Le Bélarus vient de jeter la Russie sous le bus


Par Andrew Korybko – Le 6 novembre 2018 – Source eurasiafuture.com

andrew-korybkoCertaines déclarations récentes du président Loukachenko réaffirmaient son alliance militaire et politique avec Moscou, mais d’autres affirmations de sa part jettent tout aux orties, déclarant que le possible projet d’une base russe au Bélarus était infondé, et insinuant que son voisin exporterait des menaces hybrides vers l’Occident via son propre territoire, tout en exprimant son souhait de renforcer ses propres relations avec les USA et l’OTAN.

Longtemps considéré comme allié le plus proche de la Russie, de par son appartenance à l’« Union State » ainsi qu’au CSTO et à l’Union Eurasiatique, le Bélarus s’« équilibre » à présent entre son parrain et l’Occident, et vise à recueillir le maximum d’avantages de la part des deux parties. L’auteur du présent article avait vu ce développement se profiler il y a trois ans et demi, et avait émis ses opinions à ce sujet dans un article pour le Saker intitulé « L’Arménie et le Bélarus en maraude à l’Ouest ? », suivi d’autres articles diffusés sur d’autres médias, comme « Le Bélarus est-il sur le point de se détourner de la Russie ? » ; « La Pologne s’emploie à défaire le lien entre Russie et Bélarus en hébergeant une base militaire des USA », et le dernier en date « Un canal polonais pourrait faire toute la différence dans le jeu d’équilibre bélarusse ». L’essentiel en est ce qui suit : des signaux clairs montraient l’intention du président Loukachenko de normaliser ses relations avec l’Occident, aux dépens des intérêts économiques et divers de la Russie, en échange d’un allégement de sanctions et de garanties que le pays ne serait pas attaqué par l’OTAN, que cela soit directement comme en Libye ou indirectement, via une guerre hybride à la « Euromaidan » comme en Ukraine.

Une exportation de menaces hybrides de la Russie vers l’Europe ?

Il n’apparaît donc pas comme une grande surprise que Loukachenko pousse la Russie sous les roues du bus pour faire plaisir à ses « partenaires occidentaux », en pensant que sa « rhétorique neutre » est un élément clé pour conserver son exercice d’« équilibre » entre l’Est et l’Ouest. TASS a cité les déclarations du dirigeant bélarusse ce dimanche [4 novembre 2018, NdT] :

« J’ai dit [aux pays occidentaux] : voyez la valeur du Bélarus, ne nous imposez pas de sanctions. Que ce soient les drogues, les malfrats, les éléments radioactifs ou l’immigration illégale, tout cela traverse notre pays en direction de l’ouest, et nous nous y attaquons à nos propres frais. »

Qu’il en ait ou non l’intention, Loukachenko insinuait par là que la Russie exporte « des drogues, des malfrats, des éléments radioactifs et une immigration illégale » vers l’Occident, en les laissant passer vers les frontières bélarusses et au delà. Il décrit également son propre pays comme partenaire inconventionnel clé en sécurité pour l’Europe, appliquant une politique volontariste de gestion des menaces hybrides pour protéger l’occident de la ruine.

Le Président du Bélarus Alexandre Loukachenko aux côtés de l’ancien président libyen

À bien y regarder, cela ressemble fortement à la description que Kadhafi faisait de la Libye jusqu’à ce que ses « partenaires occidentaux » ne lui plantent un couteau dans le dos.

« Équilibrage » militaire

Mais Loukachenko ne s’en est pas tenu à ces propos. Mardi, il a décrit la vision bélarusse de la sécurité régionale devant des analystes américains. Au sujet des rumeurs persistantes quand à l’établissement d’une base militaire russe sur son sol, il a expliqué ceci :

On profère beaucoup d’exagérations à ce sujet… Nous avons une alliance militaire et politique avec la Russie, et qu’une base militaire soit installée ou non sur notre territoire ne changera pas les choses. Nous ne la construirons pas, nous n’en avons pas besoin. En accord avec notre projet conjoint de défense avec la Russie, nous accomplirons nous-mêmes ces fonctions. Nous sommes chez nous. J’insiste de nouveau sur le fait qu’il n’y a aucune base [militaire étrangère], parce que nous n’avons à nous assurer les bonnes grâces de personne. Non, nous sommes capables d’accomplir les fonctions, en accord avec le traité qui nous lie à la Russie.

Mais il a continué en disant que son pays « demanderait à la Russie d’assurer sa sécurité » si le besoin s’en présentait, par exemple dans le cadre d’une réponse conjointe au projet de « Fort Trump » en Pologne, laissant ouverte l’idée que le Bélarus pourrait en venir à acheter plus d’armements à son allié de l’OTSC.

