Par Pepe Escobar – Le 8 juillet 2016 – Source sputniknews
Pendant que le sommet de l’OTAN à Varsovie s’amorçait, Dmitry Peskov, le porte-parole du Kremlin, n’a pu s’empêcher cette remarque lapidaire : « Ce n’est pas nous qui nous approchons des frontières de l’OTAN. »
C’est un exposé des faits. Mais les faits, l’OTAN n’en a rien à cirer, car elle ne carbure qu’aux mythes. Un des mythes solidement cuirassé à l’intérieur du périmètre à Washington est que l’OTAN ramène périodiquement les USA à assumer son « rôle traditionnel » , qui est de garantir la sécurité de l’Europe. Dans les faits, c’est plutôt le contraire, Washington devant rappeler périodiquement à ses vassaux européens la nécessité absolue d’une présence accrue de l’OTAN.
L’OTAN a trop longtemps privilégié les opérations hors zone, depuis 1993 au moins, lorsque le concept s’est échafaudé.
Cela a permis à l’OTAN de « projeter la stabilité » en Afghanistan − en échouant lamentablement dans sa guerre contre des membres de tribus armés de kalachnikovs − et en Libye, en transformant un pays stable en terre désolée ravagée par les milices.
Mais c’est encore loin d’être terminé. Il suffit de lire le point II du sommet de Varsovie : Projeter la stabilité. La mission se lit comme suit : « Pour préserver la sécurité sur son territoire, l’OTAN doit aussi projeter la stabilité au‑delà de ses frontières. »
Ce n’est rien moins que la volonté de faire de l’OTAN un « robocop » planétaire, un projet qui risque de passer à la vitesse supérieure si jamais la candidate officielle des néocons et des néolibérauxcons, Hillary Clinton, prend les commandes de la Maison-Blanche en 2017.
Mais ce qui ressort aujourd’hui, c’est que l’OTAN est revenu à sa mission (remixée) de l’époque de la Guerre froide, qui est de s’en prendre à la Russie. C’est le thème principal du sommet de Varsovie et de ce qui suivra, peu importe l’emballage médiatique.
Tout revient donc à « l’agression russe. » Pour défendre sa cause, l’OTAN est prête à créer un nouveau rideau de fer, même s’il est en fait plastifié, de la mer Baltique à la mer Noire, en clamant haut et fort, comme l’a fait son secrétaire-général Jens Stoltenberg, que « Si un de nos alliés est attaqué, toute l’alliance répondra d’une seule voix. »
Pour l’heure, le nouveau rideau de fer − plastifié ? − prendra principalement la forme de quatre bataillons multinationaux rachitiques déployés par rotation en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne.
Tout ce branle-bas se fait alors que la véritable « menace » pour les membres de l’OTAN, ce n’est pas la Russie, mais ce dont on n’ose pas discuter en Europe, à savoir le contrecoup des bévues directes et indirectes de Washington au Moyen-Orient, qu’il s’agisse de l’opération Shock and Awe [en Irak], ou encore de la fourniture en « douce » d’armes aux rebelles modérés, toutes des manœuvres classiques de l’Empire du Chaos ayant contribué à causer une crise de réfugiés massive.
Tout ce que Stoltenberg a réussi à débiter à ce sujet, c’est que « nous allons établir un cadre pour répondre aux menaces et aux problèmes en provenance du Sud. »
Dans le jargon de l’OTAN, le Sud signifie, en théorie, Daesh, qui est actif dans le Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ce qui exclut évidemment les rejetons d’Al-Qaïda qui pourraient s’être regroupés en tant que rebelles modérés.
Stoltenberg soutient aussi ceci : « Nous ne voulons pas de nouvelle guerre froide. » Pourtant, la « stabilité » projetée par l’OTAN sur le terrain va dans le sens contraire. De plus, s’il subsistait encore quelques doutes au sujet de la volonté commune de l’UE et de l’OTAN pour l’ensemble du projet, la déclaration conjointe signée à Varsovie par Stoltenberg, le président de la Commission européenne (CE), Jean-Claude Juncker et le président du Conseil européen, Donald Tusk, les a dissipés pour de bon.
Après tout, même la classe dominante britannique a été forcée d’admettre que dès le départ, l’UE était un projet de la CIA, et que l’OTAN est une chimère du Pentagone.
