Par Andrew Korybko – Le 28 décembre 2018 – Source eurasiafuture.com
Le changement de paradigme, catalysé par l’émergence d’un ordre mondial multipolaire, s’est encore accéléré en 2018. Il touche à tous les domaines, et l’on peut s’attendre à voir toutes ces tendances poursuivre le grand changement géopolitique sur les zones Afrique-Eurasie au cours de l’année qui commence.
Portée et signification des prévisions stratégiques de nouvelle année
2018 a été l’année d’officialisation de la nouvelle guerre froide – qui infusait depuis la disparition de l’empire soviétique en 1991, mais avait commencé à se cristalliser sérieusement en 2014 : on a vu le vice-président étasunien menacer ouvertement la Chine d’une « guerre froide totale » s’il ne reculait pas devant la « guerre commerciale » de Trump. Cette déclaration a constitué la résultante directe de changements de paradigmes rapides et profonds, catalysés par l’ordre mondial multipolaire en émergence, que l’on va continuer de voir accélérer en 2019, et que l’on peut s’attendre à voir refaçonner le grand jeu géopolitique en Afrique et en Eurasie. C’est une sorte de tradition pour nombre d’analystes de publier des prédictions en début d’année, et nous nous inscrivons ici dans cet exercice.
L’objet de cet article n’est pas de passer en revue tous les événements de l’année écoulée qui déboucheront sur des changements sur celle qui s’ouvre, ni de répertorier tout ce qui pourrait survenir en 2019. Cet exercice va plutôt s’employer à attirer l’attention du lecteur sur des événements très importants, mais souvent peu ou mal suivis par les observateurs, ainsi que sur des tendances qui ont les plus grandes probabilités de peser sur les développements géopolitiques en 2019. Même si on n’en voit pas les résultats tangibles sur les 12 mois à venir, ces développements continueront sans doute à modifier la trajectoire des événements à l’avenir, et devraient se dévoiler aux yeux du plus grand nombre dans les années à venir ; même si cela n’arrive pas, il y a beaucoup à apprendre à les considérer dès à présent.
La pratique des prévisions de fin d’année peut se montrer très intéressante, car elle incite les observateurs à penser de manière créative à l’année qui s’ouvre, et d’y intégrer les événements écoulés sur les douze mois précédents pour la nourrir. De quoi donner envie au lecteur de s’intéresser de près aux sujets que nous allons exposer, ou à tout le moins, lui donner en fin de lecture l’impression d’être mieux informé qu’au début. Chacun doit pouvoir tirer quelque chose de cet exercice, quant bien même les événements que nous projetons ne se produiraient pas de la manière dont nous les aurons prévus. Tout ceci étant dit, l’analyse qui suit va décrire les deux invariants géostratégiques, puis s’intéresser aux prédictions.
Invariants géostratégiques
Dans un monde qui voit croître l’incertitude, et confronté à toutes sortes d’imprévisibilités par suite de l’émergence progressive de l’ordre mondial multipolaire, il est utile de garder à l’esprit les deux invariants qui vont perdurer à l’avenir. Il s’agit, d’une part, de la tendance de Trump vers le chaos, et du dessein russe à rétablir la stabilité en réponse. Plutôt que d’expliquer les tenants et aboutissants de ces deux tendances, et les interactions entre leurs dynamiques, nous encourageons le lecteur à approfondir la question de ces invariants géostratégiques par la lecture de ces quelques liens :
- Le ‘Kraken’ a tué le ‘Nouvel Ordre Mondial’ à l’ONU
- Le grand jeu stratégique de la Russie en Afro-Eurasie (et ses échecs possibles)
- Qu’attendent réellement les USA de la Russie ?
Un autre article, du même auteur, qui pourrait aider le lecteur à cadrer les prédictions qui suivent, est également disponible : il s’agit de « Grandes tendances : balkanisation des guerres hybrides, trumpisme contre mondialisme, renaissance 2.0 », qui va plus loin que les trois invariants pré-cités et s’emploie à identifier les grandes tendances les plus importantes pour les relations internationales. Les prédictions qui suivent ne vont pas s’étendre outre mesure sur tel ou tel événement, mais nous mettons à disposition des liens hypertextes vers les travaux du même auteur sur chaque sujet (quand ils existent). Cet article peut donc constituer également une plate-forme de rebond permettant de mieux comprendre tel ou tel sujet.
