Le mot « anarchisme » a été tellement dépouillé de sa substance, qu’il en est venu à être assimilé au chaos et au nihilisme. Ce n’est pas ce qu’il signifie.
Par David Morris – Le 14 Février 2012 – Waking Times
Le 8 février 1921, vingt mille personnes, bravant des températures si basses que les instruments de musique gelaient, ont défilé en un cortège funèbre dans la ville de Dimitrov, une banlieue de Moscou. Ils étaient venus pour rendre hommage à un homme, Petr Kropotkine, et sa philosophie, l’anarchisme.
Quelque 90 ans plus tard, peu de gens connaissent Kropotkine. Et le mot anarchisme a été tellement dépouillé de sa substance, qu’il en est venu à être assimilé au chaos et au nihilisme. Ce qui est regrettable, tant pour l’homme que pour la philosophie qu’il a tant travaillé à développer, puisqu’on a beaucoup à en apprendre en 2012.
Je suis étonné qu’Hollywood n’ait pas encore découvert Kropotkine. Car sa vie a l’étoffe des grands films. Né privilégié, il a passé sa vie à lutter contre la pauvreté et l’injustice. Révolutionnaire à vie, il était aussi un géographe et un zoologiste de renommée mondiale. En effet, l’intersection de la politique et de la science caractérise une grande partie de sa vie.
Ses luttes contre la tyrannie l’ont mené pendant des années dans les prisons russes et françaises. La première fois qu’il a été emprisonné en Russie, le tollé poussé par de nombreux savants, les plus connus au monde, a conduit à sa libération. La deuxième fois, il a conçu une évasion spectaculaire et a fui le pays. À la fin de sa vie, de retour dans sa Russie natale, il a soutenu avec enthousiasme le renversement du tsar, mais tout aussi fermement condamné les méthodes de plus en plus autoritaires et violentes de Lénine.
Dans les années 1920, Roger N. Baldwin résume Kropotkine de cette façon :
Kropotkine est appelé par des dizaines de personnes qui le connaissaient dans tous les domaines de la vie, comme l’homme le plus noble qu’ils aient jamais connu. Oscar Wilde l’a appelé l’un des deux hommes vraiment heureux qu’il ait jamais rencontré… Dans le mouvement anarchiste, il était tenu en profonde affection par des milliers de gens. Les ouvriers français l’appelaient notre Pierre. Ne prenant jamais une position dirigeante, il a néanmoins été meneur, par la force morale de sa personnalité et l’étendue de son intelligence. Il combinait dans une mesure extraordinaire des qualités de caractère avec un bel esprit et un sentiment social passionné. Sa vie a fait une impression profonde sur une grande variété de classes sociales : l’ensemble du monde scientifique, le mouvement révolutionnaire russe, les mouvements radicaux de toutes les écoles, et tout le monde littéraire qui se souciaient peu ou prou de la science ou de la révolution.
Pour nos propres besoins, l’héritage le plus durable de Kropotkine est son travail sur l’anarchisme, une philosophie dont il était peut-être le meilleur promoteur. Il en vint à l’idée que la société se dirigeait dans la mauvaise direction et a identifié la bonne direction à suivre, en utilisant la même méthode scientifique qui l’avait conduit à choquer les géographes, en prouvant que les cartes existantes de l’Asie avaient leurs montagnes positionnées dans la mauvaise direction.
L’événement déclencheur qui a conduit Kropotkine à embrasser l’anarchisme a été la publication par Charles Darwin de L’Origine des espèces en 1859. Alors que la thèse de Darwin, qui dit que nous descendons des singes, a été très controversée, sa thèse sur la sélection naturelle implique une survie du plus apte, à travers une lutte violente entre et parmi les espèces, et a été adoptée avec enthousiasme par le 1% de la population pour justifier toutes les inégalités sociales comme un sous-produit inévitable de la lutte pour l’existence. Andrew Carnegie a affirmé que la loi de la concurrence était « la meilleure pour la race, car elle assure la survie du plus fort dans chaque domaine » : Nous acceptons et accueillons une grande inégalité (et) la concentration de l’entreprise […] dans les mains de quelques-uns. L’homme le plus riche de la planète, John D. Rockefeller, a carrément affirmé : La croissance d’une grande entreprise est simplement une survie du plus fort […] la manifestation d’une loi de la nature.
En réponse à un essai largement distribué par Thomas Huxley au XIXe siècle, « La lutte pour l’existence dans la société humaine », Kropotkine a écrit une série d’articles pour le même magazine, qui ont ensuite été publiés sous forme de livre, L’entraide, un facteur de l’évolution.
Il a trouvé que le point de vue des darwinistes sociaux était contredit par ses propres recherches empiriques. Après cinq ans d’examen de la faune en Sibérie, Kropotkine a écrit: J’ai échoué à trouver – même si j’ai cherché avidement – que la lutte acharnée pour les moyens d’existence […] qui a été considérée par la plupart des darwinistes […] comme la caractéristique dominante – soit le facteur principal de l’évolution.
Kropotkine a honoré les idées de Darwin sur la sélection naturelle, mais estimé que le principe directeur de la sélection naturelle était la coopération et non la concurrence. Les plus forts sont ceux qui ont coopéré.
