Par Federico Pieraccini – Le 20 novembre 2017 – Source Strategic Culture
Grâce à son haut responsable, le Prince Mohammad bin Salman (MBS), l’Arabie saoudite poursuit une vague d’arrestations internes, ayant saisi près de $800 milliards d’actifs et de comptes bancaires. Quelques jours plus tard, MBS a tenté de montrer son autorité en convoquant le Premier ministre libanais Saad Hariri en Arabie saoudite, où il a été contraint de démissionner à la télévision d’État saoudienne. Trump a tweeté son soutien aux accusations de Bin Salman contre l’Iran et le Hezbollah, et le futur monarque saoudien a même obtenu le soutien secret d’Israël. L’Iran, quant à lui, nie toute implication dans les affaires intérieures du Liban ou sa participation au lancement d’un missile balistique par les rebelles Houthi contre l’aéroport international King Khalid de Riyad il y a quelques jours. Pendant ce temps, Trump, Poutine et Xi se sont récemment rencontrés et semblent avoir décidé du sort de la région dans un exercice de réalisme et de pragmatisme.
Les nouvelles qui bouleversent le cours des événements sont devenues monnaie courante au cours des derniers mois. Cependant, même selon les normes du Moyen-Orient, cette histoire est quelque chose de nouveau. L’affaire entourant le Premier ministre libanais Hariri a suscité pas mal d’agitation. Hariri avait apparemment été contraint d’annoncer sa démission sur la chaîne d’information Al Arabiya en Arabie saoudite alors qu’il était détenu à Riyad. Son entrevue la plus récente semblait trahir une certaine nervosité et une certaine fatigue, comme on pourrait s’y attendre d’une personne soumise au stress énorme de l’emprisonnement forcé. Dans sa déclaration de démission télévisée, Hariri a précisé qu’il lui était impossible de retourner au Liban à cause d’une sorte de menace pour sa personne et sa famille par des agents de l’Iran et du Hezbollah au Liban. Les autorités de sécurité libanaises ont toutefois déclaré qu’elles n’étaient au courant d’aucun danger auquel Hariri serait confronté.
Dans une tentative sans fin de regagner de l’influence au Moyen-Orient, l’Arabie saoudite a encore une fois produit des résultats directement opposés à ceux qui étaient attendus. Immédiatement après avoir reçu la confirmation que la démission avait eu lieu en Arabie saoudite, toute la classe politique libanaise a demandé à Hariri de rentrer chez lui pour clarifier sa position, rencontrer le président et présenter sa démission en personne. Les actions saoudiennes ont servi à consolider un front uni des factions de l’opposition et ont ouvert la voie à l’effondrement de l’influence saoudienne dans le pays, laissant un vide opportunément rempli par l’Iran. Une fois de plus, comme au Yémen et en Syrie, les intentions des Saoudiens se sont spectaculairement retournées contre eux.
Cette ingérence saoudienne dans les affaires intérieures d’un pays souverain a fait éclore des scénarios imprévisibles au Moyen-Orient, juste au moment où les tensions se refroidissaient en Syrie.
La détention de Hariri vient de loin, elle est inextricablement liée à ce qui s’est passé ces derniers mois en Arabie saoudite. Mohammed bin Salman, fils du roi Salman, a commencé la purge interne de l’élite du royaume en éliminant de la succession Bin Nayef, un grand ami de l’establishment du renseignement américain – la CIA de Brennan et Clapper. Bin Nayef était un partenaire solide de l’État profond américain. L’Arabie saoudite a travaillé pendant des années pour la CIA, faisant progresser les objectifs stratégiques américains dans la région et au-delà. Grâce à la coopération entre Bandar bin Sultan Al Saoud, Bin Nayef et les agences de renseignement américaines, Washington donne depuis des années l’impression de lutter contre le terrorisme islamiste tout en armant le djihadisme depuis les années 1980 pour le déployer contre des pays rivaux comme l’Union soviétique en Afghanistan, le gouvernement irakien en 2014, l’État syrien en 2012 et le libyen Kadhafi en 2011.
