Par Andrew Korybko − Le 16 février 2021 − Source Oriental Review
« EU vs. Disinfo », qui constitue l’organe de presse de guerre de l’information du groupe de travail East Stratcom du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a par mégarde détruit son propre axe de propagande au sujet de la Russie, en attirant l’attention du public sur le fait que Margarita Simonyan, la rédactrice en chef du média RT, financé par la Russie, dispose d’une liberté professionnelle quant à exprimer des opinions divergeant des positions officielles développées par le Kremlin.
Les dernières années écoulées ont vu se propager un véritable fléau : la multiplication d’organes de désinformation dans l’espace virtuel d’Internet, ce qui a débordé les tentatives de répondre ou de contrer ces instances de désinformation. Mais le dernier bug de la matrice en date est savoureux : il établit que certains fact-checkers sont en réalité impliqués dans les pratiques mêmes qu’ils affirment combattre. Un exemple parfait de cette pratique est « EU vs. Disinfo« [en bon français, les fans de George Orwell peuvent également l’appeler « MiniVer », NdT], décrit sur son propre site internet comme le « projet phare du groupe de travail East Stratcom (cellule de communication stratégique à destination de l’Europe orientale) du service européen pour l’action extérieure ». Le service européen pour l’action extérieure (SEAE) se qualifie lui-même sur son site internet officiel de « service diplomatique de l’Union européenne ».
Même si “EU vs. Disinfo” présente une clause de non-responsabilité, selon laquelle ses publications « ne constituent pas une position officielle de l’UE », des soupçons crédibles planent autour de cette affirmation douteuse, car les éléments qu’il publie se sont trouvés cités au mois de décembre dernier dans le « plan d’action de la démocratie européenne« contre la « désinformation ». Ledit document définit cette dernière notion comme « contenu erroné ou trompeur, propagé avec une intention de tromper ou d’assurer un bénéfice politique ou économique pouvant causer du tort au public ». Puisque les découvertes prétendues de ce projet financé par le contribuable ont été réutilisées pour formuler la politique officielle du bloc, il s’ensuit bien qu’il fonctionne de facto comme un instrument du service diplomatique de l’UE.
Ceci nous indique que le site n’est pas sincère en notant dans sa clause de non-responsabilité que ses travaux « n’impliquent cependant pas nécessairement qu’un organe de presse donné est lié au Kremlin, ou présente une ligne éditoriale pro-Kremlin, ou qu’il a volontairement essayé de pratiquer la désinformation ». C’est en réalité l’inverse qui est vrai, même s’il faut souvent du temps pour que son parrain financier endosse officiellement les récits propagés par son mandataire. Il s’ensuit que « EU vs.Disinfo » fonctionne de manière très trompeuse, et ce d’autant plus qu’il pratique une guerre de l’information sous couvert de contrer celle de la Russie. Mais il arrive que cela produise des retours de flamme, comme nous allons ici le montrer au travers de l’une de leurs dernières publications en date.
Le 3 février, ce média a publié un article sous le titre « Le Kremlin remet à sa place son propre porte-parole« , qui pousse l’idée que l’éditeur en chef de Russia Today — financé par la Russie —, Margarita Simonyan, est un « électron libre » après qu’elle a récemment partagé son opinion personnelle, laissant clairement sous-entendre que la Russie devrait incorporer la région ukrainienne du Donbass. Le présupposé nécessaire pour comprendre la raison pour laquelle un tel article a pu être écrit est le suivant : « EU vs. Disinfo » estime que toute personne ou média soi-disant en lien direct ou indirect avec toute source de financement public [russe], indépendamment du moment où ce financement supposé se serait produit, est automatiquement à désigner comme porte-parole des politiques officielles du Kremlin.
Mme Simonyan étant à la tête du média international publiquement financé par la Russie, « EU vs. Disinfo » a donc considéré comme évident que ses lecteurs étaient déjà familiers de ses récits narratifs voulant que cette dame ne serait qu’une simple marionnette. Lorsqu’elle a porté à faux leurs présupposés erronés, le média s’est mis à cafouiller pour sauver la face, et défendre son récit de guerre de l’information, qui est très important pour lui, puisqu’il s’agit du fondement même de ses opérations. Sans croire que quiconque étant supposément relié directement ou non à quelque source de financement public russe soit un porte-parole du Kremlin, leur travail supposé « contrer » une soi-disant « désinformation » perd tout son sens.
C’est pour cela qu’ils ont tenté de fabriquer la perception que Mme Simonyan se serait transformée en « électron libre », sous-entendant qu’elle prendrait une trajectoire solitaire défiant ceux qui la payent. L’objectif en affirmant cela, comme il a été exposé, est de défendre la raison d’être de « EU vs. Disinfo », qui est fondée sur les présupposés erronés que l’on a exposés. Si leurs lecteurs venaient à comprendre que tous ceux qui sont décrits comme directement ou indirectement reliés au financement public russe seraient des porte-paroles du Kremlin, ils pourraient rapidement perdre tout intérêt quant aux supposés « rétablissements de la vérité » publiés par ce média, qui propage des théories du complot quant à une conspiration de « désinformation » prétendument ourdie par la Russie contre le monde entier.