Passons maintenant aux accords commerciaux projetés
Voilà donc le « projet » proposé par l’OTAN à l’Occident et aux pays du Sud. Voyons maintenant ce qui se passe de l’autre côté.
La donne a changé il y a quelques jours seulement, lors du sommet annuel de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tachkent. L’OCS est maintenant en voie de chambouler la géopolitique. Ce n’est pas par hasard qu’un des principaux baromètres de l’état d’esprit des instances dirigeantes à Pékin a comparé le Brexit à la fracture du supercontinent Gondwana il y a 180 millions d’années.
Alors que le Brexit pourrait préfigurer l’implosion au ralenti de l’UE − au grand dam des élites qui gouvernent l’Empire du Chaos − l’OCS a admis l’Inde et le Pakistan dans ses rangs. Il est trop tôt pour déterminer qui sortira gagnant de la configuration géopolitique de l’après-Brexit. À l’intérieur du périmètre à Washington, on a déjà proclamé sur un ton hystérique que « Poutine a gagné. » Pékin a réagi de façon mesurée en reconnaissant que c’est le dollar US qui a gagné. Sans l’énoncer publiquement, Moscou considère que c’est le partenariat russo-chinois qui pourrait avoir gagné.
Ce que recherche Pékin est infiniment plus complexe, soit rien de moins qu’un partenariat stratégique sino-européen, côte-à-côte avec le partenariat stratégique russo‑chinois, qui progresse en parallèle avec l’OCS.
Nous revenons une fois de plus à l’inter-connectivité eurasiatique tous azimuts, qui se démarque par une volonté constante de multiplier les corridors économiques. Prenons comme exemple le service de trains de marchandises entre la Chine et l’Europe, qui ne cesse de se développer sous la bannière « China Railway Express. »
Les projets commerciaux et les projets d’investissement et d’infrastructure se multiplient partout en Eurasie. Citons entre autres la ligne de chemin de fer entre la Hongrie et la Serbie, le tunnel Qamchiq en Ouzbékistan, les lignes de transmission électrique au Kirghizistan et le réseau de gazoducs liant la Chine à l’Asie centrale.
Le ministre chinois du Commerce Gao Hucheng a pratiquement étalé la feuille de route, lorsqu’il a souligné que la coopération économique régionale de l’avenir se fera dans le cadre de l’OCS, en s’inspirant du concept « Une ceinture, une route » (OBOR), qui est la dénomination officielle des nouvelles Routes de la soie.
Cela entraîne, par exemple, la signature d’accords sur la devise de règlement des transactions commerciales avec la Russie, le Kazakhstan et le Kirghizistan, d’un accord sur la devise de règlement des transactions transfrontalières avec le Tadjikistan, et des contrats de swap des devises avec la Russie, le Kazakhstan et le Tadjikistan.
C’est ainsi que tout l’ensemble converge : OCS, OBOR et AIIB (Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures), la Nouvelle banque de développement (NBD) des BRICS et le Fonds de la Route de la soie. Bref, une inter-connectivité totale alimentée par les investissements et le financement.
Tout cela est possible parce que l’OCS, contrairement à l’UE-OTAN, n’est ni une alliance, ni une union. Il a fallu des années pour que l’OCS en arrive à définir sa mission fondamentale. Sommes‑nous une OTAN asiatique ou un bloc commercial ? L’OCS est en fait un mutant, un organisme hybride, bref, un exemple de pragmatisme, très asiatique, d’unité dans la diversité.
Le régionalisme d’ouverture n’est pas rejeté pour autant. Par exemple, l’Inde peut faire partie de l’OCS tout en maintenant une forme de symbiose avec les USA.
Certains concepts clés sont toutefois clairs, notamment la volonté concertée d’instaurer une infrastructure inclusive, capable d’unifier en pratique tous les membres de l’OCS de l’Asie du Sud-Ouest, de l’Asie du Sud, de l’Asie centrale et de l’Asie de l’Est.
Tout cela fait partie d’un projet géopolitique chinois complexe et hautement stratégique, qui comprend des relations commerciales turbopropulsées avec chacun des joueurs de l’Europe à l’Asie centrale et à l’Asie du Sud-Est.
