Par M. K. Bhadrakumar − Le 12 avril 2021 − Source Oriental Review
Le destroyer à missiles guidés USS John Paul Jones, qui a croisé au large des îles Lakshadweep le 7 avril dernier, a jeté les sinophobes indiens en état de confusion. Un quotidien de premier plan l’a signalé comme « une rare chute entre deux partenaires du groupe Quad ». Un analyste anti-chinois a tweeté qu’il s’agit simplement d’un « exercice de relations publiques raté » de la part des Étasuniens.
Le ministère des affaires étrangères a opté pour une perspective légaliste comme s’il répondait à une ordonnance de la haute cour de Delhi. Mais réfléchissons sérieusement. Oui, il s’agit d’un rare heur au sein de la confortable famille du Quad. Mais Quad n’est qu’un bambin. Que va-t-il donc se passer lorsque le président Biden la dressera au statut d’adolescent tapageur?
Ne nous y trompons pas, ce qui s’est produit est l’équivalent militaire de ce que le grand universitaire et diplomate étasunien George Kennan décrivit jadis au sujet des réserves en pétrole du Golfe persique — il s’agit de « nos ressources », écrivit-il, indispensables à la prospérité étasunienne, et par conséquent, les États-unis devraient en prendre le contrôle (chose qu’ils firent, bien entendu).
Les fonds marins de Mer de Chine du Sud et de l’Océan Indien sont le gisement d’inimaginables richesses en ressources naturelles — peut-être la dernière frontière. L’USS John Paul Jones s’est comporté comme un chien posant sa marque sur un lampadaire. Le spectre d’une future lutte de pouvoir considérable — non seulement contre la Chine ou la Russie, mais impliquant également les rivaux européens — hante Washington. Avec toute leur histoire coloniale tragique, les Indiens tendent à avoir la mémoire courte.
Ainsi, après 65 ans, la Grande-Bretagne retourne à l’« Est de Suez ». Le HMS Queen Elizabeth de 65000 tonnes, le tout dernier porte-avions britannique, vogue vers l’Océan Indien pour son déploiement inaugural. Le titre grandiloquent du document impressionnant de 114 pages, publié le mois dernier par Boris Johnson, le premier ministre britannique, contient tout ce qu’il y a à savoir — Une Grande-Bretagne globale dans un âge compétitif : la revue intégrée de sécurité, de défense, de développement et de politique étrangère.
En pages 66 à 69, le document se fait plutôt explicite, sous le sous-titre La bascule Indo-Pacifique : « L’Indo-Pacifique est le moteur de la croissance mondiale : il héberge la moitié de la population mondiale ; 40% du PIB mondial ; certaines des économies connaissant la croissance la plus importante ; à l’avant-plan des nouveaux accords commerciaux globaux ; dirigeant et adoptant l’innovation et les standards numériques et technologiques ; investissant dans les technologies renouvelables et vertes ; et il est vital quant à nos objectifs d’investissements et nos chaînes d’approvisionnement résilientes. L’Indo-Pacifique pèse déjà 17,5% du commerce mondial britannique, et 10 % des investissements directs à l’étranger de notre pays, et nous allons continuer de développer cela, y compris au travers de nouveaux accords commerciaux, de dialogues, et de partenariats approfondis en matière de science, de technologie et de données ».
Il conclut : « Nous (la Grande-Bretagne) devons également insister davantage qu’auparavant sur l’Indo-Pacifique, en reflet de son importance vis-à-vis des plus pressants défis globaux de la décennie à venir, comme la sécurité maritime et la compétition en lien avec les lois, les règles et les standards. »
Une fois de plus, le mois d’avril va voir le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, faire le déplacement en Inde pour maintenir le dialogue politique avec l’Inde et, chose importante, le porte-avions Charles de Gaulle de 42500 tonnes dirige une force de frappe en exercice avec l’INS Vikramaditya, qui doit se dérouler en deux phases en mer d’Oman et dans l’océan Indien.
Sans cette « image générale », l’Inde va continuer de regarder l’arbre qui cache la forêt. Quatre choses attirent l’attention quant à la déclaration de la 7ème flotte de la Navy étasunienne. Premièrement, elle affirme en toute première phrase que cette opération de liberté de navigation (FONOP – freedom of navigation operation) s’est déroulée « à l’intérieur de la zone économique exclusive de l’Inde, sans demander le consentement préalable de l’Inde. »
Deuxièmement, l’affirmation qui suit : « L’Inde exige de prononcer son consentement préalable pour la tenue d’exercices ou manœuvres militaires dans sa zone économique exclusive ou son plateau continental, une revendication qui ne tient pas face au droit international. Cette opération de liberté de navigation a respecté les droits, les libertés, et les usages légitimes de la mer reconnus par le droit international, en défiant les revendications indiennes excessives en matière maritime. »
Alors, est-ce que les Indiens ne le savent pas? Bien sûr qu’ils le savent. Mais les États-Unis doivent proclamer devant l’ensemble de la région de l’océan Indien, y compris le Pakistan — ainsi qu’aux capitales européennes — que les ambitions de l’Inde ne resteront pas sans être défiées.
Troisièmement, l’affirmation de la Navy étasunienne selon laquelle la FONOP « démontre que les États-Unis, se déplaceront dans l’air, sur mer, et opéreront partout où le droit international le permet ». Chose intéressante, il s’agit du verbiage anti-chinois standard usité par Mike Pompeo. Clairement, il ne s’agit pas d’un événement étranger (« rare »). En outre, il s’agit à présent de la mer d’Oman, mais cela pourra demain être la baie du Bengale ; il s’agit aujourd’hui d’un navire de guerre, mais demain, cela pourra être la Dragon Lady qui survolera à 70000 pieds, en affirmant la prérogative d’opérer dans la zone économique exclusive de l’Inde.
