Par Andrew Korybko − Le 25 mai 2020 − Source oneworld.press
La guerre hybride menée depuis cinq ans par l’Inde contre le Népal n’a pas atteint son objectif de récupérer ce pays enclavé, de plus en plus indépendant. L’Inde voulait en refaire un État fantoche à ses ordres, mais au lieu de cela, New Delhi se retrouve avec un cauchemar géopolitique à la David contre Goliath. Le risque est grand que la réputation de l’Inde, aspirant à agir comme une grande puissance, en pâtisse des années durant.
La crise de Kalapani
L’Inde se trouve à présent au cœur d’une grave crise internationale, qu’elle a une fois de plus créée elle-même. En effet, le Népal a publié une carte la semaine dernière revendiquant un petit morceau de territoire disputé à New Delhi : la région de Kalapani, désormais revendiqué comme territoire népalais. Mais Katmandou n’a pas agi ainsi pour provoquer son grand voisin ; au contraire, elle n’a fait que répondre à la publication en novembre 2019 par New Delhi d’une première carte revendiquant cette même région comme indienne. L’Inde a également tracé une route au début du mois de mai, dont elle affirme que l’objet est de faciliter les pèlerinages vers la région autonome chinoise du Tibet, mais cette route est également soupçonnée de simplifier à l’armée indienne les accès à la frontière en cas de crise avec le Népal, qui reste formellement son “partenaire” dans le cadre des BRICS et de l’OCS. Cette seconde motivation est particulièrement inquiétante, lorsque l’on pense que l’“l’Inde est en train d’intensifier sa guerre hybride, soutenue par les États-Unis, contre la Chine“, comme l’ont prouvé les récents incidents frontaliers avec la République populaire. Mais c’est avec le Népal que la guerre hybride menée par l’Inde a d’ores-et-déjà généré un retour de flammes, et fait courir le risque à ce pays de subir des dégâts irréparables.
Le blocus officieux du Népal par l’Inde en 2015-2016
L’Inde mène depuis cinq ans une guerre hybride contre le Népal : il s’agit d’une tentative désespérée de ramener le pays enclavé de plus en plus indépendant dans le giron indien, en lui faisant reprendre son ancien statut d’État fantoche. Fin 2015, le gouvernement communiste de Katmandou a promulgué une constitution fédérale, un accord avec les stipulations convenues pour mettre fin à sa longue guerre civile. New Delhi s’était irritée de ce que la nouvelle loi territoriale n’accordât pas au peuple Madhesi, allié de l’Inde, les plaines de Terai, au Sud, comme unité fédérale, comme elle l’avait espérée au départ. S’est ainsi trouvé déjoué le projet indien de manipuler une telle entité territoriale pour diviser et régner sur l’ancienne monarchie hindoue. En réponse, l’Inde s’était mis à imposer un blocus très contraignant contre le Népal, sans l’assumer officiellement, se coordonnant tacitement pour cela avec ses alliés Madhesi ; le résultat aurait pu en être désastreux si la Chine ne s’était pas précipitée au secours de son voisin en lui apportant de l’énergie, des denrées alimentaires et diverses autres biens, durant ce blocus. La guerre civile manqua de peu de reprendre pour une seconde manche, mais l’incident n’empoisonne pas moins les relations bilatérales avec l’Inde depuis lors. Les Indiens n’ont toujours pas décidé d’assumer la responsabilité de leurs échecs en matière de politique étrangère, et continuent de les attribuer à un soi-disant “complot chinois”.