Les espèces animales dont la lutte individuelle a été réduite à ses plus étroites limites et où la pratique de l’entraide a atteint le plus grand développement sont invariablement les plus nombreux, les plus prospères et les plus ouverts à de nouveaux progrès. […] Les espèces asociales, au contraire, sont vouées à la dégénérescence.
Il a passé le reste de sa vie à promouvoir ce concept et la théorie de la structure sociale connue comme l’anarchisme. Pour les Américains, l’anarchisme est synonyme d’un manque d’ordre. Mais pour Kropotkine, les sociétés anarchistes ne manquent pas d’ordre, l’ordre émerge de règles conçues par ceux qui sentent leur impact, de règles qui encouragent les systèmes de production à l’échelle humaine et qui maximisent la liberté individuelle et la cohésion sociale.
Dans son article Anarchie dans l’Encyclopédie britannique de 1910, Kropotkine définit l’anarchisme comme une société sans gouvernement, l’harmonie dans une telle société étant obtenue non par soumission à la loi ou par l’obéissance à toute autorité, mais par des accords de libre agrément conclus entre les divers groupes, territoriaux et professionnels, librement constitués pour le bien de la production et de la consommation […]
L’entraide, un facteur de l’évolution a été publié en 1902. Avec des chapitres sur les sociétés animales, les tribus, les villes médiévales et les sociétés modernes, c’est une étude scientifique pour la coopération. Les lecteurs de 2012 peuvent trouver que le chapitre sur les villes médiévales est le plus convaincant.
Du XIIe au XIVe siècle, des centaines de villes ont émergé autour des marchés nouvellement formés. Ces marchés étaient si importants que les lois englobées par les rois, les évêques et les villes ont protégé leurs fournisseurs et clients. Comme les marchés ont augmenté, les villes ont gagné en autonomie, et se sont organisées en structures politiques, économiques et sociales qui, pour Kropotkine, faisaient d’elles un modèle de travail instructif sur l’anarchisme.
La cité médiévale n’était pas un État centralisé. C’était une confédération, divisée en quatre quartiers ou cinq à sept sections, rayonnant à partir d’un centre. À certains égards, elle a été structurée comme une double fédération. Certaines se composaient de tous les ménages réunis en petites unités territoriales : la rue, la paroisse de la section. D’autres étaient composées d’individus unis par un serment en guildes, selon leurs professions.
Les guildes ont établi les règles économiques. Mais la guilde se composait de nombreux intérêts. Le fait est que la guilde médiévale […] était une union de tous les hommes liés à un métier donné : les jurats, acheteurs des produits bruts, les vendeurs de produits manufacturés et les artisans, les maîtres, compagnons, et apprentis. Elle était souveraine dans sa propre sphère, mais ne pouvait pas développer de règles interférant avec le fonctionnement des autres guildes.
Quatre cents ans avant Adam Smith, les cités médiévales avaient élaboré des règles qui ont permis la poursuite de l’intérêt personnel pour soutenir l’intérêt public. Contrairement à la proposition d’Adam Smith, leur outil était en effet une main très visible.
Ce mini-monde de la coopération a donné lieu à des réalisations remarquables. Des villes de 20 000 à 90 000 personnes ont émergé des développements technologiques comme artistiques, qui nous étonneront toujours.
La vie dans ces villes était loin d’être aussi primitive que l’âge des ténèbres que nos livres d’Histoire leur attribuent. Les ouvriers de ces villes médiévales obtenaient un salaire décent. Beaucoup de villes avaient une journée de travail de 8 heures.
Florence, en 1336, comptait 90 000 habitants. Quelques 8 000 à 10 000 garçons et filles (oui, filles) fréquentaient des écoles primaires et il y avait 600 élèves dans quatre universités. La ville comptait 30 hôpitaux avec plus de 1000 lits.
En effet, Kropotkine écrit : Plus nous en apprenons sur la cité médiévale, plus nous sommes convaincus qu’à aucun moment, les travailleurs n’ont bénéficié de travail dans de telles conditions de prospérité et de respect qu’à l’époque où la vie de ces villes était à leur apogée.
L’entraide, un facteur de l’évolution est rarement lu aujourd’hui. Personne ne se souvient de Petr Kropotkine. Mais son message et sa preuve empirique est que la coopération, et non la concurrence, est la force motrice de la sélection naturelle, que la décentralisation est supérieure à la centralisation dans la gouvernance et l’économie, et que l’entraide et la cohésion sociale devraient être encouragées plutôt que l’inégalité sociale massive et l’exaltation de l’individu sur la société ; tout cela est aussi pertinent pour les débats de notre époque, que ce ne l’était pour les débats de son temps.
À la date anniversaire de la mort de Kropotkine, il serait salutaire pour le monde de redécouvrir ses écrits remarquables, qui sont tous disponibles gratuitement en ligne, et de revoir sa philosophie.
David Morris est co-fondateur et vice-président de l’Institut pour la résilience locale à Minneapolis, Minn., et directeur de son projet de nouvelles règles.
Traduit par Poolan Devi, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone