Le 2 avril 2019 – Source orientalreview.org
Il y a vingt ans, le 24 mars 1999, commençait l’opération Force alliée – le bombardement par l’OTAN de la Yougoslavie, qui amena au démembrement du pays – et l’État indépendant du Kosovo était proclamé. Que ces événements se soient produits en même temps n’était pas une coïncidence. Qui organisa le démembrement de la Yougoslavie, et comment ?
De nos jours, bien peu se souviennent que les Bulgares trempaient dans la genèse de ces événements. Et les Bulgares eux-mêmes n’aiment pas trop y penser.
Début mars 1999, les services de renseignements bulgares déclaraient aux services de renseignements de l’Allemagne fédérale (le BND) qu’ils disposaient d’informations sur un projet confidentiel de l’État-Major yougoslave, sous le nom de code Opération Fer à cheval, d’exterminer/de déporter l’ensemble de la population albanaise du Kosovo et de Meohija à partir du 1er avril. Le BND transmit ces informations au ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, qui les considéra comme très sérieuses et appela immédiatement à une intervention militaire en Yougoslavie, à l’encontre de la position pacifiste du parti des Verts auquel il était pourtant affilié.
Mais ce que les Bulgares détenaient, en réalité, était une carte du Kosovo et de Metohija révélant les positions des unités du 52ème corps de Pristina de la Troisième armée yougoslave, ainsi que d’unités de police. Visuellement, on pouvait assimiler la position de ces forces à un fer à cheval. Mais personne ne prit un instant pour réfléchir à ce que le titre du document contenait le mot « potkova », mot que l’on trouve uniquement en langues bulgare et croate, et qui se traduit « potkovica » en langue serbe. Comme c’est l’Allemagne qui constitua le principal promoteur de l’agression contre la Yougoslavie, les Allemands utilisèrent ce document comme principale raison justifiant une campagne de bombardement, et le nom du « document » qui fut repris resta le terme allemand « Hufeisenplan ».
Il fallut qu’environ dix années s’écoulent avant que la députée européenne Nadezhda Neynsky (Mihaylova), ministre des affaires étrangères de la Bulgarie au moment des faits, en 1999, ne clarifie une chose : les services de renseignements bulgares avaient prévenu les Allemands que les informations de ce « projet » n’avaient pas été complètement vérifiées.
Mais l’OTAN avait établi une présence au Kosovo bien avant le printemps 1999. Un cessez-le-feu promu par l’OTAN dans la région avait été signé le 15 octobre 1998, qui prévoyait que les soldats yougoslaves regagnent leurs casernes d’affectation permanentes. La surveillance du cesser-le-feu avait été confiée à l’OTAN. Dans le cadre de l’Opération Œil d’aigle, des diplomates de l’OTAN et des experts militaires étaient présents au Kosovo pour garder la situation sous surveillance. L’OTAN était donc parfaitement au fait des positions de l’armée yougoslave au Kosovo et à Metohija, et n’avait nul besoin d’« informations vérifiées » des services de renseignement bulgares pour disposer de ces informations.
En approchant de la fin 1998, l’Armée de libération du Kosovo (ALK), un groupe terroriste albanais du Kosovo, était en passe d’être défaite, mais les Albanais se sentirent protégés par l’OTAN et poursuivirent le combat. Le cesser-le-feu s’effondra, et les militants albanais attaquèrent des patrouilles de police et des villages serbes. Au tournant de l’année 1999, l’ALK avait intensifié ses activités terroristes et la situation dans la région était devenue très difficile. L’armée yougoslave fut forcée de reprendre ses opérations anti-terroristes, sachant que cela ne plairait pas à l’OTAN.
En janvier 1999, des combats eurent lieu pour la prise du village de Račak, que l’ALK avait transformé en place forte, comportant des tranchées, des bunkers souterrains, et des nids de mitrailleuses. On ne connaît pas avec certitude le nombre d’Albanais tués à Račak. L’ALK et ses soutiens à Washington affirment qu’on compta des pertes au sein de la population locale. Pourtant, l’enquête médico-légale révéla que tous les morts avaient des traces de poudre sur les mains, et l’état des vêtements qu’ils portaient ne correspondait pas aux plaies ou aux blessures qu’ils avaient reçues.
