La montée en puissance du Round table et le cas douloureux du Canada (1864-1945)
Par Matthew Ehret – Le 3 mai 2019 – Source The Duran
La première incarnation d’un gouvernement mondial remplaçant le principe fondateur de souveraineté fut le projet d’Union impériale autour duquel le Round Table avait été créé. Il s’agissait de créer une fédération de nations unies, rassemblées sous un Empire unique auprès duquel les diverses colonies pourraient envoyer des représentants au Parlement impérial, à l’instar de ce que fait la Troïka européenne qui enchaîne les nations aujourd’hui.
Échec de la première tentative : l’Union impériale (1911-1923)
La première incarnation d’un gouvernement mondial remplaçant le principe fondateur de souveraineté fut le projet d’Union impériale autour duquel le Round Table avait été créé. Il s’agissait de créer une fédération de nations unies, rassemblées sous un Empire unique auprès duquel les diverses colonies pourraient envoyer des représentants au Parlement impérial, à l’instar de ce que fait la Troïka européenne qui enchaîne les nations aujourd’hui. La mission explicite de cette structure fut la participation des États-Unis dirigés par les « royalistes économiques », dont Roosevelt disait qu’ils auraient dû quitter la nation en 1776. Sous des structures parlementaires, il n’existe plus guère qu’une illusion de démocratie alors que sa nature bureaucratique permet un contrôle optimal par une oligarchie dirigeante.
À la fin de la Première Guerre mondiale, des forces au sein du Round Table redoutant l’échec de ce programme avaient décidé de plutôt se consacrer à la doctrine de la Société des Nations, qui pouvait aboutir au même résultat, mais par d’autres moyens. Lors de ce changement de méthode, il fut prévu que le Round Table serait progressivement remplacé par quelque chose de nouveau. En 1931, deux anciens contrôleurs de la pépinière de Milner échangeant des lettres posèrent explicitement le problème et proposèrent même une solution :
« En tant que fratrie, nous avons perdu tout intérêt pour l’Empire et nous ne sommes plus compétents pour y faire face. Je pense donc que si le Round Table veut se maintenir, il doit changer de caractère, enlever son sous-titre, et tendre vers ce qu’il est beaucoup plus apte à devenir à l’heure actuelle : une publication liée à l’Institut royal des affaires internationales. […] Tout le cœur et l’âme du mouvement s’épuisent, et je ne sais vraiment pas si nous défendons quoi que ce soit en particulier de nos jours. »[21. Sir Edward Grigg à Hitchens, 15 December 1931, cité dans The Round Table Movement and Imperial Union, par Kendle, p. 284]
C’est avec l’échec de son plan original en tête que le mouvement du Round Table commença sa conversion, et se choisit de nouveaux habits avec la création de l’Institut royal des affaires internationales (RIIA) en 1919, immédiatement suivie par des filiales américaines placées sous la bannière du Conseil des relations étrangères (CFR) et de l’Institut international du Pacifique (IPI). Carroll Quigley démontre que le CFR et l’IPI organisèrent des relations croisées avec des membres du RIIA et du CIIA, et que le financement fut apporté par les fondations Rockefeller et Carnegie, et le RIIA. Sous le couvert de dénominations américaines, ces organisations et leurs membres étaient pourtant entièrement britanniques.
Échec de la seconde tentative : transformation du Round Table (1923-1930)
Le RIIA, le CFR et l’IPI furent tous financés par d’importantes subventions offertes par les fondations Rockefeller et Carnegie, elles-mêmes créées dans le seul but de servir d’instruments financiers au programme impérial en même temps que le Round Table fut dévoilé en 1910. Il s’agissait de deux des fondations utilisées pour financer les lois eugéniques et leurs prémisses « scientifiques » justifiant leur mise en œuvre politique. S’appuyant sur des documents, Quigley expose dans ses travaux la vaste étendue de soutiens financiers que ces organisations « philanthropiques » accordèrent à leurs contrôleurs de Londres.