MBS a même fait arrêter de nombreux princes liés à la famille, continuant à consolider son pouvoir. Même Alwaleed bin Talal, l’un des hommes les plus riches du monde, a fini par être pris dans les filets de MBS, accusé à juste titre d’être l’un des plus corrompus du Royaume. Il est spéculé que des membres de la famille et des milliardaires sont détenus au Ritz Carlton à Riyad, après avoir promptement éjecté des invités et des touristes quelques jours avant le début des arrestations. Les actions de Mohammed bin Salman ne ralentissent pas, même après avoir saisi $800 milliards en comptes bancaires, propriétés et actifs.
MBS intensifie ses efforts pour mettre fin au conflit du Yémen, qui pèse sur les finances saoudiennes, en levant le blocus naval du port d’Aden. Non seulement cela, mais les deux principaux leaders de l’opposition syrienne, Ahmad Jarba et Riyadh Hijab, ont été arrêtés par Riyad dans le but de montrer à Poutine la bonne volonté de MBS dans la recherche d’une solution au conflit syrien. Sans surprise, le roi Salman, en quête désespérée d’une solution aux deux conflits qui ont ébranlé sa réputation ainsi que la richesse et les alliances du royaume saoudien, s’est rendu à Moscou pour chercher une médiation avec Poutine, le nouveau maître du Moyen-Orient.
MBS a entrepris une campagne anti-corruption à des fins internationales et domestiques. Au niveau national, l’effondrement des prix du pétrole associé aux énormes dépenses militaires, a forcé la famille royale à chercher des alternatives pour l’avenir du Royaume en termes de durabilité, de revenus et de profits. La Vision 2030 de MBS vise à diversifier les revenus afin de libérer l’Arabie saoudite de sa dépendance au pétrole. C’est une demande énorme pour une nation qui a prospéré pendant soixante-dix ans sur la base d’une abondance de ressources simplement pompées de son sous-sol. Le délicat équilibre du pouvoir entre la famille royale et ses sujets est assuré par les subventions accordées à la population, qui ont permis au Royaume de prospérer dans une paix relative, même pendant les périodes les plus délicates du Printemps arabe en 2011. Il existe une complicité sous-jacente en Arabie saoudite, entre la famille royale et ses sujets, pour considérer que tant que le bien-être de la population est garanti, il ne devrait pas y avoir de menace pour la stabilité du pouvoir. Il n’est pas étonnant qu’après avoir perdu deux guerres et que les prix du pétrole soient tombés au plus bas, MBS ait commencé à s’inquiéter pour son avenir, cherchant à éliminer les élites qui lui sont opposées.
La réalité du Royaume change rapidement sous MBS, le prochain roi saoudien. Il essaie d’anticiper des temps plus durs en consolidant le pouvoir autour de lui, en corrigeant ses erreurs, provoquées par l’incompétence de l’armée saoudienne, et par une confiance excessive en celle-ci, aussi bien que dans le soutien américain. Le missile balistique qui a frappé Riyad a été lancé par les Houthis au Yémen après 30 mois de bombardements aveugles par l’armée de l’air saoudienne. Cet acte a montré à quel point le Royaume est vulnérable aux attaques extérieures, même de la part du pays arabe le plus pauvre du monde.
Dans ce contexte, Donald Trump semble tirer parti de la faiblesse des Saoudiens, de leur peur et de la nécessité de renforcer l’alliance contre l’Iran. Ce que le président américain veut en échange du soutien à MBS est aussi simple que cela : des investissements énormes dans l’économie américaine et l’achat d’armes américaines. MBS s’est engagé il y a quelques mois à investir dans l’économie américaine à hauteur de plus de $380 milliards sur dix ans. L’objectif de Trump est de créer de nouveaux emplois chez lui, d’augmenter son PIB et de relancer l’économie, éléments cruciaux pour sa réélection en 2020. Des alliés riches comme l’Arabie saoudite, se trouvant dans une situation difficile, sont un moyen parfait pour atteindre ce but.
