts propres, posait le risque de perdre l’immense soft power dont la Russie dispose en Serbie ; en ne prenant pas en compte l’immense opposition intérieure serbe aux projets de Vucic vis-à-vis du Kosovo, et afin de préserver les contrats entre les États qui sous-tendent aujourd’hui l’influence russe dans le pays des Balkans. Mais ces avertissements seront probablement tombés dans l’oreille d’un sourd : la Russie contemporaine a rompu depuis longtemps avec la politique de « révolutions des peuples » de son prédécesseur soviétique, et se préoccupe beaucoup plus désormais des relations inter-élites au niveau des États, pas au niveau interpersonnel.
Cela peut être très dérangeant à lire pour certains lecteurs, mais il s’agit purement et simplement de la description la plus pertinente d’une réalité objectivement existante : la réalité ne porte pas de valeurs intrinsèques autres que celle que vous projetez dessus. Il en va de même de la décision de Vucic d’ouvrir ses frontières à la libre circulation des Albanais et des Macédoniens d’ici à 2021 (ces derniers seront probablement des Albanais Macédoniens) : cette décision est elle-même pragmatique face à un vide politique, si on la considère sous une perspective socio-économique ; bien que cette approche soit extrêmement dangereuse du point de vue de la sécurité internationale : elle porte le risque d’encourager des migrations illégales d’Albanais, qui pourraient par la suite être exploitées pour l’expression d’exigences territoriales contre l’État, comme au Kosovo. Et ce n’est pas tout : ce point de vue est également irresponsable politiquement, comme expliqué dans l’article en deux parties de 2015 du même auteur : « La Grande Albanie est un Mythe visant à préserver l’unité du pays » : il n’y a pas lieu d’amadouer ce projet géopolitique relavant de l’ère fasciste, qui n’est poussé en avant que pour empêcher l’Albanie de se scinder en morceaux.
Malgré tout, Vucic est prêt à prendre le risque de dissoudre encore plus la souveraineté de son pays à l’avenir [c’est l’essence de toute adhésion à l’UE, de toutes façons, NdT], du fait des conséquences démographiques à long terme que sa capitulation pourra sans doute engendrer. Mais il estime détenir la clé permettant d’accélérer une adhésion de la Serbie à l’UE, en facilitant indirectement la « reconnaissance » du Kosovo par Belgrade. Il est difficile de se représenter comment cela pourrait échouer : avec le temps, cette politique gagnera en puissance, du fait que les Albanais du Kosovo pourraient déjà disposer de la citoyenneté albanaise, et tout ceci constituera dès lors un fait accompli, Belgrade ayant d’ores et déjà accepté que les gens voyagent entre la province occupée et le reste de la Serbie sans difficultés. En d’autres termes, l’invasion du Kosovo par l’Albanie se poursuivra de plus en plus profondément, via le cœur du territoire serbe, alors que la guerre hybride contre la Serbie est de plus en plus pressante. Il en sortira le scénario le plus cauchemardesque pour tout vrai patriote serbe : que le slogan « Le Kosovo, c’est la Serbie » se transforme en « La Serbie, c’est l’Albanie ».
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Kira pour le Saker Francophone