Mais le diplomate étasunien William Walker, ainsi que son conseiller militaire, le général anglais John Drewienkiewicz, après avoir parlé avec les commandants des opérations de terrain de l’ALK, affirmèrent que les soldats serbes avaient massacré des femmes et des enfants à Račak. Plus tard, le tribunal de la Haie se vit contraint de retirer l’« incident de Račak » de la liste d’accusations portées contre Slobodan Milošević, par manque de preuve. En 1999, pourtant, Walker et Drewienkiewicz se montraient catégoriques.
En fin de compte, William Walker a tenu un rôle clé dans le modelage de l’opinion publique des pays anglophones. Il affirma jusqu’à la fin avoir vu de ses propres yeux des corps décapités de femmes, d’enfants et d’« hommes âgés, aux cheveux blancs », même quand cela fut complètement réfuté, y compris par les experts occidentaux. En fait, ce sont les affirmations de William Walker qui décidèrent en fin de compte l’OTAN et surtout les USA d’opter pour une action militaire contre la Yougoslavie, et le plan « Potkova » livré par les Bulgares tomba juste au bon moment.
En février 1999, des discussions furent menées au Château de Rambouillet, en région parisienne, entre le gouvernement serbe et les Albanais kosovares, sous les auspices du Groupe de contact (l’OTAN + la Russie). Cette conférence déboucha sur un échec total.
Les représentants de l’OTAN déclarèrent reconnaître le Kosovo comme province autonome de la Serbie, mais appelèrent à ce qui suit : toutes les unités de l’armée yougoslave devaient se retirer du Kosovo ; une force de 30000 soldats de l’OTAN devait être déployée au Kosovo ; les soldats de l’OTAN devaient se voir octroyés un droit de passage illimité en territoire yougoslave ; l’immunité était exigée pour l’OTAN et ses agents par rapport aux lois yougoslaves.
Il s’agissait donc de conditions très discutables définissant une occupation militaire de la Yougoslavie, et une perte totale de sa souveraineté. La Yougoslavie et la Russie refusèrent en conséquence de signer cet « accord ».
Le 23 mars 1999, Belgrade accepta de reconnaître la partie politique des propositions de l’OTAN (l’autonomie du Kosovo), mais refusa de nouveau catégoriquement de laisser les soldats de l’OTAN pénétrer son territoire, et de retirer ses propres soldats hors du Kosovo.
Le 24 mars 1999, le secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, ordonna au général étasunien Wesley Clark, commandant des forces armées de l’OTAN en Europe, de lancer une attaque contre la Yougoslavie. Ce soir-là, l’ensemble du territoire de la Yougoslavie, y compris les villes principales (Belgrade, Pristina, Podgorica, Novi Sad, Kragujevac, et Pančevo), subit des frappes aériennes. Au cours de cette nuit, le vaisseau de guerre étasunien USS Gonzalez lança 18 missiles de croisière Tomahawk sur la ville de Niš.
Dès le commencement de l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie, le décalage fut flagrant entre les objectifs énoncés de l’intervention, et la réalité des opérations menées sur le terrain. Au départ, l’OTAN avait estimé qu’il faudrait deux à trois jours pour « mettre un terme au génocide de la population albanaise au Kosovo » en attaquant les infrastructures militaires yougoslaves situées au sud du 44ème parallèle. Il était prévu, si les dirigeants yougoslaves poursuivaient leur résistance, de poursuivre l’attaque de cibles au sud du 44ème parallèle jusqu’à une durée d’une semaine. Et si Belgrade continuait de refuser de faire des concessions, l’ensemble du pays serait alors ciblé, y compris sa capitale.
Mais dans les fais, la Yougoslavie toute entière, y compris Belgrade, Novi Sad et Podgorica, fut attaquée dans les heures qui suivirent le lancement de l’opération. Et loin de se restreindre à deux ou trois jours comme annoncé, les frappes aériennes s’étalèrent sur une période de deux mois et demi.