Quatrièmement, l’affirmation a été émise après que les Indiens aient refusé de considérer sérieusement que les opérations FONOP sont « de routine et régulières… comme nous l’avons fait par le passé ». Delhi a possiblement étouffé les incidents similaires précédents. Mais les missions de type FONOP « ne concernent pas un seul pays, et ne servent pas à pratiquer des affirmations politiques ». Pour le dire simplement, les États-Unis considèrent la zone économique exclusive de l’Inde comme une partie des « lieux communs globaux » où ils exerceront leur prérogative (ressentie) pour agir selon leurs intérêts nationaux suprêmes, comme bon leur semble. Le « partenariat structurant du XXIème siècle » avec l’Inde n’empêchera pas Washington de poursuivre les intérêts étasuniens.
Le but ultime est que dans la région de l’océan Indien, l’Inde n’ait pas les yeux plus gros que le ventre. Il ne relève peut-être pas de la coïncidence que Washington ait énoncé ce ferme avertissement à portée d’oreille du High Level Virtual Event très affiché de Narendra Modi, le premier ministre, ce jeudi, avec Wavel Ramkalawan, premier ministre des Seychelles, pour « l’inauguration conjointe de plusieurs projets d’assistance au développement fondés par l’Inde aux Seychelles et la livraison d’un vaisseau de patrouille rapide fourni par l’Inde à l’usage des garde-côtes des Seychelles ».
Modi a mélodramatiquement qualifié Ramkalawan de « fils de l’Inde », faisant allusion à la lignée familiale Bihari de l’ancien pasteur. Mais Washington considère Ramkalawan comme l’obstiné dirigeant nationaliste de la nation insulaire de la région de l’océan Indien qui reste un voisin difficile, séparé par seulement 1894 kilomètres d’eau bleue de Diego Garcia. L’établissement d’une base militaire top secrète indienne sur l’île de l’Assomption est déjà assez grave, mais le bruit quant à des projets entretenus par le gouvernement Modi d’établir une base militaire dans cette nation insulaire constitue une proposition tout à fait différente. (Pour ce que l’on en sait, la fuite dans les médias porte la marque des renseignements étasuniens.)
Sans surprise, Delhi a énoncé une réponse de soumission à l’avertissement du Pentagone — directement tirée du livre de règles écrit par Chanakya. Cependant, à présent que les navires de guerre étasuniens ont disparu à l’horizon, asseyons-nous par terre et réfléchissons tristement à la destination vers laquelle l’enivrante mésaventure du Quad attire l’Inde.
Le cœur de l’affaire est que le sens ardent de la rivalité entretenu par les élites au pouvoir à l’égard de la Chine engendre un état d’esprit indien déformé. Les commentateurs chinois ont averti l’establishment indien, de manière répétée, que ses grandes aspirations de puissance dans la région de l’océan Indien ne sont pas réalistes. Ils parlaient d’expérience. De fait, contrairement au récit indien voulant que le statut de membre du Quad puisse être utilisé pour tirer des concessions de la part de la Chine, Pékin estime que le Quad constitue plutôt le casse-tête géopolitique de l’Inde et de la Russie, mais qu’il n’aurait en soi aucun avenir, au vu de ses contradictions internes.
Les universitaires chinois ont de manière persistante entretenu la vision selon laquelle le plus gros de la coopération étasuno-indienne de nos jours a procédé de la coopération plutôt que de la compétition, « dans le cas spécifique de l’océan Indien, leurs visions stratégiques quant à la structure de pouvoir régional sont profondément enracinées, et elles deviendront de plus en plus évidentes à mesure de la transition de pouvoir » — pour citer l’éminent universitaire chinois Chunhao Lou, directeur adjoint de l’institut d’études d’Asie du Sud auprès des instituts de Chine dédiés aux relations internationales contemporaines, dont le siège se trouve à Pékin.
Dans un essai de 2012 paru sous le titre relations étasuno-indo-chinoises dans l’océan Indien : une perspective chinoise, l’éminent universitaire d’ajouter : « Même si le facteur Chine sera toujours là pour promouvoir une coopération étasuno-indienne, la ‘théorie de la paix démocratique’ laissera la place à une politique réaliste, et les intérêts divergents des États-Unis et de l’Inde dans la région de l’océan Indien seront difficiles à réconcilier ». Comme on fait son lit, on se couche.
M. K. BHADRAKUMAR est un ancien diplomate de nationalité indienne, dont la carrière diplomatique a trois décennies durant été orientée vers les pays de l’ancienne URSS, ainsi que la Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan. Il a également travaillé dans des ambassades indiennes plus lointaines, jusqu’en Allemagne ou en Corée du Sud. Il dénonce la polarisation du discours officiel ambiant (en Inde, mais pas uniquement) : « vous êtes soit avec nous, soit contre nous »
Note du Saker Francophone Il n'aura pas échappé au lecteur fidèle du Saker Francophone que ces événements de friction entre les États-Unis et l'Inde se produisent, sans doute pas par hasard, au lendemain de menaces émises par les États-Unis de sortir l'Inde de l'alliance Quad, en rétorsion des intentions proclamées par celle-ci d'acheter des missiles russes de défense S-400. L'exercice d'"équilibrage de multi-alignement" indien est décidément des plus précaires.
Traduit par José Martí, relu par Wayan pour le Saker Francophone