L’obsession des néocons pour un changement de régime en Syrie conduit un groupe, dans les hautes sphères de Washington, à rejeter l’offre de la Russie d’aider à stabiliser le pays déchiré par la guerre et d’endiguer le flot déstabilisant des réfugiés en Europe, écrit Robert Parry.
Par Robert Parry – Le 22 septembre 2015 – Source Consortiumnews
Le président russe Vladimir Poutine a jeté aux décideurs politiques étasuniens l’équivalent d’une bouée de sauvetage pour les tirer des sables mouvants qu’est la guerre en Syrie, mais les néocons de Washington et les médias dominants aux États-Unis grognent à propos de l’audace de Poutine et contestent ses motivations.
Par exemple, l’éditorial du New York Times de lundi dernier [21 septembre 2015] a accusé Poutine de renforcer dangereusement la présence militaire russe en Syrie, même si l’objectif déclaré de Poutine est d’aider à écraser les djihadistes sunnites d’État islamique et d’autres mouvements extrémistes.
Le Times se râcle plutôt la gorge en parlant de Poutine utilisant son prochain discours à l’Assemblée générale des Nations unies «pour argumenter en faveur d’une coalition internationale contre État islamique, ignorant apparemment celle déjà dirigée par les États-Unis».
Le Times reprend ensuite l’argument néocon bizarre qui veut que la meilleure manière de contrer la menace d’État islamique, d’al-Qaïda et des autres forces djihadistes est d’éliminer le président syrien Bachar al-Assad et son armée, qui ont été les obstacles principaux à une victoire totale des groupes terroristes sunnites.
La prescription de rêve du Times/néocon continue d’être que le changement de régime à Damas conduirait finalement à l’émergence des rebelles modérés mythiques, qui l’emporteraient finalement, en quelque sorte, sur des extrémistes beaucoup plus nombreux et mieux armés. Cette perspective ignore le fait qu’après un projet d’entraînement à $500 millions de ces modérés, l’armée US dit qu’il y a maintenant quatre ou cinq combattants sur le champ de bataille à l’intérieur de la Syrie. En d’autres termes, les membres de cette brigade entraînée par les États-Unis se comptent sur les doigts d’une main [le reste étant passé du côté de État islamique avec armes et bagages, NdT].
Mais plutôt que de réfléchir à la pensée loufoque de certains à Washington au sujet de la Syrie – ou d’offrir aux lecteurs un récit plus détaillé du conflit syrien – le Times se met à accuser Poutine du chaos.
«Personne ne devrait être dupe quant à la culpabilité de la Russie dans l’agonie de la Syrie, écrit le Times. Poutine aurait pu aider à prévenir les combats qui ont tué plus de 250 000 Syriens et en ont déplacé des millions s’il avait travaillé avec d’autres grandes puissances en 2011 à empêcher M. Assad de faire la guerre contre son peuple après des manifestations pacifiques contre le gouvernement. […] M. Assad serait probablement parti si la Russie et l’Iran ne lui avaient pas fourni des armes et d’autres aides.»
Cette pensée unique ignore le rôle précoce des extrémistes sunnites dans le meurtre de policiers et de soldats, ce qui a provoqué ensuite les représailles sévères qui ont suivi. Mais le narratif syrien, selon le New York Times, est que les manifestants bonnet blanc ont été simplement attaqués par le gouvernement blanc bonnet.
La scénario simpliste du Times correspond précisément à ce que les néoconservateurs influents veulent que l’Occident croie, puisque les néocons avaient mis la Syrie sur la liste de regime change, à côté de l’Irak et de l’Iran, depuis que la liste avait été établie dans le cadre de la campagne politique du dirigeant israélien Benjamin Netanyahou en 1996. Le récit du Times laisse aussi de côté le rôle essentiel de la Turquie, de l’Arabie saoudite, du Qatar et d’autres alliés des États-Unis dans le soutien à al-Qaïda et à son rejeton, État islamique.