Afrique
L’Algérie dans les cordes, alors que la Libye reprend une stature
Il y a des chances de voir une inversion des rôles régionaux de l’Algérie et de la Libye : si le décès du président Bouteflika en 2019 provoque une vague de troubles sociaux incontrôlables, en parallèle avec la perspective d’une lente « solution politique » apportée par l’ancienne Jamahiriya au conflit qui fait ravage en Libye depuis des années. Aucun de ces deux événements n’est évidemment prévisible avec certitude, mais les observateurs devraient garder l’œil sur l’Algérie et mesurer à leur juste valeur les progrès significatifs réalisés dernièrement en Libye. Le facteur déterminant des deux scénarios pourrait être l’aboutissement de la rivalité turco-arabe pour l’influence sur l’aile ouest de l’Oummah.
Le Burkina Faso : prochaine base terroriste en Afrique de l’Ouest
Suite à la guerre désastreuse de l’OTAN en Libye, l’épidémie de « terrorisme territorial » (c’est à dire, le contrôle de zones territoriales définies par des terroristes) au Mali s’est propagée dans la région, comme il fallait s’y attendre, et a commencé à sérieusement déstabiliser l’État charnière que constitue le Burkina Faso : ce pays est rapidement en train de devenir la prochaine base terroriste en Afrique de l’Ouest. Boko Haram reste une puissance à ne pas négliger, mais semble avoir été contenu au Nord Est du Nigeria et se voit combattu par une coalition de cinq États de la région, alors que les groupes qui se retranchent actuellement au Burkina Faso pourraient facilement constituer une menace envers les pays beaucoup moins forts que constituent le Togo, le Ghana, et la Côte d’Ivoire.
La guerre civile de facto au Cameroun pourrait amener à une décomposition du Nigeria
La grande puissance émergente africaine que constitue le Nigeria pourrait avoir bientôt à faire face à une crise existentielle, si la guerre civile de facto qui fait rage dans le Cameroun voisin venait catalyser une nouvelle levée de militantisme dans les groupes séparatistes au sud du pays. Cela ne suffirait pas – et de loin – à faire tomber l’État du Nigeria, mais l’important ici est que le pays le plus peuplé d’Afrique voit déjà craquer des coutures avec des conflits communautaires dans la « Ceinture du centre », qui menacent d’aggraver la fracture identitaire / « civilisationnelle » entre le nord à majorité musulmane et le sud chrétien, ce dernier pouvant en outre se voir encouragé par les séparatistes « Ambazoniens ». Cela étant dit, les élections générales du mois de février pourraient voir les nigérians se débarrasser de Buhari, et le remplacer par quelqu’un de plus compétent : la situation n’est pas encore désespérée.
La République centrafricaine se stabilise, alors que la Russie commence à exporter son modèle de sécurité de « mercenariat ».
On l’a vu venir de loin, mais la République centrafricaine, ravagée par la guerre, pourrait enfin connaître un semblant de stabilisation après la réussite de la mission « mercenaire » russe, approuvée par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, dans le pays. La Russie a travaillé très dur pour améliorer la situation de ce pays, sans s’« embourber » ni dépenser à fonds perdus. Au crédit de Moscou, un sentiment de « normalité » est revenu dans la capitale de la République centrafricaine, et on voit un processus de paix balbutiant se mettre en place avec les nombreux groupes rebelles du pays. Si la Russie réussit à étendre ses réussites militaro-diplomatiques sur le terrain l’an prochain, son modèle de sécurité de « mercenariat » pourrait se voir exporté vers d’autres pays africains sujets à conflits.
Accélération des déstabilisations au Soudan
Le Soudan a soudainement subi des déstabilisations, en apparence venant de nulle part, après que des manifestations synchronisées aient eu lieu dans le pays à l’issue d’une flambée inattendue des prix de la vie et de l’énergie. Ce fragile État continue de courir un risque d’éclatement, après avoir perdu en 2011 sa moitié sud, riche en pétrole, à l’issue d’une guerre civile qui s’est étalée sur plusieurs décennies. Le scénario du pire serait de voir une « balkanisation » du pays en plusieurs États, et le dirigeant soudanais lui-même faisait état de ce risque lors de sa visite à Moscou fin 2017. Une conséquence de ce scénario sinistre serait de voir la Russie perdre sa position clé de partenaire en chemin de fer trans-régional avec le pays, et la Chine de voir échouer ses projets de Route de la soie sahélienne/saharienne.
La stabilité éthiopienne une nouvelle fois menacée
Personne n’aurait envisagé, début 2015, que la guerre au Yémen pourrait déboucher sur une négociation de paix menée par les Émirats Arabes Unis dans la corne de l’Afrique, mais c’est exactement ce qu’on a vu se produire l’an dernier. Mais les bénéfices trans-régionaux qu’en a tiré la puissance éthiopienne sont à présent menacés par le risque de voir des faction rebelles d’Oromo, ainsi que des anciens membres de l’élite dirigeante Tigray, prendre les armes contre l’État, même si leurs raisons respectives pour ce faire sont divergentes et qu’ils ne se coordonnent pas entre eux. Le premier ministre Abiy a du pain sur la planche pour trouver un équilibre entre les tendances nationalismes antagonistes du pays, mais le temps lui manque et il va devoir agir sans tarder.
Les incertitudes au Congo sont finalement levées, mais pour quel résultat ?
La République démocratique du Congo est appelée aux urnes dimanche [30 décembre 2018, NdT], dans un processus supposé constituer le premier transfert démocratique de ce pays riche en cobalt depuis son accès à l’indépendance en 1960, ce qui devrait mettre fin aux années de spéculation quant à savoir qui succédera enfin à Joseph Kabila. Indépendamment du résultat sur lequel débouchera cette incertitude, la question se résumera à savoir si le résultat en sera tenable, ou non. Une victoire du successeur choisi par Kabila amènerait sans aucun doute à des allégations de manipulations électorales de la part de l’opposition et de l’Occident, alors que l’« État profond » congolais pourrait œuvrer dans les coulisses à saper le candidat de l’opposition. Chacun des résultats risque donc d’amener sa large part de risques en termes de stabilité.
La Tanzanie et le Mozambique sujets à un nouveau conflit terroriste international
Les médias dominants occidentaux et les gouvernements qui les soutiennent dépeignent John Magufuli, le président de la Tanzanie, comme un « tyran » en raison de ses politiques souverainistes et pro-familles, cependant que le pays voisin de Mozambique, riche en Gaz naturel, se voit pris pour cible par des terroristes. C’est ce second point qui constitue une menace immédiate pour la Tanzanie, car les chances sont élevées que les troubles terroristes du nord du Mozambique débordent au delà de la frontière entre les deux pays. Même s’il reste difficile de savoir avec certitude qui manipule les violences dans cette zone, la frontière poreuse entre Tanzanie et Mozambique pourrait laisser le passage à une dispersion de ces groupes dans toute la région, ce qui sifflerait le coup d’envoi d’un nouveau conflit hybride international.
La « ruée vers l’Afrique » prend des allures frénétiques
Il n’est pas discutable qu’une « ruée vers l’Afrique » des temps modernes soit en cours, et ce développement continuera sans aucun doute l’année prochaine et au delà. Le rôle d’« équilibrage » de la Russie va être essentiel pour maintenir la paix entre les deux « blocs » extra-régionaux qui convergent vers cet espace, mais Moscou pourrait avoir à faire à nouveau la démonstration que son modèle de sécurité de « mercenariat » peut fonctionner en République centrafricaine, puis à faire usage de ce vecteur pour se différencier des autres acteurs qui se bousculent pour les accès au continent. Ce n’est qu’alors que la Russie pourra jouer un rôle d’intermédiaire entre eux, et faute de cela, la « ruée » aura des effets déstabilisants pour tout le monde.
