Relations avec la Chine – Politique énergétique – Cyberguerre
Le 3 septembre 2016 – Source bloomberg
Le 1er Septembre, Vladimir Poutine a donné, à Vladivostok, une interview au rédacteur en chef de la société internationale de médias Bloomberg. [Imaginez une seconde Obama acceptant une interview de Russia Today, NdT]
Cet entretien est publié en quatre parties :
- Première partie : développement de l’Extrême-Orient russe – litiges territoriaux avec le Japon
- Deuxième partie : relations avec la Chine – politique énergétique – cyberguerre
- Troisième partie : avenir de l’euro – politique de change – politique budgétaire – élections US – relations avec la Grande-Bretagne
- Quatrième partie : relations avec la Turquie – état des lieux en Syrie – confiance Est-Ouest – guerre en Tchétchénie – politique étrangère – héritage et réflexions sur le système politique – succession et réflexions sur les difficultés du pouvoir
John Micklethwait :
– Puis-je encore vous poser des questions sur les Chinois. En 2013, vous avez dit que vous vous fixez un objectif de commerce de $100 milliards avec la Chine pour 2015. Mais il était entre $67 et $70 milliards. Qu’est ce qui ne s’est pas bien passé ? Je connais les problèmes du rouble et ceux du pétrole. Pensez-vous toujours que l’objectif de $200 milliards en 2020 est réalisable ?
Vladimir Poutine :
– Oui, je le trouve absolument réalisable. Vous venez d’énumérer vous-même les causes de cette chute dans le commerce bilatéral. À la première étape, nous avons fixé l’objectif à environ $100 milliards, et nous y sommes presque arrivés – il a atteint $90 milliards. Donc, nous y sommes presque. Mais nous connaissons aussi les raisons de la chute. Celles-ci comprennent une baisse des prix de nos produits traditionnels d’exportation et la différence de taux de change. Ce sont des raisons objectives. Et vous le savez très bien.
– Est-ce que les sanctions font une différence ?
– Les sanctions n’ont rien à voir dans nos relations avec la Chine, parce que nos relations avec la République populaire de Chine sont à un niveau sans précédent en termes de niveau et de substance. Ils représentent ce que nous appelons «un partenariat global de coopération stratégique». Les sanctions n’ont rien à voir avec cela. La baisse de notre commerce mutuel a des causes objectives, qui sont les prix de l’énergie et la différence de taux de change. Mais les volumes physiques n’ont pas diminué, bien au contraire en fait. Ils sont de plus en plus élevés.
Quant à nos relations commerciales et économiques avec la Chine, elles sont de plus en plus diversifiées chaque jour, c’est un point sur lequel nous avons travaillé pendant longtemps avec nos partenaires chinois. Je voudrais attirer votre attention sur le fait que nous sommes passés du simple commerce de produits traditionnels, d’une part dans l’énergie – hydrocarbures, pétrole et maintenant gaz naturel, pétrochimie – d’autre part dans les textiles et chaussures, à un tout autre nouveau niveau de coopération économique. Par exemple, nous travaillons ensemble sur les programmes spatiaux. De plus, nous développons et bientôt commencerons la production d’un hélicoptère lourd. Nous traçons maintenant les plans d’un avion de long rayon d’action à large fuselage.
La Russie et la Chine coopèrent également dans le génie mécanique, le transport ferroviaire à grande vitesse, la transformation du bois, la production d’énergie nucléaire et ainsi de suite. Nous avons construit la centrale nucléaire de Tianwan. Deux unités sont déjà opérationnelles et montrent de bons résultats. Il y a en aura deux autres. Ainsi, l’objectif que nous avons fixé pour nous-mêmes, qui est de diversifier notre coopération avec la Chine, a fait des progrès.
– Puis-je vous poser des questions sur le prix du pétrole – votre sujet préféré. Il y a presque deux ans, vous avez dit que si le pétrole brut tombait en dessous de $80 baril, il y aurait un effondrement de la production pétrolière. Le prix est toujours inférieur à $50 et la production n’a pas cessé. Est-ce que votre opinion a changé sur cette question ?