Si l’OTAN poursuit sa politique d’intimidation à notre égard [ou passe à l’action], par exemple via le déploiement d’une base militaire en Pologne, ou si nous observons d’autres mouvements, alors il nous faudra des armes plus efficaces, à commencer par des missiles.

Mais il souligne ne pas vouloir d’une base russe sur son territoire, il s’y « oppose fermement » :

En ce moment, je ne vois aucune raison d’inviter l’armée d’autres pays, y compris la Russie, sur le territoire bélarusse, pour réaliser nos fonctions en accord avec le traité qui nous lie à la Russie, parce que nous sommes fermement opposés à tout déploiement d’une base aérienne… Pourquoi devrions-nous nous exposer à un agresseur potentiel en installant une base en première ligne ? Un ou deux missiles – et la piste d’atterrissage serait impraticable.

Quoi que l’on pense de cette position, il est difficile de la considérer autrement qu’un « jeu d’équilibrage », quelles qu’en soient les raisons. Mais les autres commentaires qu’il a fait vont plus loin – ils ne sont pas encore rapportés par TASS mais ont été retransmis, comme on pouvait s’y attendre, par Radio Free Europe.

Jeter la Russie sous les roues du bus, pour faire plaisir aux néoconservateurs

Le média d’information financé par les USA a publié un article révélant d’autres détails de la discussion entre Loukachenko et les analystes américains :

Nous sommes convaincus que la sécurité régionale [en Europe] dépend de la cohésion des États de la région et de la préservation du rôle militaire et politique des États-Unis dans l’arène européenne… Le Bélarus souhaite construire un dialogue à égalité avec toutes les parties, ce qui passera par la restauration des liens normaux avec les États-Unis, le soutien de liens de bons voisinage avec l’Union Européenne, et un approfondissement de notre partenariat avec l’OTAN.

Point qui a son importance, les analystes américains en question provenaient de think tanks néoconservateurs lié aux administrations permanentes dans les domaines militaires, de renseignement et diplomatiques (l’« État profond »). Comme l’a rapporté fièrement la Belarusian Telegraph Agency, financée sur fonds publics :

La délégation comprend des experts et des décideurs du Center for European Policy Analysis (CEPA), du Penn Biden Center for Diplomacy and Global Engagement, de la RAND Corporation et de la Jamestown Foundation. Les experts américains profiteront de leur venue en Bélarus pour visiter le ministère de la défense, l’école militaire Minsk Suvorov, le Hi-Tech Park, ainsi que le musée national bélarusse de la Grande Guerre patriotique.

RT a exposé au jour le CEPA, dans un article édité par le journal lui-même (sans signature d’un auteur en particulier), dont le titre était « Les contractants de la défense américains pensent que vous avez subi un lavage de cerveau », apportant les preuves que l’entité basée à Varsovie fonctionne comme un branche de lobbying du complexe militaro-industriel américain. Le Penn Biden Center for Diplomacy and Global Engagement a reçu le nom de l’ancien vice-président Joe Biden, dont l’influence avait été déterminante pour le soutien à l’« EuroMaidan », si bien que les objectifs hégémoniques de cet institut vont sans dire.

Et est-il bien nécessaire de présenter la RAND Corporation et la Jamestown Foundation, deux think tanks parmi les plus influents au sein de l’« État profond » ? Loukachenko, pour établir ses soi-disant actions d’« équilibrage », fricotait là avec les cerveaux qui pilotent la politique étrangère américaine… avec le recul et au vu de la manière dont il décrit les rôle des USA et de l’OTAN en Europe, cet « équilibrage » s’apparenterait plutôt à un pivot vers l’ouest grossièrement maquillé.

Conclusions

Nul ne devrait s’étonner de voir aujourd’hui le Bélarus jeter la Russie sous les roues du bus pour s’attirer les bonnes grâces d’experts néoconservateurs américains. Cette décision était dans l’air du temps depuis au moins trois ans et demi, et nombre de médias alternatifs sont restés au cours de cette période dans le déni – voire pire, dans la duperie de leur lectorat. Le Bélarus n’a pas encore pivoté complètement vers l’ouest, mais le pays est probablement en train de s’inspirer du scénario arménien, dans l’espoir de pouvoir entrer en négociations commerciales avec l’UE pour remplacer son adhésion à l’Union eurasiatique. Cela ne serait possible que si l’Occident levait toutes les sanctions envers le pays, ce qui ne se produira sans doute pas avant qu’il ait donné tous les gages de sa nouvelle stratégie d’« équilibrage », à savoir le sacrifice plein et entier des intérêts économiques – et autres – de son allié russe. Que le pays – et son dirigeant – reçoive bien en échange de ces gages ce qu’il en attend, c’est une toute autre question.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone

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