L’argent non comptabilisé de Bush
Pour compliquer encore la narrative syrienne «accusons Poutine» des responsables de Washington, il y a le rôle involontaire du président George W. Bush et de l’armée US pour jeter les bases de ces brutaux mouvements sunnites extrémistes grâce l’invasion de l’Irak il y a dix ans. Après tout, c’était seulement en réaction à la présence de l’armée des États-Unis que al-Qaïda en Irak a pris racine dans ce pays et ensuite sur le territoire syrien.
Non seulement l’éviction et l’exécution du dirigeant sunnite Saddam Hussein aliènent les sunnites de la région, mais le désespoir de Bush pour empêcher une défaite militaire totale en Irak au cours de son second mandat l’a conduit à autoriser le paiement de milliards de dollars à des combattants sunnites pour qu’ils arrêtent de tirer sur des soldats américains et donner à Bush le temps de négocier un retrait des troupes US.
A partir de 2006, ces versements des États-Unis aux combattants sunnites pour les amener à abandonner la résistance ont été au cœur de ce qu’on a appelé alors le réveil sunnite. Bien que le programme ait précédé l’envoi massif de troupes par Bush en 2007, la trêve achetée-et-payée est devenue essentielle pour ce que les dirigeants de Washington ont ensuite salué comme un envoi de renforts couronné de succès ou la victoire finale.
Outre les milliards de dollars versés par palettes de billets de banque américains aux insurgés sunnites, le déferlement de troupes de Bush a coûté la vie à 1 000 autres soldats étasuniens et a tué un nombre incalculable d’Irakiens, dont beaucoup menaient seulement leur vie quotidienne jusqu’à ce qu’ils soient déchiquetés par les puissantes munitions américaines. (Voir par exemple la vidéo Collateral Murder [meurtre collatéral] divulguée par le soldat Bradley/Chelsea Manning.)
Mais ce que la communauté du renseignement étasunienne évalue maintenant est uniquement le dommage collatéral causé par les pots de vin payés par l’administration Bush aux insurgés sunnites. Une partie des sommes semble avoir servi de capital de démarrage pour transformer al-Qaïda en Irak en État islamique lorsque les sunnites, qui continuaient à être privés de leurs droits par le gouvernement irakien dominé par les chiites, ont étendu leur guerre sectaire à la Syrie.
En plus des sunnites irakiens, le gouvernement laïque de la Syrie, avec Assad et d’autres dirigeants importants de la branche alaouite de l’islam chiite, a aussi été pris à partie par des extrémistes sunnites locaux et des djihadistes étrangers, dont quelques-uns ont rejoint État islamique mais dont la plupart se sont rassemblés autour du Front Nusra d’al-Qaïda et d’autres forces radicales. Bien que État islamique soit issu d’al-Qaïda en Irak (ou AQI), il a évolué en une force plus sanguinaire encore et, en Syrie, il s’est séparé de l’al-Qaïda central.
Rapports de renseignement
Les services de renseignement US ont suivi bon nombre de ces développements en temps réel. Selon un rapport de l’Agence du renseignement de la Défense (DIA) d’août 2012, «AQI a soutenu l’opposition syrienne depuis le début, à la fois idéologiquement et dans les médias. […] AQI a déclaré son opposition au gouvernement Assad parce qu’il le considérait comme un régime sectaire visant les sunnites.»
En d’autres termes, la plainte précoce de Assad à propos des terroristes qui avaient infiltré l’opposition était basée sur des faits. Dès le début des troubles en 2011, il y a eu des cas d’éléments armés qui tuaient des policiers et des soldats. Plus tard, il y a eu des attentats terroristes visant des hauts responsables du gouvernement syrien, y compris une explosion le 18 juillet 2012 – considérée comme un attentat suicide par les membres du gouvernement – qui a tué le ministre syrien de la Défense, le général Dawoud Rajiha, et Assef Shawkat, vice-ministre de la Défense et beau-frère de Assad.