– Si j’ai dit que la production de pétrole s’effondrerait, je me suis trompé. Par ailleurs, je ne me souviens pas quand j’ai dit cela, peut-être dans l’ambiance du moment, mais je ne pense pas l’avoir dit, ou tout simplement je ne m’en souviens pas. Je disais que, à un certain niveau de prix du pétrole, de nouveaux gisements ne seront plus explorés. Voilà ce qui se passe réellement. Cependant, de façon surprenante, nos entreprises du pétrole et du gaz – principalement pétrolières – continuent d’investir.
Au cours de l’année écoulée, les pétroliers ont investi 1,5 milliards de roubles, et si l’on tient compte des investissements publics dans le développement du transport par pipeline et de l’énergie électrique, les investissements généraux dans le secteur de l’énergie ont été de 3,5 milliards de roubles l’année dernière. C’est un montant considérable.
La production de pétrole, la production d’énergie augmentent, même si cette dernière a diminué d’environ 1% chez nous, je crois… Par ailleurs, nous occupons la première place dans le monde pour l’exportation de gaz, ce qui représente 20% du marché mondial. Nous sommes également les premiers dans l’exportation des hydrocarbures liquides.
Bien que nous soyons encore en tête dans le domaine de l’exportation de gaz, la production nationale a diminué en raison des volumes croissants d’hydrogénation pour l’industrie de l’énergie électrique et donc il y a un besoin plus faible de gaz pour les centrales électriques thermiques. Ceci est le résultat de la restructuration de la situation sur le marché national de l’énergie. En général, Gazprom va bien et augmente ses exportations avec ses partenaires traditionnels.
– Vous allez parler au prince héritier d’Arabie Mohammed bin Salman au G-20. Seriez-vous toujours en faveur du gel de la production si les Saoudiens le veulent ?
– Pour autant que je sache, M. Salman est adjoint au prince héritier, mais ce n’est pas ça l’important. C’est un homme d’État très actif, nous avons des relations très chaleureuses. Il sait ce qu’il veut et peut atteindre ses objectifs. Dans le même temps, je le considère comme un partenaire fiable avec lequel on peut négocier et être sûr que les accords seront mis en œuvre.
Cependant, ce n’est pas nous qui avons refusé de geler la production de pétrole ; nos partenaires saoudiens ont changé leur point de vue au dernier moment et ont décidé de retarder l’adoption de cette décision. Je tiens à réitérer notre position, elle reste la même. Tout d’abord, dans ma conversation avec le prince Salman sur cette question [au G-20], je vais réaffirmer notre position : nous pensons que c’est la bonne décision pour le secteur de l’énergie mondiale.
Deuxièmement, ce dont nous discutions est bien connu : si nous gelons la production de pétrole, tout le monde devra le faire, y compris l’Iran. Mais nous comprenons que la position iranienne est très mauvaise à cause des sanctions bien connues contre ce pays, et il serait injuste de le laisser à ce niveau de sanction. Je crois qu’en fait, il serait économiquement raisonnable et logique de parvenir à un compromis, je suis sûr que tout le monde comprend cela. Ce problème n’est pas économique mais politique. Je souhaite que tous les participants du marché intéressés à maintenir les prix mondiaux de l’énergie stables et raisonnables vont enfin prendre la bonne décision.
– Vous seriez donc en faveur d’un gel de la production, mais en donnant à l’Iran un peu de latitude pour faire ce qu’ils doivent faire ?
– Oui.
– Puis-je à nouveau vous poser des questions sur la privatisation et le pétrole ? La privatisation de Bashneft : vous l’avez retardée. Et maintenant nous avons publié que Igor Sechin de Rosneft est entré en scène en disant qu’il aimerait acheter la moitié pour $5 milliards. Vous avez toujours dit que vous ne vouliez pas que les grandes entreprises d’État rachètent celles nouvellement privatisées. Vous ne laisseriez pas faire, si ?