Europe
Le populisme reste une force puissante
Loin de constituer la « force du passé » que les médias dominants ont tenté de dépeindre, comme après la défaite de Marine Le Pen en 2017 dans les élections présidentielles en France, le populisme est aussi vivant que jamais, comme l’a prouvé la coalition entre populismes de gauche et de droite en Italie début 2018. Le populisme n’est pas prêt de perdre en force, même si ses formes varient selon les environnements nationaux où il domine : il s’agit donc d’une force qui pourrait constituer une menace réelle en 2019 pour les euro-libéraux au pouvoir. La France et l’Allemagne subissent déjà chacune une intensité différente de troubles civils, respectivement sur les sujets économiques et de gestion des migrants, et la pression de la rue pourrait finir par porter une influence sur certaines de leurs politiques.
La France et l’Allemagne pourrait entrer en compétition pour diriger l’UE
En retombée du Brexit « dur » ou « doux » que nous verrons presque certainement en mars 2019, les élites euro-libérales françaises et allemandes pourraient entrer en « compétition amicale » pour prendre la direction du bloc, ce qui pourrait avoir comme effet secondaire indésirable de favoriser l’expansion de l’Euro-réalisme porté par la Pologne dans l’Union Européenne plus que jamais. C’est l’Italie qui constitue le pivot de cette question, car c’est bien son soutien pour l’une ou l’autre des alternatives qui pourrait décider si l’UE restera fondamentalement telle qu’elle est, ou si le niveau de pression envers son organisation la force vers des réformes de « décentralisation » pour en revenir à une collection d’États-nations souverains.
L’« Initiative des trois mers » va continuer de se renforcer
L’« Initiative des trois mers », menée par la Pologne, même sans gain géopolitique tangible à ce stade (par exemple : réussir à porter un coup d’arrêt au North Stream II), va continuer de renforcer ses compétences d’intégration entre les États d’Europe centrale et orientale, ce pendant que l’assemblage commencera à jouer son rôle stratégique à long terme, qui est celui d’un « cordon sanitaire » [en français dans le texte, NdT] entre la Russie et l’Allemagne. La présence de l’OTAN dans cet espace trans-régional va encore s’accroître, de pair avec une présence économique chinoise, Pékin reliant cette plate-forme avec sa « 16+1 », afin d’utiliser cet espace comme « poterne » pour porter son influence vers l’UE. Qu’il en sorte une cohabitation ou une compétition, l’« Initiative des Trois Mers » va prendre une importance plus grande que jamais.
Ça gronde dans les Balkans, mais la situation va probablement rester gérable
Le gouvernement issu de la révolution de couleur en Macédoine l’an dernier a signé un « accord de renommage » controversé avec la Grèce, la province serbe du Kosovo, occupée par l’OTAN, a violé sa « constitution » auto-promulguée en décrétant la formation d’une « armée » nationale, et l’OTAN est à la manœuvre pour s’approcher de la Bosnie. Chacun de ces développements est très néfaste à la stabilité dans les Balkans, mais les grondements de plus en plus audibles de cette région ne signifient pas forcément qu’une guerre conventionnelle se prépare prochainement dans la région. Il est probable que la situation reste « plus ou moins gérable », du fait que chacun des gouvernements des pays concernés s’accommode activement ou pas de ces changements. Comme toujours, des surprises pourraient émerger de cette situation.
Le Bélarus pourrait suivre l’Arménie sur la voie de la « défection » envers la Russie
La réussite de la révolution de couleur arménienne au printemps 2018 a catapulté au pouvoir un « politicien »-activiste véhément pro-occidental, même si depuis lors Pashinyan a essayé de jouer l’« équilibrage » entre la Russie et ses nouveaux protecteurs. Mais les relations entre l’Arménie et la Russie se sont compliquées, et peuvent être considérées comme une sorte de « défection » : le pays ne constitue plus pour la Russie l’allié fiable membre de l’OTSC et de l’UEEA qu’il est supposé constituer institutionnellement. Le fait que cette défection n’ait fait l’objet d’aucune conséquence punitive de la part de la Russie semble avoir incité le Bélarus a suivre le mouvement dans les semaines qui ont suivi. Il ne serait donc pas surprenant de voir Minsk faire à son tour défaut à Moscou, à l’image de Erevan, et d’emprunter une voie plus axée vers l’occident en 2019.