Déjà à cette époque, il est devenu clair que l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et d’autres pays dirigés par des sunnites faisaient passer de l’argent et d’autres aides aux rebelles djihadistes cherchant à renverser le régime de Assad, qui était considéré comme un protecteur des chrétiens, des chiites, des alaouites et d’autres minorités craignant les persécutions si les extrémistes sunnites l’emportaient.
Comme l’a relevé le rapport de 2012 de la DIA, «à l’intérieur, les événements prennent une direction clairement sectaire. […] Les salafistes, les Frères musulmans et AQI sont les forces principales qui mènent l’insurrection en Syrie. […] L’Occident, les pays du Golfe et la Turquie soutiennent l’opposition, tandis que la Russie, la Chine et l’Iran soutiennent le régime.»
Les analystes de la DIA avaient déjà compris les risques que représentait AQI à la fois en Syrie et en Irak. Le rapport comportait une sévère mise en garde quant à l’expansion d’AQI, qui se transformait en État islamique ou ce que la DIA dénommait ISI. Le mouvement armé brutal voyait ses rangs grossir avec l’arrivée de djihadistes du monde entier venant rejoindre le drapeau noir des militants sunnites, intolérants à l’égard des Occidentaux comme à l’égard des hérétiques chiites et des autres branches de l’islam non sunnites.
Comme ce mouvement se renforçait, il risquait de se répandre en Irak. La DIA écrit : «Cela crée l’atmosphère idéale pour que AQI retourne dans ses anciennes poches à Mossoul et Ramadi [en Irak] et permettra un élan renouvelé pour l’unification des sunnites d’Irak et de Syrie dans le djihad, et le reste des sunnites dans le monde arabe contre ce qu’il considère comme l’unique ennemi, les dissidents [apparemment une référence au chiisme et autres formes non sunnites de l’islam]. ISI pourrait aussi déclarer un État islamique à travers son union avec d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie, ce qui créera un grave danger pour l’unification de l’Irak et la protection de son territoire.»
Face à cette menace terroriste sunnite croissante – qui en effet s’est redéployée en Irak — l’idée que la CIA ou l’armée des États-Unis pourraient effectivement armer et entraîner une force rebelle modérée pour concurrencer en quelque sorte les islamistes était déjà délirante ; pourtant c’était la pensée unique parmi les Gens Importants à Washington : organiser tout simplement une armée modérée pour chasser Assad et tout irait très bien.
Le 2 octobre 2014, le Vice-président Joe Biden a fait plus que vendre la mèche lorsqu’il a déclaré, lors d’une conférence à la Harvard’s Kennedy School: «Nos alliés dans la région ont été notre plus grands problème en Syrie […] les Saoudiens, les Émirats, etc., que faisaient-ils? Ils étaient si déterminés à renverser Assad et fondamentalement, à avoir une guerre par procuration entre sunnites et chiites, donc qu’ont-ils fait? Ils ont déversé des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armement sur quiconque combattrait contre Assad, sauf que les gens qui étaient approvisionnés étaient al-Nusra et al-Qaïda et des éléments extrémistes parmi les djihadistes venant d’autres régions du monde.» [Citation à 53:20 du clip.]
Autrement dit, beaucoup de pays de la coalition anti-État islamique dirigée par les États-Unis ont été effectivement impliqués dans le financement et l’armement de nombre des mêmes djihadistes que la coalition est aujourd’hui censée combattre. Si vous prenez en compte les milliards de dollars perdus [pas pour tout le monde, NdT] que l’administration Bush a déversés sur les combattants sunnites depuis 2006, vous pouvez affirmer que la coalition dirigée par les États-Unis porte l’essentiel de la responsabilité dans la création du problème auquel elle se confronte actuellement.
Biden a soulevé un point similaire au moins en référence aux États du golfe Persique : «Maintenant, tout à coup, je ne veux pas être trop facétieux, mais ils ont vu le Seigneur. […] L’Arabie saoudite a cessé de financer. L’Arabie saoudite autorise l’entraînement [de combattants d’État islamique] sur son sol […] les Qataris ont coupé leur soutien aux éléments les plus extrêmes des organisations terroristes, et les Turcs […] tentent de fermer leur frontière.»