En raison de la reprise du pouvoir canadien par le Parti libéral, désormais sous la direction de Mackenzie King, l’infiltration locale ne se produisit pas au rythme souhaité par certains agents du RIIA. En fait, la dernière tentative d’imposer les thèses du Round Table en faveur de l’Union impériale fut défaite lors de la célèbre Conférence impériale de 1923, sous l’influence de certains des libéraux de Laurier tels Oscar Skelton et le ministre de la Justice Ernest Lapointe. En 1925, Philip Kerr, le contrôleur du Round Table et 11ème marquis de Lothian, s’exprimait en ces termes sur le sentiment anti-britannique inspiré par Lapointe et Skelton :
« Je crains qu’au Canada les choses ne soient pas actuellement aussi satisfaisantes qu’aux États-Unis. […] J’ai même entendu en certains endroits que c’était une erreur pour les étudiants de s’avouer anciens boursiers de la Fondation Rhodes, que le mieux serait de se fondre dans la population et d’oublier leur triste passé ! » 1
En 1925, O.D. Skelton, ami et biographe de Laurier, et ami de longue date et proche collaborateur du premier ministre William Lyon Mackenzie King, fut nommé sous-secrétaire des Affaires extérieures. À cette même époque, la résistance aux influents boursiers de la Fondation Rhodes dans les cercles dirigeants de la politique nationale commença à s’organiser. La coopération canadienne avec la politique étrangère britannique s’effondra en grande partie, ce qui fut manifeste à l’occasion de la crise de Chanak en 1922, lorsque le canada rejeta les demandes de la Grande-Bretagne d’engager des forces dans une guerre imminente avec la Turquie . Au cours des Conférences impériales suivantes, dans les années 1920, les libéraux de Laurier, sous la direction de Skelton et Lapointe, débordèrent et déjouèrent diverses tentatives de lier la Fédération impériale et la Société des nations par la politique étrangère. L’alliance avec les dirigeants de l’État d’Irlande libre contre la politique impériale fut essentielle au succès des patriotes canadiens pour contrecarrer l’influence du Round Table.
La personnalité fragile de MacKenzie King
Les biographes de Massey ont souvent fait état de sa frustration à l’égard de Skelton, qu’il voyait comme un obstacle entre lui-même et un Premier ministre qu’il pouvait généralement manipuler tant que personne pourvu d’une vision géostratégique n’était auprès de lui 2 passent tout leur temps à manger, à parler avec « Lord » ceci ou « Lady » cela, à rédiger leur journal pour ne réserver que cinq minutes par jour pour se préparer aux questions de la conférence rend tout assez difficile. », [citation tirée de Lapointe and Quebec’s Influence on Canada’s Foreign Policy, p. 57]. Le manque croissant de coopération de King avec la politique étrangère britannique suscita l’observation suivante du beau-frère de Massey et membre du Round Table William Grant qui dit en 1925 :
« Il est très difficile de laisser une impression durable sur [King] pour deux raisons : 1. il est l’homme le plus égoïste que j’aie jamais connu, un égoïsme dissimulé sous une épaisse couche de sentimentalisme qui lui fera sacrifier n’importe qui ou n’importe quoi à son ambition, pour ensuite le regretter en larmes; et 2. il a l’esprit aussi consistant qu’une méduse. Heureusement pour vous, il conserve une véritable dignité – plutôt verbeuse – qui fera qu’il ne nuira pas si on lui donne beaucoup de discours. » 3
La citation de Grant est instructive car elle donne au lecteur un aperçu d’un singulier défaut de caractère de King qui allait le poursuivre toute sa vie. Ainsi, sa pathétique « influençabilité » fera que quand des personnes malveillantes voudront l’utiliser à leurs propres desseins, elles seront souvent contrecarrées par de bonnes influences qui tenteront de l’entraîner dans l’autre direction. En bien comme en mal, King ne fut jamais maître de lui-même. Il ne fut au fond qu’un mystique dominé par sa mère qui ne put jamais prendre ses distances idéologiques avec la monarchie. Dans d’autres circonstances, il eut pu être un homme de profondes convictions personnelles… Malheureusement, à l’instar du prince de Venise dans Le Nécromancien de Schiller, ses convictions ne lui appartinrent jamais. Après la mort de Skelton en 1940, l’instabilité névrotique de King s’exprima par le soulagement d’avoir été libéré de son influence dominatrice : « Dans ces affaires, mon propre jugement et de ma sagesse ont si souvent été écartés sous la pression de Skelton et de l’équipe, que j’ai désormais décidé de ne plus jamais céder à rien de semblable. » 4 Un an plus tard, dans un autre journal, King écrivit : « L’un des effets du décès de Skelton sera de me permettre d’exprimer mon point de vue beaucoup plus fermement. » 5