Moyen-Orient
La compétition entre les couples Turquie & Qatar et GCC & Israël commence pour de bon
L’une des tendances les plus marquantes de l’année qui s’ouvre pourrait bien être un réchauffement du conflit géopolitique opposant la vision des Frères Musulmans, portée par la Turquie et le Qatar, et le modèle pro-monarchiste soutenu par le GCC et Israël. En vérité, ces deux idéologies/modèles sont en opposition cinétique depuis 2011 avec les révolutions de couleur des Printemps arabes, mais les enjeux restent très élevés et la compétition change de forme au fur et à mesure que la Turquie rivalise avec l’Arabie Saoudite pour prendre la direction de l’aile ouest (Afrique et Asie/Moyen-Orient de l’Ouest) de l’Oummah. En fait, c’est cette lutte qui est en grande partie responsable des développements décisifs qui viennent de se produire en Syrie.
En Syrie, la stabilité enfin en vue
Damas est en rapprochement rapide avec le GCC, suite à la réouverture de l’ambassade émiratie dans le pays, encouragée par les doubles dilemmes de sécurité de ce bloc avec l’Iran et plus récemment avec la Turquie. La reprise de missions de bombardements par Israël contre la République Arabe pourrait se conjuguer avec le rapprochement de la Syrie et du GCC, qui vise à préparer le chemin vers un « retrait programmé » honorable des forces armées iraniennes, facilité par la Russie. Pour ce qui concerne le Nord-Est syrien, contrôlé par les Kurdes, le fait que le PYD-YPG ait invité l’Armée arabe syrienne (AAS) à Manbij constitue un signal encourageant, qui pourrait déboucher en fin de compte sur une reprise de contrôle de la frontière par l’AAS, avec le PYD assurant une gestion « autonome » au sein de la région trans-Euphrate riche en ressources.
Netanyahou : la chute ?
Premier ministre le plus durable d’Israël depuis Ben Gourion, Netanyahou joue sa survie politique sur les élections surprises d’avril 2019, qui pourraient finir par l’évincer du pouvoir une bonne fois pour toute. L’homme peut être tenté d’organiser des tours de force militaires en Palestine, au Liban et/ou en Syrie pour distraire le public des enquêtes pour corruption qui le visent, et garder l’avantage sur les « déserteurs » de droite de sa coalition jusqu’au scrutin. Si ces stratagèmes ne suffisaient pas, il a de grandes chances de se voir remplacé par un dirigeant encore plus à droite que lui, qui pourrait constituer une malédiction encore plus prononcée pour la région.
Le Liban sous haut risque d’« armes de migration massive »
L’État chroniquement dysfonctionnel du Liban pourrait se voir poussé aux limites par ce que Kelly M. Greenhill, chercheuse de l’Ivy League, a décrit comme des « armes de migration de masse » (AMM) : si le flux de réfugiés en provenance de la Syrie voisine ne faiblit pas, des conséquences politiques vont se faire sentir. Les ennemis du Hezbollah n’ont pas réussi à le mettre en échec sur le champ de bataille syrien, mais les rivaux politiques intérieurs au pays et même Israël pourraient tenter de manipuler ces AMM, pour créer des problèmes à l’avant-garde de « Résistance » sur son propre sol : cette possibilité constitue une menace sérieuse que les dirigeants du Hezbollah ne devraient pas sous-estimer.
Le Sud-Yémen se voit de nouveau reconnu à l’international (plus ou moins)
L’embryon de processus de paix, élaboré fin 2018, pourrait déboucher sur un accord entre les parties en conflit au Yémen, reconnaissant l’autonomie du Sud-Yémen dans le cadre d’une solution politique de compromis pour mettre fin à la guerre. Il faut savoir qu’en pratique la région est déjà indépendante du « Yémen-Nord », même si sa survie est assurée par le tutorat Émirati (du moins, pour l’instant). La « communauté internationale » reconnaîtrait donc la région comme autonome si les yéménites commencent par se mettre d’accord entre eux sur ce statut, ce qui semble inévitable : la situation apparaît comme un fait accompli ; ni les Houthis, ni les Hadis n’entretiennent d’espoir de reprendre le contrôle du Sud-Yémen.