Un autre aspect important de la stratégie de MBS concerne l’introduction d’Aramco à la bourse du NYSE ainsi que le passage au yuan pour la vente de son pétrole à la Chine. Les deux décisions sont fondamentales pour les États-Unis et la Chine, et les deux sont grosses de beaucoup de frictions. MBS est actuellement faible et a besoin de tous les alliés et de toute l’aide qu’il peut obtenir. Pour cette raison, une décision à propos Aramco ou du pétro-yuan créerait probablement de gros problèmes avec Pékin et Washington respectivement. La raison pour laquelle MBS est disposé à vendre quelques actions d’Aramco est liée à ses efforts pour renflouer ses finances. Pour cette raison, grâce aux raids sur les comptes et les actifs des personnes arrêtées par MBS, l’Arabie saoudite a levé plus de $800 milliards, un chiffre certainement plus élevé que ce que la vente d’actions Aramco aurait rapporté.
Cette situation permet à MBS de reporter sa décision sur la cotation d’Aramco au NYSE ainsi que sur l’opportunité de commencer à accepter le yuan pour le paiement du pétrole. Cette approche est une manière de temporiser, à la fois avec Pékin et Washington, sans pour autant favoriser l’un par rapport à l’autre. Sur le plan économique, Riyad ne peut pas vendre du pétrole en dollars d’un côté, et accepter le paiement dans une autre devise de l’autre. C’est un scénario de cauchemar. Mais un jour dans le futur, la famille royale saoudienne devra faire un choix.
Le troisième larron dans cette situation est Israël en la personne de Netanyahou, grand ami et défenseur de Donald Trump depuis le début de sa campagne électorale. Avec la victoire de Trump, le leader israélien a rentabilisé l’investissement qu’il avait fait sur lui. En effet, depuis que Trump a gagné les élections, les États-Unis ont eu des mots durs contre l’Iran, se détournant de l’approche positive adoptée par Obama, qui avait réussi à réaliser l’accord nucléaire iranien. Néanmoins, le Premier ministre israélien a dû faire face à de nombreux problèmes chez lui, avec une majorité parlementaire étroite et plusieurs membres de son gouvernement sujets à des enquêtes pour corruption.
Donald Trump a poursuivi une politique très agressive contre Téhéran pendant la campagne électorale, puis a annulé l’accord nucléaire iranien il y a quelques semaines. La décision est maintenant au Congrès pour certification, avec une médiation difficile entre les alliés européens (autres que la Chine et la Russie), qui s’opposent à la fin de l’accord, et les Israéliens, qui peuvent compter sur le soutien de nombreux sénateurs grâce à leurs actions de lobbying. Israël, pour sa part, voit dans l’Arabie saoudite et dans MBS le chaînon manquant entre le wahhabisme saoudien et le sionisme israélien. Différents télégrammes privés diffusés à la presse ont montré comment les diplomates israéliens dans le monde ont été chargés de soutenir les accusations saoudiennes d’ingérence de l’Iran dans les affaires intérieures libanaises.
Les intérêts de MBS et de Netanyahou semblent bien s’accorder en Syrie, au Yémen et en ce qui concerne l’Iran et le Hezbollah. Les deux pays ont un destin commun en vertu du fait que ni l’un ni l’autre ne peut traiter seul de manière décisive avec le Hezbollah en Syrie ou au Liban, sans parler de l’Iran. Rouhani lui-même a déclaré que l’Iran craint uniquement la force et le pouvoir américains, sachant que l’Arabie saoudite et Israël sont incapables de vaincre Téhéran.
Le soutien de Trump aux arrestations ordonnées par MBS dans son pays est basé sur un certain nombre de facteurs. Le premier concerne les investissements dans l’économie qui seront réalisés comme le veut l’Amérique. L’autre, certainement moins connu, concerne la bataille souterraine qui se déroule entre les élites occidentales depuis des mois. Bon nombre des soutiens financiers principaux de Hillary Clinton sont des milliardaires saoudiens arrêtés par MBS, possédant des stock-options dans diverses grandes banques, compagnies d’assurance, groupes d’édition, et groupes de médias américains, tous ouvertement anti-Trump. En ce sens, la poursuite de la lutte de Trump contre une partie de l’élite américaine peut être constatée dans le blocage de la fusion entre AT & T et Time Warner impliquant CNN.
Trump semble accompagner les appels saoudiens et israéliens à la guerre avec des intentions multiples, potentiellement un plan plus vaste d’accord régional entre les parties.