Les revendications cartographiques indiennes de 2019-2020 aux dépens du Népal
Se comportant comme la brute qu’elle est depuis son indépendance, l’Inde a décidé d’intensifier sa guerre hybride contre le Népal, au lieu de désescalader le problème comme l’aurait fait un État responsable réalisant l’échec contre-productif de son projet initial. C’est ainsi que s’est trouvée publiée la carte controversée, en fin d’année 2019, revendiquant comme indienne la région disputée de Kalapani. Ce petit morceau de territoire constitue la pomme de discorde depuis l’indépendance de l’Inde. Selon le traité de Sugauli, signé en 1815 et mettant fin à la guerre anglo-népalaise, les frontières de ce pays ont été tracées jusqu’à la rivière Kalapani. Katmandou affirme que cette ligne de démarcation trouve son origine au col de Limpiyadhura, alors que New Delhi insiste quant à l’idée que cette origine se trouve au niveau de la rivière Pankhagad, bien plus loin à l’Est, ce qui diminue considérablement l’étendue de la région disputée. Le gouvernement hyper-nationaliste de l’Inde, ivre de la “gloire” auto-proclamée de son annexion de facto au mois d’août 2019 du territoire disputé du Cachemire, pourtant reconnu par le conseil de sécurité des Nations Unies, a pensé que grignoter progressivement les revendications du Népal était la manière “logique” de poursuivre sa quête de façonner un soi-disant “Hindu Rashtra” (l’Empire fondamentaliste hindou) en Asie du Sud, et de refaire prendre à son voisin son ancien statut de soumission.
Le front d’expansionnisme indien vers le Nord
Cela fait une erreur de calcul géostratégique de plus pour la vaste collection du premier ministre Modi depuis son accession au mandat de premier ministre en 2014, qui a provoqué la réaction susmentionnée du Népal : la publication de sa propre carte revendiquant le maximum possible de la région concernée par le différend : la crise qui s’ensuit est à considérer comme grave. Au cœur de la transformation interne sans précédent que connaît l’Inde, du fait de sa guerre hybride d’État-contre-citoyen contre les minorités non hindoues, et fortement influencée par l’insécurité qu’elle ressent depuis son accession à l’indépendance et le contrôle du pays par un gouvernement à majorité hindoue — une chose inédite pour un territoire aussi grand et peuplé de manière aussi hétérogène, les dirigeants hyper-nationalistes indiens estiment que faire marche arrière sur ces revendications injustifiées pourrait provoquer le délitement du reste de leur État. Quant au Népal, sa récente prestation d’“équilibrage” avec la Chine (qui s’est trouvée fortement accélérée par conséquence du blocus de facto pratiqué par l’Inde en 2015-2016) l’a encouragé à repousser les ambitions hégémoniques de l’Inde. La situation qui en résulte est donc extrêmement tendue, surtout au vu du fait que l’Inde est en train de fusionner ses guerres hybrides contre la Chine et contre le Népal en un front uni d’expansionnisme vers le nord, avec les insinuations du commandant en chef de l’armée indienne selon qui Pékin se trouvait derrière les revendications de Katmandou.
Conclusions
Quelle que soit la manière dont cette crise sera résolue (cela pourrait, entre autres solutions, passer par une renégociation du “traité d’amitié“ inégal de 1950), l’Inde a irrémédiablement perdu “les cœurs et les esprits” népalais, après avoir tant investi pour les garder, des décennies durant. En outre, l’évidente perspective David contre Goliath est en place, et risque d’endommager gravement et pour des années la réputation de l’Inde, aspirant à devenir une grande puissance : les événements révèlent le comportement d’intimidation au plan régional dont fait preuve l’Inde depuis son indépendance, malgré ses très importants efforts pour que le monde ne s’en rende pas compte. La liste des agressions commises au fil du temps par l’Inde envers ses voisins est indiscutable, mais elle est rarement considérée sous son vrai jour, du fait de la diplomatie active menée par New Delhi ; tout récemment, la diplomatie indienne a ainsi utilisé les perspectives d’accès commercial à son marché intérieur prometteur pour amener les pays les plus influents à s’auto-censurer quant à ces agissements. Mais le jeu pourrait se trouver rebattu dans un avenir proche, car le Népal peut compter sur le réseau de soft power chinois, bien plus influent, et les compétences bien plus avancées en matière diplomatique de Pékin, pour promouvoir sa cause sur la scène internationale. Le cauchemar géopolitique que Modi s’est ainsi construit tout seul est extrêmement dommageable aux intérêts à long terme de son pays, mais pourrait tenir lieu de nouveau signe de fidélité à ses protecteurs étasuniens, en prouvant ses intentions de “contenir” la Chine si Washington approuve le récit développé par New Delhi, selon lequel c’est la Chine qui serait à l’origine de la crise.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Hervé pour le Saker Francophone