La « Petite Sparte » fait de l’ombre à son « grand frère »
2019 sera sans doute l’année où les Émirats arabes unis seront reconnus par tous comme bien plus puissants que le « grand frère » qu’est l’Arabie saoudite. Après tout, Mohammed Bin Zayed (MBZ), le prince de la couronne d’Abou Dhabi, n’est-il pas le mentor de Mohammed Bin Salman (MBS), son homologue saoudien ? Et les Émirats ont réussi leur projet de construction d’un aéroport international et d’un empire portuaire, qui intègre même une ribambelle de bases navales dans les régions stratégiques de la mer Rouge et du golfe d’Aden. Même à supposer que leurs plans échouent au Yémen, ils y ont gagné une expérience précieuse, et ont appris comment gérer des mercenaires et coordonner des frappes aériennes. Et, point qui n’est pas des moindres, les EAU ne souffrent pas des fractures politiques intérieures qui traversent l’Arabie saoudite.
L’Arabie saoudite va poursuivre la diversification de ses politiques étrangères
On a vu fin 2018 MBS défier ses anciens protecteurs occidentaux, par une étreinte cordiale avec le président Poutine en personne au G20, suite à l’assassinat de Khashoggi, chose somme toute naturelle, la Russie étant le principal gagnant de cette crise. L’Arabie saoudite avait déjà commencé à réajuster son grand jeu stratégique avant cet événement, mais on verra cette tendance s’accélérer encore en 2019, après la visite de Poutine dans le Royaume, prévue en début d’année, surtout si les deux pays signent un partenariat de fourniture de S-400s. En parallèle de ces développements avec la Russie, l’Arabie saoudite va également compter sur le partenariat chinois pour aider à réaliser Vision 2030, le projet ambitieux du prince de la couronne.
Une possible réorientation de l’Iran vers l’anneau d’or
Le pays subit une forte pression de type guerre hybride à l’intérieur de ses frontières, au travers de menaces multiples d’insurrections terroristes soutenues depuis l’étranger, et d’un régime de sanctions incapacitant. Téhéran pourrait réorienter sa stratégie, actuellement centrée sur le Machrek, si le constat est fait que l’influence iranienne sur cette zone a atteint son apogée (et ce, d’autant plus si la Russie œuvre en faveur d’un retrait progressif de Syrie, pour honorable qu’il soit). Une telle réorientation pourrait se faire vers l’anneau d’or des grandes puissances multipolaires. La Russie, qui constitue la principale soupape de sécurité de la République Islamique en ces temps de pression internationale intense, pourrait « encourager » le pays à prendre cette direction, même s’il est vrai que les divisions au sein de l’« État profond » iranien entre factions « principalistes » et « réformistes » pourraient entraver ce processus.
Asie du Sud
La Chine pourrait se voir contrainte de financer le fonds de soutien aux nouvelles Routes de la soie
La vision chinoise mondiale du projet de connectivité des Nouvelles routes de la soie, dans le cadre Belt & Road (BRI), porte trop attention aux infrastructures dures, et pas suffisamment aux infrastructures immatérielles. Il s’agit du talon d’Achille de ce projet, car cette approche crée des espaces dans les situations socio-économiques locales, où couvent des menaces de guerres hybrides, facilement manipulables par des acteurs tiers. La réussite du Couloir économique Chine-Pakistan (CPEC) étant décisive pour celle des autres volets du BRI, il relève des intérêts stratégiques fondamentaux de la Chine de déployer un programme d’aide internationale, que nous proposons de nommer BRI-Aid, pour aider le Pakistan à établir des solutions durables à ces problèmes, dans l’idée d’exporter cette initiative tout au long des Nouvelles routes de la soie une fois qu’elle aura fait ses preuves.
Le sort incertain de la guerre hybride contre le CPEC
La guerre hybride indo-étasunienne menée contre le CPEC a réussi à lever le chaos à Karachi et à Chabahar, mais pourrait subir une fin abrupte après l’assassinat en Afghanistan d’Aslam Achu, le dirigeant terroriste du Baloch. Il est trop tôt pour faire des pronostics, et l’Inde pourrait fort bien doubler sa mise dans cette campagne de guerre asymétrique, mais on ne peut pas non plus exclure l’hypothèse de voir New Delhi entrer dans un grand marchandage avec Pékin, dans le cadre d’une « détente » entre les deux grandes puissances asiatiques montantes. Un tel jeu de négociations pourrait déboucher sur un accord de désescalade et à la fin de tout soutien indien aux manifestations cinétiques de guerre hybride contre le CPEC, en échange d’un partenariat stratégique, dont l’Inde pourrait espérer obtenir à terme une « marginalisation » du Pakistan.