Le projet se refusait catégoriquement à intervenir de manière terrestre. Une confrontation directe avec l’armée yougoslave sur le terrain était considérée comme inacceptable, car il aurait fallu prévoir des pertes, ainsi qu’une possible escalade du conflit vers une guerre prolongée, au vue de la nature des mentalités serbes et monténégrines, et de la résistance de ces peuples aux agressions externes.
Au cours des mois d’avril et de mai 1999, les frappes aériennes se poursuivirent donc sans relâche. Chaque pont qui enjambait le Danube fut détruit, pas moins de 80% du potentiel industriel de la Yougoslavie fut anéanti, et l’ensemble des tours de télévision et de télécommunication se virent délibérément réduites à l’état de ruines. Cependant, la première frappe ciblant les quartiers de l’État Major à Belgrade ne fut lancée que le 30 avril (trois officiers furent tués, et une quarantaine furent blessés). Les Étasuniens bombardèrent l’ambassade de Chine à Belgrade, estimant qu’elle hébergeait des appareillages radar que les Chinois exploitaient en partageant les informations avec les défenses aériennes serbes. Les diplomates chinois et le personnel de l’ambassade furent tués lors de cette attaque.
Le 12 avril 1999, un chasseur F-15 étasunien attaqua un pont de chemin de fer sur la rivière de Morava méridionale, dans la gorge de Grdelica, et détruisit un train de passagers reliant Belgrade à Athènes. Des dizaines de personnes furent tuées ; de certaines d’entre elles, on ne retrouva que des fragments de corps impossibles à identifier. Le général étasunien Wesley Clark et Javier Solana, secrétaire général de l’OTAN essayèrent de défendre le pilote de l’avion. Les anglais attaquèrent la ville de Niš avec des bombes à sous-munitions – une arme interdite, conçue pour détruire les effectifs ennemis. Ces bombes frappèrent un hôpital ainsi qu’un marché très fréquenté.
Le 4 juin 1999, le président yougoslave Slobodan Milošević accepta un accord de paix. Le 12 juin, les troupes de l’OTAN entraient de Macédoine au Kosovo. Le 20 juin, le 52ème corps de Pristina de l’armée yougoslave quittait le Kosovo.
Plusieurs milliers d’attaques de missiles et de bombes furent menées sur la Yougoslavie au cours de l’agression de l’OTAN. Plusieurs dizaines de milliers de bombes et de missiles furent lâchés, totalisant plus de 22 000 tonnes. Des centaines d’installations industrielles, de dépôts de pétrole, de centrales électriques, et d’infrastructures, ainsi que des centaines de ponts routiers et ferrés furent détruits ou gravement endommagés. De nombreux monuments historiques et sites architecturaux remarquables furent détruits, ainsi que des centaines d’écoles, d’universités, de bibliothèques, et plus de 20 hôpitaux. Presque 40 000 foyers furent rasés ou gravement endommagés.
Plusieurs milliers de personnes périrent sous les bombardements, parmi lesquelles des centaines d’enfants. Les dégâts matériels s’élevèrent à 103 milliards de dollars.
Pourquoi une « intervention humanitaire » visant à « empêcher le génocide des Albanais du Kosovo » engendra-t-elle l’effondrement complet et le démembrement de la Yougoslavie ?
L’agression de l’OTAN de 1999 constitua en réalité la dernière étape de la solution occidentale à une mission politique d’importance – la destruction de la Yougoslavie. Après la chute du bloc soviétique, Washington et ses alliés estimèrent qu’il n’était pas acceptable qu’elle reste un pays d’Europe en mesure de mener des politiques indépendantes et de défendre ses propres intérêts.
L’aspect cruel, le sang froid, et l’inhumanité qui marquèrent cette opération étaient destinés à montrer au monde ce à quoi s’exposent ceux qui ont le courage de s’opposer à la « démocratie occidentale ». Les dirigeants politiques et militaires yougoslaves comptèrent parmi les premiers à subir les techniques de Guerre hybride, et ce qui est de nos jours souvent qualifié de « fake news ».
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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