Il n’y a donc pas de quoi s’étonner des propos sans équivoque du président de la AIIB, Jin Liquin, quant au soutien de la banque à « Une ceinture, une route. »
La volonté exprimée, c’est de « promouvoir la croissance, être socialement acceptables et respectueux de l’environnement. »
L’histoire d’amour germano-russe
Tout en étant profondément engagée dans l’intégration eurasiatique, la Russie suit de très près ce qui se passe sur le front européen. La Russie et l’Allemagne sont encore loin de former un partenariat stratégique, mais semblent aller dans ce sens. Le ministre de l’Économie Sigmar Gabriel dit publiquement que les sanctions devraient être levées. Il se dit aussi en faveur de Nord Stream II qui augmentera la capacité du gazoduc Nord Stream original.
Pour sa part, le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier a qualifié les manœuvres antirusses en Pologne et dans les pays baltes de « tentatives d’intimidation. »
Les sociaux-démocrates allemands ont toujours pensé que l’ostpoliltik (nouvelle politique vers l’Est – NDT) préconisée par Willy Brandt doit demeurer vivante, voire se renforcer.
S’il était toujours vivant, Chou En Lai dirait qu’il est trop tôt pour dire si la Grande-Bretagne de l’après-Brexit va établir une nouvelle alliance géo-financière avec la Chine. Ce qui est sûr, c’est que la City de Londres salive déjà à la perspective d’offrir ses services financiers en vue d’une intégration eurasiatique. Pékin, pour sa part, semble assez certain que « les USA sont incapables de terrasser le dragon chinois et l’ours russe en même temps. » L’intégration eurasiatique à laquelle participent les deux partenaires stratégiques devrait donc se poursuivre.
Dans ces conditions, que veut-on au juste à l’intérieur du périmètre à Washington?
La conférence annuelle de l’armée britannique portant sur la guerre terrestre s’est tenue quelques jours seulement avant le Brexit. Comme le rapportait l’un des concepteurs de l’opération « Shock and Awe » − la destruction de l’Irak en fait − la citation à retenir revient à un général de l’armée des USA, lorsqu’il a dit que pour le Pentagone, la priorité numéro un consiste « à avoir un effet dissuasif sur la Russie et, s’il le faut, la vaincre dans une guerre. »
En fin de compte, tout se résume − sans surprise − à un scénario du genre docteur Folamour. Le nouveau projet de l’OTAN, qui consiste à « projeter la stabilité » , comme on l’a précisé à Varsovie, n’est qu’un exercice de relations publiques inutiles, qui de plus cache le véritable objectif : le Pentagone se prépare à l’épouvantable possibilité d’une guerre chaude contre la Russie.
Note du Saker Francophone Pepe Escobar a écrit l’article ci-dessous après la première journée du sommet de l’OTAN à Varsovie. Le lendemain, il a écrit ceci sur son compte Facebook:
ÇA VA JOUER DUR
Je ne soulignerai jamais assez la GRAVITÉ de la situation géopolitique actuelle. Le canard boiteux qu’est l’administration Obama ne fera rien, mais les acteurs du complexe militaro-industriel se bousculent déjà pour se tailler une place dans la prochaine configuration, et nous savons tous qu’il pourrait s’agir d’un Gotterdammerung [crépuscule des dieux, NdT] clintonesque. Dans mon article publié par Sputnik, qui vient de paraître, un général américain avoue franchement que la situation globale pourrait exiger le déclenchement d’une guerre chaude. Poutine a déjà sonné l’alarme à ce propos. Le prof. Stephen Cohen aussi a sonné l’alarme. Aujourd’hui (samedi), c’était au tour de Gorbatchev. La perspective stratégique du Pentagone est claire : nous sommes DÉJÀ entrés dans le territoire du docteur Folamour 2.0. Oubliez les Talibans, les opérations anti-insurrectionnelles, la djihadistes déments. LE jeu qui se dessine, c’est la possibilité d’une guerre contre les ennemis haut de gamme que sont la Russie et la Chine. La Russie ne se lancera jamais dans une attaque armée contre l’OTAN. Sauf que les provocations des USA et de l’OTAN à la lisière du territoire russe (notamment à Kalinigrad), pourrait bien entraîner de nouveaux incidents du golfe du Tonkin. À partir de là, tous les paris seront ouverts. Bon courage, et faites vivre l’enfer aux bellicistes.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.
Traduit par Daniel, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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