Un rapprochement sino-indien serait-il à prévoir ?
Dans la lignée du point ci-avant, l’Inde pourrait faire le pari d’une réduction de la dépendance du grand jeu stratégique chinois envers le CPEC. Supposons qu’une percée politique puisse avoir lieu dans les relations indo-chinoises, où l’on verrait le format Chine-Inde-Plus-Un [China-India-Plus-One, NdT], dévoilé par Pékin à l’été dernier, mis en œuvre avec le Népal et la Birmanie, afin de détourner la dépendance stratégique commerciale de la République Populaire du CPEC. L’Inde pourrait dans ce cas également essayer de relancer le couloir commercial du BCIM, pour l’instant à l’arrêt. Toutes ces idées restent au conditionnel : elles dépendent de la capacité et de la volonté de New Delhi à mettre suffisamment de « bonne volonté » pour que la Chine se laisse convaincre à laisser l’Inde jouer une influence sur ses routes commerciales de demain ; pour l’instant cela continue de poser nombre de questions.
Modi sur la tangente ?
Il est encore trop tôt pour le dire, mais Modi pourrait être sur une voie de sortie, si le BJP ne parvient pas à manipuler les tensions communautaires pour « inspirer » la majorité hindoue, de plus en plus radicale, à le soutenir dans les urnes. Les élections annoncées au printemps vont constituer un moment clé de l’histoire indienne, de la région, et la géopolitique eurasiatique dans son ensemble : les changements géopolitiques pourraient être considérables si Modi était sorti du jeu. Et ce n’est pas tout : les scénarios que nous abordions ci-avant vers un possible rapprochement entre Chine et Inde pourraient se révéler n’avoir été que posture de campagne électorale si Modi poignarde ses alliés dans le dos après sa réélection, et se (re)tourne alors vers les USA.
Il est grand temps de faire un peu plus attention aux points chauds de la région
Dans le domaine des « scénarios noirs » : les projets de retraits étasuniens d’Afghanistan pourraient ne constituer qu’une ruse, visant à diviser les Talibans entre « modérés » et « durs », pour ensuite rejeter la responsabilité de l’échec des négociations sur le Pakistan, suite à quoi il sera aisé pour les USA de sanctionner le CPEC sous des prétextes « anti-terroristes ». Et ce n’est pas le seul point chaud : les Maldives et le Sri Lanka pourraient voir perturbée la relative « normalité » récemment instaurée entre eux si la compétition entre Chine et Inde reprend en ampleur l’an prochain. Loin de constituer un trait d’union entre eux le long d’une possible « Route de la Soie Himalayenne », le Népal pourrait même se transformer en champ de bataille par procuration entre les deux pays, tout comme le Bangladesh, qui vient du connaître des élections controversées ce dimanche [23 décembre 2018].
Asie du Sud-Est
Un accord de paix progresse entre la Russie et le Japon, mais son aboutissement reste hors d’atteinte
Chacune des deux grandes puissances souhaite sincèrement laisser dans le passé les problèmes hérités de l’ère de la seconde guerre mondiale, et progresser avec l’autre dans la voie d’un partenariat stratégique prometteur, mais le succès d’une telle initiative restera hors d’atteinte tant qu’une percée décisive, comme celle du « Northern Islands Socio-Economic Condominium » (NISEC), ne sera pas considérée comme « compromis » acceptable par les deux parties. Il n’est pas certain, au vu du haut degré d’émotions qu’implique ce sujet, que les deux pays puissent « se retrouver au milieu », au vu de la longue durée pendant laquelle tout ceci a couvé. Les USA ont, en outre, un intérêt évident à maintenir les deux pays éloignés l’un de l’autre aussi longtemps que possible. Mais ceci étant dit, le grand jeu stratégique du Japon pour le XXIe siècle reste incomplet sans rapprochement avec la Russie, si bien que Tokyo pourrait créer la surprise sur ce dossier.