Mais il reste de nombreux doutes quant à l’engagement de ces gouvernements sunnites dans la cause de la lutte contre État islamique et même encore plus de doutes si cet engagement s’étend au Front Nusra d’al-Qaïda et à d’autres forces djihadistes. Certains néocons ont même prôné le soutien à al-Qaïda comme le moindre mal vis-à-vis d’État islamique et du régime de Assad.
Accuser Poutine
Pourtant, l’éditorial du Times de lundi a accusé Poutine d’être responsable d’une grande partie du chaos syrien parce que la Russie a osé soutenir le gouvernement syrien, internationalement reconnu, face au terrorisme vicieux soutenu par l’étranger. Le Times ne blâme pas les États-Unis ou leurs alliés pour l’horreur en Syrie.
Le Times a aussi lancé des insultes personnelles à l’égard de Poutine dans le cadre de son récit tout aussi unilatéral de la crise en Ukraine, que les rédacteurs de l’éditorial ont résumé simplement comme un cas d’agression russe ou d’invasion russe – ignorant le rôle en coulisses de la Secrétaire d’État adjointe néocon Victoria Nuland dans l’orchestration du renversement violent du président ukrainien élu Victor Ianoukovitch en février 2014.
Dans l’éditorial de lundi, le Times a rapporté que le président Barack Obama «considère M. Poutine comme un criminel», bien que ce soit le président Obama qui s’est vanté il y a peu, le mois dernier «[d’avoir] ordonné une action militaire dans sept pays», un autre fait gênant que le Times laisse de côté discrètement. Autrement dit, qui est le criminel?
Pourtant, malgré tous ses hauts cris et injures à l’encontre de Poutine, le Times conclut pour finir que Obama devrait essayer la bouée de sauvetage que Poutine a lancée à la politique syrienne d’Obama qui – avec toutes ses saloperies et ses moulinets en l’air – est en train de s’enliser rapidement dans les sables mouvants. L’éditorial conclut :
«Le secrétaire d’État John Kerry, parlant à Londres vendredi, a dit clairement que l’Amérique chercherait un terrain commun en Syrie, ce qui pourrait vouloir dire maintenir M. Assad au pouvoir temporairement, pendant une phase de transition. Les Russes devraient accepter que M. Assad parte dans un délai spécifique, disons six mois. L’objectif est un gouvernement de transition qui intègre des éléments du régime de Assad et de l’opposition. L’Iran devrait faire partie de tout accord.
» L’Amérique devrait être consciente que les motivations de M. Poutine sont décidément mêlées et qu’il pourrait prochainement ne pas se soucier autant de rejoindre la lutte contre État islamique que de venir au secours de son vieil allié. Mais en gardant cela à l’esprit, il n’y a pas de raison de le tester.»
L’apparente volonté de Kerry de travailler avec les Russes – une position dont j’ai entendu dire qu’Obama la partage – est au moins un signe qu’il existe un peu de bon sens au sein du département d’État, qui a commencé par monter une tentative absurde et futile d’organiser un blocus aérien pour empêcher la Russie de porter secours et assistance à la Syrie.
En cas de succès, ce projet, émanant de la division européenne de Nuland, aurait pu faire s’effondrer le régime syrien et aurait ouvert les portes de Damas à État islamique et/ou à al-Qaïda. Les néocons sont si obsédés par le désir d’atteindre l’objectif qu’ils se sont fixé de longue date – un changement de régime en Syrie – qu’ils pourraient courir le risque de livrer la Syrie aux mains des coupeurs de tête d’État islamique et aux conspirateurs terroristes d’al-Quaïda.
Cependant, après les grognements et les piaffements requis, il semble que les têtes les plus froides dans l’administration Obama se sont finalement affirmées – et peut-être au New York Times aussi.
En savoir plus : Syrie et Daesh – l’origine
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone