Par Les Dossiers du BIP – 24 octobre 2018
L’affaire de la mort et de la disparition du corps, de Jamal Khashoggi – citoyen saoudien d’origine ottomane, adepte des Frères musulmans, journaliste au journal Washington Post – qui avait quitté l’Arabie saoudite après la nomination de Mohammed ben Salman Prince héritier, me paraît à la fois simple et compliquée.
Note du Saker francophone Une fois n'est pas coutume, nous vous proposons un article qui présente une vision peu orthodoxe de l'affaire Khashoggi. Il s'agit de l'éditorial du blog Les Dossiers du BIP n° 202 (à paraître). Ce blog , selon ses propres termes a pour but « ...de servir la cause du mouvement communiste et ouvrier... et d’informer ses lecteurs sur la vie et les luttes des partis et mouvements communistes et ouvriers à travers le monde, dans la mesure où toute la presse française (celle de droite comme celle dite de gauche, sans parler de celles des extrêmes) n’estime pas devoir porter honnêtement ces informations à la connaissance de ses lecteurs, ou les falsifie à des fins d’intoxication anticommuniste. »
Elle est simple lorsque l’on considère que le consulat d’Arabie saoudite à Constantinople 1, est territoire saoudien, comme le sont tous les territoires des ambassades et consulats de pays étrangers. La Turquie n’a donc aucun droit de regard sur ce qui s’y passe, pas plus que sur les exécutions, décapitations, lapidations … faites en place publique en Arabie saoudite. C’est une question de souveraineté nationale. Ceci dit nous pourrions comprendre qu’Erdoğan ait trouvé inacceptable qu’on se serve d’un consulat dans son pays pour en faire une boucherie.
Si donc le Président Recep Tayyip Erdoğan, avait respecté le Droit international et ne s’était pas immiscé dans l’affaire, celle-ci se serait passée sans bruit, ni scandale. De plus, a contrario imaginons qu’Erdoğan – ou l’État turc – ait entrepris de tuer et de faire disparaître un citoyen – disons un journaliste – turc, entré dans son consulat de Médine ou de Djeddah pour renouveler son passeport, (à condition bien sûr de ne pas laisser le cadavre sur un tas d’ordures ou dans une déchèterie, comme le cas s’est produit pour des opposants politiques en Turquie) que ce serait-il passé ?… Rien !
Si nous prenons pour vraies les rumeurs, à savoir qu’une quinzaine d’individus aurait constitué « l’équipe de nettoyage » 2, nous ne voyons pas très bien à quoi aurait servi un médecin légiste parmi eux. Ils auraient pu trouver quelqu’un de moins qualifié pour faire ce qu’il y avait à faire. Cherchaient-ils quelque chose dans ou sur le corps de leur victime ?! Plus étrange encore est la présence dans « l’équipe de nettoyage », de quatre généraux et de très hauts responsables du renseignement. L’affaire Khashoggi était-elle liée à des informations politiques, militaires, de renseignement, financières (comme une liste des numéro de compte secrets)…
Ce qui est certain c’est que quelque chose de très très important en jeu a motivé ce meurtre, et que cette chose n’avait rien à voir avec les articles que ce journaliste avait écrits dans le Washington Post et – nous le traiterons plus loin – en quoi son assassinat dérangeait-il à ce point les Occidentaux ?
Cet « incident » n’était évidemment pas, spontané ou fortuit. Il a en l’occurrence aussi servi opportunément à régler des comptes intra-sunnites, entre Frères musulmans et wahhabites, qui, chacun de leur côté, soutiennent financièrement, matériellement, … des djihadistes opposés impliqués dans le conflit syrien, et qui souvent s’entretuent. Cet « incident » se révèle en fait être aussi une chance pour le Qatar, proche de la Turquie et des Frères musulmans, pour s’en prendre à l’Arabie saoudite wahhabite, aidé en cela par la puissante chaîne qatarie Al Jazeera dont l’audience est mondiale.
Tout cela pourtant n’explique pas l’opprobre généralisée affichée par les puissances occidentales, et qui s’est manifesté par l’intermédiaire de personnalités diverses mais très importantes. On dirait que l’assassinat du malheureux Jamal Khashoggi a été l’élément déclencheur d’une attaque contre l’Arabie saoudite en général et Mohammed Ben Salman en particulier. Des banquiers, des industriels, des médias… en protestation ce sont dissociés du grand évènement, surnommé le « Davos du désert », le Future Investment Initiative (l’Initiative d’investissement pour le futur) du 23 au 25 octobre 2018 organisé par le Fonds d’investissement public (PIF) saoudien, où devait être abordé le projet de construction de « NEOM », ville super-moderne utilisant l’intelligence artificielle et qui coûterait au minimum la bagatelle de $500 milliards. Quel serait l’impact financier et monétaire de la transformation de ces milliards en béton, infrastructures et gadgets ?
Se sont donc désistés de cet événement ces champions de la « démocratie à l’étasunienne », le gratin des serviteurs de l’impérialisme occidental : J.P.Morgan Chase, Pdg, Jamie Dimon ; Ford, Président exécutif, Bill Ford ; UBER, Pdg, Dara Khosrowshahi ; Blackstone, Pdg, Stephen Schwarzman ; Blackrock, Pdg, Larry Fink ; MasterCard, Pdg, Ajay Banga ; Viacom, Pdg, Bob Bakish ; HSBC, Pdg, John Flint ; Crédit Suisse, Pdg, Tidjane Thiam ; BNP Paribas, Président, Jean Lemierre ; Standard Chartered, Pdg, William Winters ; London Stock Exchange, Pdg, David Schwimmer ; FMI, Directrice générale, Christine Lagarde ; Thrive, Pdg, Ariana Huffington ; Google Cloud, Pdg, Diane Greene, Sinovation Ventures, Pdg, Kai-Fu Lee ; Banque mondiale, Président, Jim Yong Kim ; Los Angeles Times, le propriétaire, Patrick Soon Shiong ; The Economist, Rédacteur en chef, Zanny Minton Beddoes ; The New York Times, éditorialiste, Andrew Ross Sorkin … Sans parler d’Angela Merkel (qui en attendant des explications adéquates a bloqué toutes les exportations d’armes vers l’Arabie saoudite) de même que d’autres pays de l’Union européenne…
Qu’est-ce qui lie ce meurtre à l’indignation de toutes ces canailles ? Ce n’est sûrement pas la morale car elles ont vu, sans sourciller, des centaines de milliers de personnes mourir dans des guerres qu’elles ont, pour la plupart d’entre elles, alimenté d’une manière ou d’une autre ! Cela fait des années et des années, des décennies que ces larbins de l’impérialisme, ces vautours du capital, se prosternent devant l’Arabie saoudite, faisant fi de ses innombrables victimes en Syrie, au Yémen et ailleurs, apportant leur soutien aux terroristes, s’offusquant du bout des lèvres des exécutions publiques… et tout cela pour faire des affaires – surtout vendre de l’armement – profiter du pétrole et soutenir le dollar…
Cela étant dit, imaginons que des sanctions contre les intérêts de l’Arabie saoudite, la fasse soit basculer dans le camp de la Russie et de la Chine, soit lui permette d’acquérir plus d’indépendance vis-à-vis des États-Unis et de ses vassaux ! Oser dire au roi d’Arabie saoudite « qu’on l’aime mais que son pays ne tiendrait pas deux semaines sans le soutien des États-Unis », comme l’a fait Trump, est plus que blessant. Les dirigeants Saoudiens sont peut-être des voyous mais ils ont le sens de l’honneur et beaucoup d’orgueil. Quand ensuite il leur a demandé de payer pour leur armement – Trump devait se croire en Israël – la réponse de Mohammed Ben Salman s’est faite cinglante : « l’Arabie saoudite a toujours payé pour ces armes avec de l’argent » (son budget militaire en 2016 était quasi-égal à celui de la Russie). Mais tout compte fait ces échanges n’ont été que de la friction, des symptômes. Les causes réelles, à notre avis – mais nous pouvons nous tromper – sont ailleurs.
Première hypothèse
Un problème s’est clairement manifesté quand des missiles yéménites, de type SCUD3 soviétiques des années 1950, ont pu traverser les défenses antimissiles Patriot étasuniennes. C’était payer cher pour les Saoudiens qui ne parvenaient à détruire qu’un missile SCUD sur trois et encore lorsqu’ils y parvenaient, parce qu’il arrivait que ne soit touché que le second étage alors que l’ogive explosive, elle, s’était déjà détachée et atteignait bien sa cible. C’est certainement suite à ces revers militaires que les Saoudiens ont pensé à se doter de quelque chose de plus sérieux comme des S-400 russes. Évidemment les fabricants de missile Patriot, Raytheon et ceux des avions F-15, ou F22 Raptor, Lockheed Martin, ont senti le danger que ce revirement représentait pour leurs équipements et surtout leurs parts de marché. Il a été établi que le système Patriot est bien inférieur à ses équivalents russes tout en étant plus cher. Depuis l’incident du IL-20 russe abattu, ont été installés en Syrie des systèmes S-300, susceptibles d’abattre les F-35 furtifs israéliens les plus modernes mais plombés d’une bonne centaine de malfaçons susceptibles de coûter la vie à leurs pilotes.
Si dans le futur, un F-35 furtif était abattu par un S-300, les conséquences seraient catastrophiques pour les actions en bourse de Lockheed Martin et les exportations d’armement étasunien. Le complexe militaro-industriel étasunien prendrait un coup très sérieux, mais ce n’est que la conséquence de la corruption qui sévit dans l’acquisition de marchés aux États-Unis. Donc avant qu’Israël ait la permission des États-Unis de tester en duel les capacités du système S-300 – sans parler du S-400 – avec le F-35 furtif, nous aurons pour quelque temps une paix relative au Moyen Orient, malgré les fanfaronnades du ministre israélien de la Défense, Avigdor Liberman, trop occupé – faute de faire la guerre à la Syrie et à l’Iran – à réunir une soixantaine de chars de combat pour faire la guerre aux Gazaouis.
Deuxième hypothèse
L’éventuel échec d’un coup d’État visant à évincer sinon tuer, le prince héritier MBS et certains de ses fidèles, un peu comme le coup d’État manqué contre Erdoğan le 15-16 juillet 2016.
Conclusion
Ces deux hypothèses suffiraient peut-être à expliquer la déception des Occidentaux, manifestée par l’ampleur de leur hypocrite indignation à propos du meurtre de ce malheureux Jamal Khashoggi ; indignation qu’ils n’ont pas eue pour les victimes de la guerre en Syrie, au Yémen !… Mais aussi cela expliquerait l’effort extraordinaire et coordonné pour sauver leurs marchés, leur pétrole, le dollar et éviter que l’Arabie saoudite ne s’affranchisse d’eux, ne tombe dans le giron de la Russie, de la Chine ou même pire qu’elle se réconcilie avec l’Iran. Pour ce faire il aurait été nécessaire de faire tomber l’arrogant Mohammed Ben Salman et mettre à sa place un prince, plus docile, obéissant aux diktats étasuniens.
Maintenant, l’affaire Khashoggi est-elle la séquelle d’un coup d’État manqué, d’un assassinat politique, d’un ballon dans le jeu pour la prépondérance entre formations sunnites (comme le dit Erdoğan), ou un guet-apens élaboré à l’encontre de Mohammed Ben Salman alors qu’il se préparait à s’éloigner des États-Unis pour soit se rapprocher de la Russie soit octroyer à l’Arabie saoudite plus d’indépendance ?
Les Dossiers du BIP
Notes
- Le terme Constantinople est toujours utilisé en Turquie, en Grèce et ailleurs. En fait Istamboul n’est que la déformation du terme grec « Εις την Πόλιν » qui se prononce « Is tîn pôline », d’où provient le nom Istamboul, et qui veut dire « À la Ville ». ↩
- Équipe de nettoyage d’Istamboul
Saud al-QAHTANI, (Conseiller de MBS) le plus haut placé ;
Général Maher MUTREB, aide du précédent pour la sécurité de l’information, négociateur principal au consulat, haut responsable du renseignement, protection rapprochée de MBS ;
Dr Salah TUBAIGY, médecin légiste ;
Ahmed AL-ASIRI, adjoint du Directeur du Renseignement général ;
Moustafa AL-MADANI, étudie le pétrole et les minerais ;
Lieutenant Meshal Saad ALBOSTANI, responsable de la logistique ;
Abdulaziz Mohammed AL-HAWSAWI, protection rapprochée de MBS ;
Général Rashad bin Hamed al-Hamadi, Directeur du directorat général pour la sécurité et la protection ;
Général Abdullah BIN KHALEEF AL-SHAYA, adjoint au directeur du renseignement pour les ressources humaines ;
Général Mohammed SALEH AL-RAMIH, adjoint au directeur du renseignement ↩