Au niveau régional, Trump a d’abord soutenu la croisade saoudienne contre le Qatar, qui s’est terminée sans que Riyad n’obtienne satisfaction sur aucune des demandes avancées. Pendant la crise, Doha s’est approché de Téhéran et de Moscou, qui ont immédiatement profité de la situation pour établir des relations commerciales et entamer des négociations avec le Qatar pour qu’il tempère son influence terroriste dans la région, en particulier dans le conflit syrien. La Turquie et le Qatar ont pratiquement annoncé une alliance militaire, cimentant un nouveau front comprenant la Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie, la Syrie, le Liban, l’Irak et le Qatar, maintenant tous du même côté de la barricade, opposés aux diktats saoudiens et aux efforts israéliens pour fomenter une guerre contre l’Iran.
Avec le retrait américain de la région, qui paraît de plus en plus évident au vu de la réticence de Trump à s’embarquer dans un conflit au Moyen-Orient, Israël et l’Arabie saoudite amplifient leurs gémissements désespérés contre l’Iran, observant comment les victoires de l’axe de la résistance ont conduit Téhéran à dominer la région avec ses alliés. La visite du roi Salman en Russie et les quatre rencontres entre Poutine et Netanyahou donnent une idée de la capitale qui est en charge de la région. Tout cela représente un changement historique qui isole davantage Riyad et Tel Aviv, deux pays qui sont au cœur du chaos et de la terreur.
La tentative saoudienne d’isoler le Qatar a échoué lamentablement, et l’effort continu pour dépeindre l’Iran comme la principale cause de tension dans la région semble avoir atteint un point de non-retour, avec la dernière acrobatie impliquant Hariri. Les sunnites, les chrétiens et les chiites sont d’accord sur un point seulement : que le Premier ministre doit rentrer chez lui, au Liban. Riyad souhaite faire éclater une nouvelle guerre civile dans la région, Israël espérant profiter du chaos pour attaquer le Hezbollah. Cela n’arrivera pas, et la déception de la Maison des Saoud et du Premier ministre israélien n’y changera rien. Sans le feu vert de Washington et la promesse de l’oncle Sam d’intervenir aux côtés de ses alliés au Moyen-Orient, les Israéliens et les Saoudiens sont conscients qu’ils n’ont ni les moyens ni la force d’attaquer l’Iran ou le Hezbollah.
Trump joue un jeu dangereux. Mais il semble y avoir un certain degré de coordination avec les autres géants sur la scène internationale. Le point principal est qu’il est impossible pour Washington de participer activement à un conflit dans la région ou de changer le cours des événements de manière significative. Le discours sur la « Fin de l’histoire » s’est éteint depuis des années. L’influence américaine est en déclin, Xi Jinping et Poutine ont montré un grand intérêt pour l’avenir de la région. Ces derniers mois, les militaires russes et iraniens, ainsi que l’emprise économique chinoise sur la région, ont manifesté une intention collective de remplacer les années de guerre, de mort et de chaos par la paix, la prospérité et la richesse.
MBS et Netanyahou ont du mal avec ce nouvel environnement qui intronisera inévitablement l’Iran comme hegemon dans la région. Le temps presse pour Israël et l’Arabie saoudite, et les deux pays sont confrontés à d’énormes problèmes internes tout en étant incapables de changer le cours des événements dans la région sans la pleine intervention de leur allié américain, ce qui est pratiquement impossible de nos jours.
Le nouveau cours du monde multipolaire, ainsi que la politique America First de Trump, semblent avoir frappé le plus durement les pays qui ont tout misé sur la domination économique et militaire continue des États-Unis dans la région. D’autres pays comme le Qatar, le Liban et la Turquie ont commencé à comprendre le changement historique en cours, et ont lentement opéré leur reconversion, réalisant dans le processus les avantages d’un ordre mondial multipolaire, plus propice à une coopération mutuellement bénéfique entre les pays. Plus l’Arabie saoudite et Israël poussent à la guerre contre l’Iran, plus ils s’isolent. Cela servira à les rapprocher du bord de l’abîme.
Federico Pieraccini
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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