Les inclinations pro-monarchistes de King divisèrent durablement ses actions de ses influences, comme en témoignent les comptes rendus suivants de deux Conférences impériales : « Je défends l’indépendance ultime, à laquelle [King] s’oppose », exposait Skelton, tandis que suite à une autre conférence, King écrivait : « [Skelton] est au cœur de la lutte contre l’Empire britannique, ce qui n’est pas mon cas. Je crois dans un ensemble élargi, avec l’indépendance complète d’entités unies par la coopération à toutes fins communes. » |27. Citation tirée des Skelton papers, vol 11, file 1197, journal, 22 October 1923. Citation de King tirée du journal de King, Sept. 11, 1929. Les deux sont citées dans Ernest Lapointe and Quebec’s Influence, p.55]
Chatham House débarque au Canada
Comme sa consœur australienne, la section canadienne du RIIA (aussi appelé « Chatham House ») ne fut créée qu’en 1928, en réaction aux tendances anti-Round Table des libéraux de Laurier qui dominaient King. Le premier Président du CIIA ne fut autre que Sir Robert Borden, ancien Premier ministre du Canada, et membre de l’Ordre maçonnique d’Orange. Le deuxième fut Newton Rowell, qui présida ensuite l’Association du barreau canadien, puis la Commission royale Rowell-Sirois de 1935 à 1937, date de son échec 6. Sir Joseph Flavelle et Vincent Massey en étaient les vice-présidents, et George Parkin de T. Glazebrook le secrétaire honoraire. Les autres membres fondateurs étaient le financier et représentant ultérieur du cabinet du Parti conservateur J.M. Macdonnell, l’administrateur de la Fondation Carnegie N.A.M. Mackenzie, le président de l’Upper Canada college William Grant, le boursier Rhodes George Raleigh Parkin, le financier Edgar Tarr, le journaliste J.W. Dafoe, et Henry Angus. Raleigh Parkin, Grant et Macdonnell avaient également la chance d’être à la fois beaux-frères de Vincent Massey, et gendres de George Parkin. En 1933, grâce à un don de la Fondation Massey (utilisée comme mini-clone de la Fondation Rockefeller), le CIIA embaucha son premier secrétaire permanent, Escott Reid, un autre boursier de la Fondation Rhodes fanatiquement engagé dans le projet de gouvernement mondial par le biais de la Société des Nations, comme le démontre cette citation :
« Il serait plus facile et plus respectueux pour le Canada de céder à un organisme international qui lui présenterait la décision d’entrer en guerre, plutôt que de transférer ce droit du gouvernement d’Ottawa à celui de Washington. Il semble donc probable qu’une coopération militaire efficace entre le Canada et les États-Unis ne soit possible que dans le cadre d’un ordre mondial dont le Canada et les États-Unis seraient des membres fidèles. » 7
Cinq ans après la création du CIIA, des réseaux associés créèrent l’Institut canadien des affaires publiques (CIPA), un organisme affilié destiné à façonner la politique intérieure du Canada, tandis que le CIIA se concentrait sur la politique étrangère. Au départ, les conférenciers présentés étaient Norman Mackenzie, du CIIA, et J.S. Woodsworth, dirigeant eugéniste de la CCF, un parti récemment créé. Il faudra encore vingt ans avant que les deux organisations se mettent à organiser des conférences communes. Aujourd’hui, le CIPA subsiste sous la forme des Conférences Couchiching, et ses fréquents séminaires de lavage de cerveau sont diffusés par la Société Radio-Canada (SRC) depuis plus de 70 ans. Le CIPA était affilié au YMCA, une autre pièce maîtresse du système d’endoctrinement britannique axé sur la diffusion idéologique par le truchement de conférences et d’ateliers organisés dans le monde entier. C’est ce réseau qui recruta le jeune Maurice Strong, qui atteignit les plus hauts échelons de l’oligarchie au cours des années suivantes.
1932-1935 : Le New Deal américain écrase la Société des Nations
Avant l’arrivée au pouvoir de FDR en 1932, les États-Unis avaient été mis à genoux par quatre années de Grande Dépression, elle-même provoquée par l’explosion d’une bulle immobilière artificiellement créée par des agents britanniques à Wall Street, tels le Secrétaire au Trésor des États-Unis Andrew Mellon. C’est durant cette période de peur et de pénurie que la population fut la plus crédule, et qu’elle accepta sans discuter l’argument fallacieux de l’immigration et des mauvais gènes responsables d’une criminalité endémique. On assista à la création de nombreuses lois de stérilisation et à une certaine sympathie envers le fascisme.
Franklin Roosevelt rallia la population derrière son cri de bataille « Il n’y a rien à craindre que la crainte elle-même », et les prêteurs furent chassés du temple par la mise en œuvre du Glass-Steagall Act ainsi que par les crédits publics émis par la Reconstruction Finance Corporation. Le RIIA, qui exploitait ses réseaux au Canada et surtout aux États-Unis, dut rajuster ses programmes. La confiance renouvelée dans les pouvoirs d’un État souverain à opérer un changement progressif en activant les principes du système américain dissipa la croyance qu’un gouvernement mondial était la seule option de paix. Cependant, le changement n’étant pas dans les gènes d’un Empire; les Britanniques, après des décennies d’investissement consacrés à la reconquête des États-Unis, lancèrent une action violente pour tenter d’écraser FDR.
En 1933, une révélation surprenante du général Smedley Butler secoua la presse. Il dévoila une tentative de coup d’état contre Roosevelt, soutenue par Wall Street et appuyée par 500 000 légionnaires. 8. Dans son livre intitulé La guerre est un racket, il décrivit lui-même le plan consistant à l’installer comme dictateur-marionnette 9 Il était question de me faire jouer le rôle consistant à diriger une organisation de 500 000 hommes en mesure de prendre en charge les fonctions gouvernementales. » Général Smedley Butler, Novembre 1933. Extrait vidéo visible ici : www.larouchepac.com/1932] Cette tentative de coup d’état eut lieu quelques mois à peine après le complot dirigé par la maçonnerie pour tuer FDR, et qui entraîna le mort du maire de Chicago Anton Cermak.
Comme Pierre Beaudry l’a rapporté dans son étude sur la Synarchie,
« Ce n’est pas une coïncidence si, en 1934, en parallèle de la promotion des nazis en Europe par les Britanniques, les intérêts financiers synarchistes de Lazard Frères et J.P. Morgan aux États-Unis furent à l’origine d’un coup d’État fasciste similaire contre Franklin D. Roosevelt, utilisant les mêmes groupes de vétérans mécontents, notamment des agents français des Croix de Feu français déployés aux États-Unis. Ils ne parvinrent finalement pas à enrôler le général Smedley Butler, qui mit fin au complot en le dénonçant publiquement pour ce qu’il était : un coup d’état fasciste. » 10
Après avoir misérablement échoué à appliquer en Amérique un fascisme aussi agressif qu’en Europe, où il fut instauré comme « solution » aux malheurs économiques de la dépression orchestrée par les agents de l’Empire britannique à Wall Street, les réseaux Rhodes décidèrent que la seule technique pour vaincre FDR serait l’ancienne méthode fabienne d’infiltration et de cooptation. Tout fut mis en œuvre pour tenter d’infiltrer les institutions du New Deal, de sorte que leur cooptation définitive pourrait se dérouler de façon relativement harmonieuse au premier faux pas de Roosevelt. Pour imiter la forme extérieure du programme de Roosevelt tout en le vidant de sa substance, ils utilisèrent les théories de John Maynard Keynes, éminent eugéniste de la Fabian society.
1932 : la Fondation Rhodes canadienne passe à la vitesse supérieure
Alors que Roosevelt arrivait au pouvoir en 1932, les réseaux canadiens de la Fondation Rhodes, centrés sur Escott Reid, Frank Underhill, Eugene Forsey, F.R. Scott, et David Lewis, créèrent la League for Social Reconstruction (Ligue pour la reconstruction sociale), un « groupe de réflexion inspiré de la Fabian society » et formaté pour le Canada. Reid, Forsey, Scott et Lewis étaient tous boursiers de la Fondation Rhodes, et Underhill un fabien formé au Balliol College d’Oxford sous la supervision d’ Harold Laski et G.B. Shaw. Le groupe visait clairement à instituer des préceptes fabiens de « gestion scientifique de la société », notamment par la cooptation de J.S. Woodsworth, un autre fabien formé à Oxford, et destiné à diriger la nouvelle Cooperative Commonwealth Federation (Fédération coopérative du Commonwealth), sorte d’excroissance de la LSR. Dans son Regina Manifesto de 1933, la CCF appelait à une destruction intégrale du capitalisme. Woodsworth, eugéniste assumé, appuya vigoureusement les lois sur la stérilisation de 1927 visant à éliminer les inadaptés d’Alberta 11. Fidèle aux mantras de ses mentors fabiens H.G. Wells et G.B. Shaw, Woodsworth plaida même l’abolition de la propriété individuelle. Dans son essence, la CCF n’avait rien du socialisme habituel, mais tout d’un fascisme paré d’un masque socialiste « scientifique ».
Partant du principe qu’une foule inquiète tend aux comportements extrêmes, la création par le CIIA d’une nouvelle bipolarité gauche – droite ne produisit pas les effets escomptés. Pourtant, dans les calculs de l’Empire, l’échec phénoménal du parti conservateur du Premier ministre R.B. Bennett (1930-1935) aurait dû produire les conditions d’un virage à gauche radical au moment où la CCF fut formée. En effet, le chômage dépassait les 25%, les mesures d’austérité monétaire étranglaient le peu de production qui subsistait, et les positions habituellement anti-américaines du conservateur Bennett bloquaient toute possibilité d’accroître le commerce avec les États-Unis.
Mais quelque chose coinçait dans la mécanique impériale. Alors que les germes politiques d’un gouvernement mondial d’inspiration « socialiste scientifique » étaient en voie d’être plantés au Canada, la culture de la peur et du désespoir, nécessaire à l’enracinent volontaire de ces programmes dans les choix populaires, avait disparu. En effet, les Canadiens étaient très réceptifs aux « Causeries au coin du feu » de Roosevelt diffusées chaque semaine par la radio américaine, et agrémentées par des articles de presse rassurants.
Les projets du New Deal, affirmant l’espoir d’un avenir meilleur d’une solution nationale au chaos consécutif à la Grande dépression, étaient si proches qu’aucune polarisation majeure n’apparut. Ainsi, la dictature scientifique, planifiée par la CCF et Woodsworth et orchestrée par des créatures de la Fondation Rhodes, ne fut donc pas acceptée aveuglément.
Qui plus est, la puissance influence de FDR sur les esprits canadiens força même le Gouvernement conservateur et radicalement anti-américain de R.B. Bennett à finalement s’adapter aux concepts du New Deal en essayant de copier le programme américain dans un ultime effort pour sauver les élections de 1935. Cette plateforme venue d’ailleurs prit le nom de « New Deal for Canada ». Ce fut un échec, car le programme bâti par Bennett souffrait de deux graves erreurs :
1. Alors qu’il promouvait une vaste gamme de mesures sociales (par exemple : salaire minimum, assurance santé, assurance chômage, plan de retraites élargi, semaine de travail réduite), il était dépourvu de toutes les mesures de cohésion nationale de grande envergure qui firent le succès du programme américain en donnant un sens aux mesures sociales. La contrefaçon de Bennett ne faisait que copier la forme de l’authentique New Deal, mais sans la substance. Ce qui ressemblait le plus aux programmes d’infrastructures, c’étaient des « camps de travail » où trimaient des ouvriers-esclaves payés 25 cents par jour. De jeunes gens désespérés et maltraités peuplèrent ces camps, qui résultèrent en la construction de routes et bâtiments de mauvaise facture, construits sans aucun sens de l’intérêt national 12
2. Le système de crédit national inspiré à Roosevelt par sa connaissance des penseurs du système américain tels qu’Alexander Hamilton et Abraham Lincoln était complètement absent de la culture de Bennett et de ses fonctionnaires. La création de la Banque du Canada prit comme modèle le système privé de la Banque centrale d’Angleterre. Lancée en 1935, suite à un long travail débuté en 1933 par la Commission royale dirigée par Lord Macmillan, son mandat constitutionnel et structurel fut pensé en priorité pour centraliser le contrôle et la gestion des richesses existantes sous des principes comptables monétaristes, plutôt que pour la création de nouvelles richesses. L’institution fut donc plutôt conçue sur un socle monétariste et keynésien que rooseveltien. Sans un système de crédit adéquat similaire à celui des États-Unis où le crédit était lié à l’amélioration de la productivité, les investissements massifs, même les plus superficiels comme ceux du New Deal de Bennett, ne mèneraient à rien. Après que les Libéraux de 1935 ait tué politiquement le Parti conservateur, Bennett se retira définitivement en Grande-Bretagne où il reçut un titre de noblesse.
Grâce à la résurrection du système américain par Roosevelt, nous comprenons pourquoi la culture canadienne ne tomba pas dans la toile d’araignée tissée par Londres. Cependant il nous faut encore expliquer comment les réseaux du CIIA et de la Fondation Rhodes furent empêchés de prendre le contrôle de la politique étrangère canadienne durant la seconde moitié des années 30.
Le retour des Libéraux de Laurier (1935-1940)
En octobre 1935, les Libéraux, toujours sous la direction de Mackenzie King, revinrent au pouvoir pour tenter de créer une tête de pont entre les deux pôles contrôlés par les Anglais : la CCF à gauche, et les Conservateurs à droite. Après trois années passées à la présidence du Parti libéral, Vincent Massey prit ses nouvelles fonctions de Haut-commissaire à la Grande-Bretagne, incorporant dans son équipe des protégés d’Oxford comme Lester B. Pearson – qui devint son secrétaire personnel, ainsi que les boursiers de la Fondation Rhodes George Ignatieff et Escott Reid. Même si la plupart des historiens contemporains 13 estiment que l’arrivée d’Oxfordiens au Department of External Affairs (Département des affaires étrangères) fut provoquée par O.D. Skelton, les preuves montrent que seuls Vincent Massey et les réseaux du CIIA furent les vrais initiateurs de ce processus contre la volonté de Skelton. Comme je le démontrerai plus tard, la thèse concoctée par Granatstein et ses semblables tient n’est qu’un mythe servant à masquer l’authentique héritage de la nation canadienne et de sa construction.
Alors que le CIIA disposait d’un vaste vivier d’intellectuels de haut rang ayant noyauté avec succès les points de contrôle de toutes les universités canadiennes, il n’avait pu infiltrer le Département des affaires étrangères, contrairement à ses homologues américains et anglais. La raison tenait dans une large mesure au retour d’Oscar Skelton au poste de Sous-secrétaire du Département, et à sa collaboration avec le ministre des Affaires étrangères Mackenzie King. Au cours de l’histoire canadienne, King fut le seul Premier ministre à occuper simultanément les deux postes. L’historien Adam Chapnick décrit en ces termes la prudence de King et Skelton à l’égard de l’infiltration du CIIA :
« Il partageait les suspicions de son Premier ministre sur les jeux d’influence politique britanniques, et n’avait pas oublié qu’en 1914, la soumission aveugle aux Britanniques avait presque détruit son pays. […] Skelton devint le chef de l’« intelligentsia isolationniste » du East block. » 14 Cette défiance s’exprima par la voix du Premier ministre dans son discours à la nation canadienne donné après la Conférence impériale de 1937 : « Ceux qui voyaient en la conférence un moyen de débattre et de formuler une politique impériale des affaires étrangères, de la défense ou du commerce, en seront pour leurs frais. » 15
Mais au moment où le chaos commençait à se répandre, où l’on pouvait entendre les rumeurs de la guerre, la politique de Skelton visant à empêcher la couvée du CIIA de mettre la main sur la politique étrangère canadienne commença à se lézarder. Dans son journal, à la date du 20 mai 1938, Skelton écrivit cette prophétie :
« Les Britanniques mettent tout en œuvre pour que les Tchèques se sacrifient sur l’autel de la paix européenne. […] On dirait que la résistance des Français faiblit. Devant le Conseil, le Premier ministre a déclaré que de l’avis quasi-général, il serait impossible de ne pas suivre les Britanniques : mes quatorze années d’efforts n’auront servi à rien. » 16
Chapnick décrit l’ironique réussite du RIIA, qui parvint dès 1939 à coordonner la planification de l’après-guerre à travers le ministère britannique des Affaires étrangères, mais ne fut pas en mesure de faire progresser un programme similaire par sa branche canadienne :
« Alors que Mackenzie King préparait son pays à l’éventualité d’une guerre, le groupe du RIIA consacré aux affaires mondiales tint sa première réunion à Chatham House le 17 juillet 1939. L’accent fut mis sur l’importance de maintenir la règle de droit dans les relations internationales. Contrairement au CIIA, qui eut du mal à se faire entendre à Ottawa pendant la plus grande partie de l’année 1941, le RIIA avait déjà établi des liens étroits avec le gouvernement de Londres. Son impact devint évident en octobre 1939, lorsque Lord Lothian (alias Philip Kerr), ambassadeur britannique à Washington, fit une allusion publique à une future fédération mondiale. Il envisageait un ordre international dans lequel les organisations régionales administreraient le monde sous l’égide d’un organe exécutif unifiant. » 17
L’historien Denis Stairs relate la frustration de Philip Kerr devant l’influence exercée par Skelton sur Mackenzie King : « Kerr fit un jour justement remarquer à Vincent Massey qu’il ‘vaudrait mieux que Skelton ne considère pas la coopération comme un aveu d’infériorité’. » 18 Dans son journal, Massey collait à son ennemi juré depuis la Conférence impériale de 1923 le surnom de « Herr Doktor Skelton ».
Après les morts mystérieuses de O.D. Skelton et Ernest Lapointe en 1941 19, les protections contre les hordes du CIIA commencèrent à se lever. Ainsi, Norman Robertson (boursier de la Fondation Rhodes), une jeune recrue de Massey, fut rapidement installé comme remplaçant de Skelton au Sous-secrétariat des Affaires extérieures. Ce véritable coup de force fit évoluer le rôle du CIIA dans l’élaboration de la politique étrangère canadienne. Chapnick décrivit ainsi la situation :
« Ironiquement, c’est au moment où le CIIA perdit confiance dans le gouvernement du Canada que Norman Robertson parvient à mobiliser le ministère des Affaires extérieures. Comme les restrictions en temps de guerre l’empêchaient d’embaucher le personnel supplémentaire nécessaire au maintien de son agenda internationaliste, il demanda l’aide provisoire de ses anciens collègues universitaires. Lui-même diplômé de l’Université de Colombie-Britannique, Robertson invita d’abord le professeur de sciences politiques et économiques Henry Angus à s’installer à Ottawa pour y occuper le poste d’« Adjoint spécial » au ministère. Membre du CIIA, Angus avait étudié en profondeur le Traité de Versailles.