– Vous savez, vous venez de mentionner les entreprises d’État. Strictement parlant, ce n’est pas le cas de Rosneft. Il ne faut pas oublier que BP a une participation dans Rosneft et BP est une société britannique. Vous êtes un sujet du Royaume-Uni, n’est-ce-pas ? Cela signifie que vous aussi dans une certaine mesure…
– Vous pouvez avoir plus de contrôle sur Rosneft que Theresa May n’en a sur BP.
– Nous pouvons avoir plus de contrôle, mais ce que je dis est que, à proprement parler, ce n’est pas une société d’État. Je pense que c’est un fait évident, quand un investisseur étranger détient une participation de 19,7%. Toutefois, compte tenu du fait que l’État a une participation majoritaire dans l’entreprise, ce pourrait ne pas être la meilleure chose à faire qu’une société sous contrôle de l’État en achète une autre entièrement détenue par l’État. Ceci est un point.
Un autre point est que, finalement, dans la mesure où le budget est concerné, ce qui importe le plus est de savoir qui offre le plus d’argent lors de l’appel d’offres qui doit être organisé dans le cadre du processus de privatisation. En ce sens, nous ne pouvons pas discriminer entre les acteurs du marché – aucun d’entre eux – mais ce n’est pas pertinent pour le moment, car le gouvernement a décidé de reporter la privatisation de Bashneft.
– C’est du passé. Mais sur la question de la privatisation, vous avez dit en 2012 que vous avez voulu élargir la privatisation, vous avez eu un moment difficile à ce sujet. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Y a-t-il une raison ? Pourquoi le gouvernement russe a-t-il besoin de posséder 50% de ces entreprises ? Peut être que vous pourriez vendre plus ?
– Il n’est pas nécessaire pour l’État russe de tenir autant de parts et nous avons l’intention de mettre nos plans en pratique. Il ne s’agit pas de savoir si nous voulons ou non, il s’agit de ce qui est utile ou non, et au meilleur moment. En général, c’est utile selon au moins un point de vue, celui des changements structurels dans l’économie. Il est vrai que le rôle de l’État dans l’économie russe est peut-être trop grand aujourd’hui, mais du point de vue fiscal, il n’est pas toujours utile de privatiser dans un marché en baisse. Voilà pourquoi nous sommes prudents, mais notre tendance dans le processus de privatisation et de désengagement progressif de l’État de certains actifs reste inchangée.
Par ailleurs, vous avez mentionné Rosneft. Nous préparons activement une privatisation partielle de Rosneft elle-même. C’est la meilleure preuve que nos plans principaux sont restés inchangés. Un autre exemple serait l’une des plus grandes sociétés minières de diamants russes dans le monde. Nous privatisons une partie de notre participation dans cela aussi.
– ALROSA ?
– ALROSA, oui. Nous travaillons dans d’autres domaines aussi, donc il n’y a aucun changement radical de notre position. Il n’y a pas de raison, comme nous le disons, de faire beaucoup de tapage à ce sujet. En d’autres termes, nous ne devons pas être obsédés par la privatisation immédiatement et à tout prix. Non, nous ne le ferons pas à tout prix. Nous allons le faire d’une manière qui assure un bénéfice maximal pour l’État russe et l’économie russe.
– Donc, vous privatiseriez Rosneft cette année, vous vendriez ces actions de Rosneft cette année, vous espérez ?
– Nous nous préparons pour un accord cette année. Je ne sais pas si le gouvernement sera en mesure de se préparer à effectuer cette opération en collaboration avec la direction de Rosneft elle-même, si les investisseurs stratégiques appropriés seront trouvés. Et je crois que c’est de ces investisseurs que nous devrions parler. Mais nous nous préparons, et c’est dans l’année en cours que nous prévoyons de le faire.
– Et allez-vous, encore une fois vous caler sur 50%, seriez-vous heureux dans un monde où l’État russe aurait moins de 50% de ces grandes entreprises ?