Faux pas du « nouveau consensus de Washington » en Corée du Nord
Trump s’emploie à faire progresser un « nouveau consensus de Washington » au travers de l’embryon de rapprochement entre son pays et la Corée du Nord, mais cette vision ambitieuse, visant à positionner les USA comme partenaire de développement « de confiance » pour les pays du Grand Sud pourrait connaître des faux pas si Pyongyang ne réalise pas de progrès sur la voie de ses vagues promesses de dénucléarisation. Le moindre retour en arrière perçu sur les engagements de ce pays pourrait amener Trump à relancer des hostilités verbales et diplomatiques contre la Corée du Nord, ce qui serait mis à profit par ses adversaires politiques intérieurs et ses rivaux internationaux pour repeindre le tableau doré de ses réussites vers la paix de 2018 en échec.
La sous-région du Grand Mékong connaît une renaissance
Le cesser-le-feu unilatéral décrété unilatéralement par les Tatmadaw en Birmanie face aux nombreux groupes rebelles constitue un présage favorable pour la stabilité de l’une des dernières frontières économiques d’Asie, et il en va de même des élections à venir en février en Thaïlande. Ces deux événements pourraient d’ailleurs se conjuguer et porter une renaissance dans la sous-région du Grand Mékong, si tout se déroule comme prévu. Si tel était le cas (et c’est loin d’être garanti, au moins côté birman), ces scénarios pourraient faire des deux pays des destinations très attrayantes pour les investissements d’infrastructure tant du « Couloir de Croissance Asie-Afrique » indo-japonais que du BRI chinois, avec comme perspective ultime l’idée que leur « compétition en connectivité » pourrait amener à une convergence stratégique.
L’exercice d’« équilibrage » de l’Indonésie est mis à l’épreuve
Jusqu’ici, l’Indonésie a tâché de jouer l’« équilibre » entre la Chine et le « quad », mais cette stratégie va sans doute se voir ébranlée en 2019, les USA la poussant à choisir son camp après les élections du mois d’avril. En dépit des tensions de guerre hybride qui ré-émergent en Papouasie occidentale, et qui pourraient se voir manipulées par les USA pour faire pression sur l’Indonésie à s’aligner avec eux, le pays ferait bien de s’inspirer des exemples que constituent ses alliés de l’ASEAN, comme les Philippines et le Vietnam, qui ont remarquablement résisté aux coercitions étasuniennes en s’appuyant sur le rôle d’« équilibrage » de la Russie, mené au travers du « Neo-NAM », officieusement lancé par un jeu de « diplomatie militaire ».
L’Australie : de nouveau une puissance du Pacifique Sud
Même si sa position relève plus de l’Océanie que de l’Asie, il vaut la peine de mentionner que l’Australie va sans doute reprendre son statut de puissance du Pacifique Sud. Son autorité régionale avait décliné au fil des dernières années, alors qu’elle entrait dans une rude compétition avec la Chine, mais l’étrange admission des Fiji par les USA dans leur coalition anti-Daesh, ainsi que la décision de Canberra d’établir une nouvelle base navale sur l’île de Manus, au nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, pourrait compliquer la tâche de la Chine à maintenir sa main-mise des Routes de la soie dans cet espace. C’est d’autant plus vrai que des fake news sur des « agents secrets », ainsi que les soi-disant projets chinois d’établir leur propre base au Vanuatu, ont été utilisées comme armes par l’axe australo-étasunien pour contrer activement la Chine.
Conclusions
Les exercices de prédiction de fin d’années constituent un exercice souvent difficile et intimidant, mais le jeu en vaut la chandelle : les développements de l’année passée éclairent l’année qui s’ouvre dans la perception du lecteur. Comme nous l’avions mentionné dès le début du présent article, le présent travail ne vise ni ne prétend à l’exhaustivité : nous avons plutôt essayé de mettre en lumière les grandes forces telluriques derrière les événements à venir, après quoi nous nous sommes employés à prédire les grandes lignes géopolitiques que suivront ces influences, si elles se maintiennent en 2019. Nous reconnaissons que certains des scénarios présentés ici étaient quelque peu provocateurs ; cela visait surtout à amener d’autres observateurs à en faire la critique constructive et à mener leurs propres recherches, si le présent exercice leur en a donné l’envie.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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