On s’attendait à ce qu’il contribuât de façon constructive aux discussions d’après-guerre. George Glazebrook, que Pearson rencontra au département d’histoire de l’Université de Toronto, se joignit bientôt à lui. Il avait siégé au Comité de recherche du CIIA chargé d’examiner la forme du monde après-guerre. Au total, une vingtaine de professeurs d’université travaillèrent finalement aux Affaires extérieures pendant la guerre, la quasi-totalité ayant eu des liens plus ou moins directs avec le CIIA. Le recrutement de ces universitaires permit la création d’une infrastructure spécialisée dans la planification au sein de la fonction publique canadienne, à l’instar de ce qui existait déjà en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Deux ans après le début du processus anglo-américain de planification de l’ordre d’après-guerre, le Canada faisait enfin un premier petit pas en avant. »20
En parallèle de la prise de contrôle par le CIIA de la politique étrangère canadienne à travers le département des Affaires extérieures, des gens comme Escott Reid, Lester Pearson et, plus tard, Pierre Elliot Trudeau mirent en oeuvre un nouveau programme dit de « Troisième voie ». Il y était question que le Canada d’après-guerre servit de contrepoids à la dynamique bipolaire de destruction mutuelle assurée empêchant les États-Unis de s’allier avec les pays communistes partout où cela serait possible, tandis que la politique étrangère de la Grande-Bretagne imiterait étroitement celle des États-Unis. Lorsqu’on demada plus tard à Pierre Trudeau d’expliquer son approche en matière de politique étrangère, il décrivit la Troisième voie comme la « création de contrepoids ». Au lieu de servir les intérêts du Canada, un pays dont la naissance avait été tragiquement avortée, tout cela servit les intérêts de l’Empire britannique.
Matthew J.L. Ehret est journaliste, conférencier et fondateur du la Canadian Patriot Review. Il écrit pour The Duran, Strategic Culture Foundation, Fort Russ. Ses recherches ont été publiées dans Zero Hedge, Executive Intelligence Review, Global Times, Asia Times, L.A. Review of Books, et Sott.net. Matthew a aussi publié le livre The Time has Come for Canada to Join the New Silk Road et trois volumes de l’Histoire secrète du Canada (disponible sur untoldhistory.canadianpatriot.org).
Traduit par Stünzi pour le Saker francophone
- Cité dans Canada and the British World, by Philip Buckner, UBC Press, 2007, p.266 ↩
- William Mackenzie King lui-même a toujours été un personnage paradoxal dans l’histoire du Canada. Vivant dans l’ombre tyrannique de sa mère (même longtemps après sa mort), King était littéralement possédé par la volonté de restaurer l’honneur de sa famille après que son grand-père William Lyon Mackenzie, avait mené la rébellion de 1838 dans le Haut-Canada. Si King avait cette qualité admirable d’une volonté inspirée par un sens de sa mission divine sur terre, il avait malheureusement une tendance irrationnelle à parler à ses amis et sa famille longtemps après leur mort. Profil irrationnel et mystique qu’il mit d’ailleurs à profit lorsqu’il vivait à Londres, participant à des expériences de parapsychologie, ou rencontrant des médiums affiliés à des chefs du Round Table comme W.T. Stead.