– Nous ne considérons pas du tout cela comme désastreux. Vous savez, je me souviens que lorsque les actionnaires étrangers, les investisseurs étrangers, ont obtenu 50% dans l’une de nos sociétés, que je ne nommerai pas maintenant, leur contribution au budget fédéral et aux recettes fiscales a augmenté et l’efficacité de la société n’a pas diminué. Par conséquent, en fonction des intérêts de l’État, des intérêts ultimes de l’État, en fonction de ses intérêts fiscaux, nous avons une expérience positive, très probablement, pas négative.
– Très rapidement : l’autre accusation que vous avez subie, ou entendue souvent, est que des gens liés à la Russie, ou soutenus par elle, ont piraté la base de données du Parti démocrate US. Est-ce que vous diriez aussi que c’est complètement faux ?
– Je ne sais rien. Il y a beaucoup de hackers d’aujourd’hui, vous le savez, et ils effectuent leur travail de manière filigranée et délicate, et ils peuvent montrer leurs «pistes» en tout lieu et à tout moment. Ce peut même ne pas être une piste ; ils peuvent couvrir leur activité de sorte qu’elle ressemble à des pirates opérant à partir d’autres territoires, d’autres pays. Il est difficile de vérifier cette activité, peut-être même pas possible. Quoi qu’il en soit, nous ne faisons pas cela au niveau national.
D’ailleurs, est-il vraiment important de savoir qui a piraté la base de données de l’équipe de campagne électorale de Mme Clinton ? N’est-ce-pas ? Ce qui importe vraiment est le contenu dévoilé à la communauté. Voici où la discussion devrait se situer à ce propos. Il n’y a pas besoin de détourner l’attention de la communauté de l’essence du sujet en la remplaçant par des questions secondaires portant sur la recherche de ceux qui l’ont fait.
Je voudrais le répéter : je ne sais absolument rien à ce sujet, et la Russie n’a jamais rien fait au niveau de l’État. Franchement, je ne pouvais jamais imaginer que de telles informations seraient d’un quelconque intérêt pour le public américain ou que le siège de campagne de l’un des candidats – dans ce cas, Mme Clinton – avait apparemment travaillé pour elle, plutôt que pour tous les candidats du Parti démocrate de manière égale. Je ne pourrais jamais supposer que quelqu’un puisse trouver ça intéressant. Ainsi, compte tenu de ce que j’ai dit, nous ne pouvions pas pirater officiellement. Vous savez, pour cela il faudrait une certaine intuition et la connaissance des particularités de la politique intérieure américaine. Je ne suis pas sûr que même nos experts du ministère des Affaires étrangères aient une telle intuition.
– Ne pensez-vous pas que ce serait en quelque sorte le moment pour que tout le monde devienne propre à ce sujet ? La Russie tente de pirater l’Amérique, l’Amérique tente de pirater la Russie, la Chine tente de pirater l’Amérique, la Chine tente de pirater la Russie ? Tout le monde essaie de pirater l’autre. L’un des objectifs du G-20 est de parvenir à un nouvel ensemble de règles pour ordonner la politique étrangère quand tout le monde les respectera. Prétendument.
– Je crois que le G-20 ne devrait pas intervenir, parce qu’il y a d’autres plates-formes pour discuter de cela. Le G-20 a été créé comme un forum pour discuter, d’abord et avant tout, des questions économiques mondiales. Si en plus on le charge de ça… Bien sûr, la politique affecte les processus économiques, c’est évident, mais si nous apportons des querelles plutôt que des questions vraiment importantes et qui se rapportent uniquement à la politique mondiale, nous allons surcharger l’ordre du jour du G-20 ; et au lieu d’aborder des questions telles que la finance, les réformes économiques structurelles, l’évasion fiscale et ainsi de suite, nous allons nous engager dans des débats sans fin concernant la crise syrienne ou d’autres défis mondiaux qui existe en grand nombre, ou le problème du Moyen-Orient. Nous devrions trouver d’autres plates-formes, d’autres forums pour cela, et il y en a beaucoup, y compris, par exemple, l’ONU et le Conseil de sécurité.
Traduit et édité par jj, relu par Catherine pour le Saker Francophone