La tendance de King à mal juger fut manifeste tout au long de sa vie, alors qu’il fut embauché par la Fondation Rockefeller de 1914 à 1918 pour aider John D. Rockefeller Jr. à résoudre les problèmes posés par les grèves de mineurs aux États-Unis. C’est par son intermédiaire que la ridicule politique du « syndicat d’entreprise » fut lancée. À son tour, Skelton ressentait une frustration particulière à l’égard du caractère problématique de King, ce qu’il exprima clairement dans une lettre écrite à sa femme lors de la Conférence impériale de 1926 : « Le fait que certaines personnes [King ↩
- W. Grant to Sir Maurice Hankey, Oct., 1925, W.L. Grant archives, vol.5, Citation de Claude Bissel, The Imperial Canadian vol 1. William Grant fut également Président de l’Upper Canada College et Directeur de la Fondation Massey. ↩
- Journal de King, Juin 1940, cité dans Ernest Lapointe and Quebec’s Influence on Canadian Foreign Policy de John MacFarlane, Presse de l’Université de Toronto, 1999, p.124 ↩
- Journal de King, 6 février 1941, cité dans Ernest Lapointe and Quebec’s Influence, p.124 ↩
- La Commission Rowell-Sirois tenta de centraliser une grande partie d’un système canadien fragmenté, modelé sur des termes effectivement socialistes. La fédéralisation des dettes et des obligations provinciales fut l’une des diverses propositions visant à imiter la forme extérieure des politiques du système américain de FDR, mais sans aucune substance. En grande partie à cause de la résistance du Québec, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, cette commission échoua complètement dans la réalisation de son programme. ↩
- Citation tirée de la biographie de Reid ↩
- General Smedley Darlington Butler, War is a Racket, Roundtable Press Inc., 1935 ↩
- « J’ai comparu sous assignation devant le Comité du Congrès, la plus haute représentation du peuple américain, pour dire ce que je savais sur les activités qui, selon moi, pouvaient mener à une tentative d’instauration d’une dictature fasciste. [… ↩
- Pierre Beaudry, Synarchy Movement of Empire Book II, p.50 ↩
- On sait peu aujourd’hui que l’Alberta fut la première province canadienne à adopter des lois sur la stérilisation dès 1927 (la Colombie-Britannique les promulgua en 1932), imitant les 32 états américains qui avaient imprimé le mouvement dès 1909 avec l’Indiana. La promotion et le financement des études statistiques assurant cette promotion furent financés par les deux plus grands organismes « philanthropiques » du monde : la Fondation Carnegie et la Rockefeller Corporation. Pourtant, aucune de ces deux organisations n’était véritablement américaine ; puisqu’elles ne faisaient que suivre les instructions de leurs maîtres à Londres. Plus tard, Tommy Douglas, un autre Fabien formé à la LSE, remplaça Woodsworth à la tête de la CCF. En 1933, alors qu’il étudiait à la London School of Economics, Douglas le fervent eugéniste et père des services de santé universels au Canada, rédigea une thèse intitulée « Les problèmes de la famille subnormale ». La plupart de ses défenseurs saluent son éloignement de la philosophie eugéniste après sa visite de l’Allemagne nazie en 1936, et le fait qu’en 1944, il ne saisit pas l’occasion de mettre en œuvre les lois proposées sur la stérilisation dans le Saskatchewan. Cette défense est un peu bancale, dans la mesure où l’eugénisme avait déjà été jugé trop dangereux pour être publiquement promu, comme en témoigne le plan pro-eugéniste présenté par Julian Huxley dans un document fondateur de l’UNESCO en 1946 (cf. p. 39 pour un extrait). La réforme des soins de santé universelle menée par Douglas visait un objectif beaucoup plus sombre qu’il faut réévalué sous ce nouvel éclairage. Pour en savoir plus à ce sujet, consulter A Race of our Own : Eugenics and Canada 1894-1946 et l’annexe du présent exposé. ↩
- Pour plus d’informations sur les camps de travail, voir The Ugly Truth of General McNaughton dans The Canadian Patriot #5, Rick Sander, 2013. ↩
- Souvent proches du CIIA, comme John English et Jack Granatstein. ↩
- Jack Granatstein, comme Rowell Jackman, est boursier résident au CIIA, tandis que John English fut vice-président de l’AIIC de 1988 à 1990, et président de 1990 à 1992. W.L. Morton, un autre grand expert de cette période de l’histoire dont les travaux ont été publiés par le CIIA, est boursier de la Fondation Rhodes. Ironiquement (mais légalement) la carrière de l’historien conservateur antiaméricain Donald Creighton fut très largement et directement financée par des subventions de la Fondation Rockefeller, jusqu’à ce que ce fardeau soit repris en 1957 par le Conseil des arts britannique de Vincent Massey. ↩
- Adam Chapnick, The Middle Power Project: Canada and the Founding of the United Nations, UBC Press, 2005, p.9 ↩
- Bruce Hutchison, The Incredible Canadian, Hunter Rose ltd., Toronto, 1959, p.229 ↩
- O.D. Skelton Archive, Diary entry, Friday May 20, 1938, vol. 13, MG30D33 ↩
- Chapnick, Ibid. p.9 ↩
- Denis Stairs, The Menace of General Ideas in the Making and Conduct of Canadian Foreign Policy ↩
- Skelton mourut dans un accident de voiture en janvier 1941, et Ernest Lapointe en novembre 1941. Les deux hommes eurent une profonde influence sur King, et ils s’opposèrent à l’entrée du Canada dans la guerre, car tous les deux s’accordaient à penser qu’il ne s’agissait une fois de plus que d’intrigues britanniques ayant mal tourné. ↩
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