Mais ce faisant, « EU vs. Disinfo » a donc porté en faux l’un de ses principaux axes de propagande : que toute personne supposément reliée directement ou indirectement aux financements publics russes serait une marionnette du Kremlin. Et quel exemple : Mme Simonyan, bien que tête d’affiche du média international financé par la Russie, dispose pour autant de la liberté professionnelle d’exprimer des opinions divergeant des points de vue officiels du Kremlin. Confronté à cette réalité, qui fait tomber tout ce qu’il prétend « contrer », « EU vs. Disinfo » aurait mieux fait d’ignorer ce point et de passer à la suite, au lieu d’éveiller par mégarde la conscience de leurs lecteurs à ce sujet.
On ne sait pas pourquoi ils ont commis une gaffe aussi monumentale, en contribuant à la popularité de ce fait « politiquement peu pratique » qui remet en question leur propre raison d’être, mais une explication semble assez probable. C’est que ceux qui les payent, au niveau de l’UE, leur ont ordonné de le faire, s’attendant à tort à ce que cette attaque relevant de la guerre de l’information puisse améliorer leur crédibilité plutôt que l’éroder. Mais ceci sous-entendrait fortement que leur clause de non-responsabilité trompe leurs lecteurs, en leur faisant croire qu’ils sont de braves fact-checkers indépendants, ne subissant le contrôle d’aucun État, bien que financés par de l’argent public. En d’autres termes, ils seraient alors très exactement ce qu’ils accusent RT d’être.
La seule explication plausible est que « EU vs. Disinfo » est en réalité la même chose que RT, c’est-à-dire un organe d’information sur fonds public disposant d’une ligne éditoriale indépendante de qui le finance, bien qu’en partageant de nombreux objectifs. Ceci expliquerait la raison pour laquelle ils ont commis une telle erreur narrative, attirant l’attention sur quelque chose qui contredit totalement l’objet de tout leur projet. Si tel est le cas, ils pourraient ironiquement être considérés par leurs parrains financiers comme les vrais « électrons libres » qui ont fait une grossière erreur qui doit à présent être corrigée, à supposer que cela soit même possible après les dégâts en matière de soft power qu’ils ont déjà d’eux-mêmes infligés à leur propre ligne narrative.
Ces deux explications ne sont pas compatibles entre elles. Ou bien « EU vs. Disinfo » a reçu l’ordre d’essayer de présenter le fier exercice de pratique de la liberté d’expression de Mme Simonyan selon la manière contre-productive qu’ils ont appliquée par erreur, ou bien ils ont pris cette décision de leur propre chef, bien que le résultat s’opposât à l’objectif qu’ils partagent avec ceux qui les payent. Dans les deux cas, « EU vs. Disinfo » est très similaire à RT, qu’il s’agisse de la version fausse propagée par le premier sur le second (une marionnette manipulée par ses financiers) ou de la version réelle (un média disposant d’une ligne éditoriale indépendante en dépit de ses connexions financières).
Il est tout à fait urgent que les lecteurs de « EU vs. Disinfo » prennent le temps de réfléchir à ces observations : il faut qu’ils comprennent qu’ils ont été induits en erreur par un média auquel ils ont fait confiance depuis longtemps. Mme Simonyan a prouvé que le financement indubitablement direct accordé par l’État russe n’implique pas automatiquement que tout ce que dit une personne est une réflexion de la politique officielle du Kremlin, ce qui implique que tous ceux que l’on a désignés comme ayant des liens indirects aux même sources financières devraient disposer de la même liberté professionnelle que cette dame. La conclusion est qu’il est factuellement erroné d’affirmer que leur travail relève d’une conspiration de « désinformation » ourdie par le Kremlin.
Hélas, c’est exactement ce que sous-entend à chaque fois « EU vs. Disinfo » dans les sujets de chacun de ses exercices de « démystification ». Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit purement et simplement d’une couverture visant à discréditer les points de vue attaqués, et à réfuter leur opinion personnelle en affirmant de manière mensongère qu’elle ne relèverait que d’une nouvelle représentation informelle des points de vue officiels du Kremlin. Ils affirment l’inverse dans leur clause de non-responsabilité, mais c’est sans doute uniquement pour des raisons légales. La réalité est que « EU vs. Disinfo » est un pourvoyeur de pure « désinformation », au sens-même de la définition émise par le « plan d’action de la démocratie européenne » quant à ce concept.
Ce qu’ils font, littéralement, est de publier « des contenus faux ou trompeurs propagés avec pour intention de tromper ou d’assurer des bénéfices économiques ou politiques pouvant provoquer des dégâts dans la sphère publique ». On a déjà expliqué pourquoi leur principal axe de propagande est à la fois faux et trompeur, et qu’ils sont poussés afin d’en tirer le bénéfice politique de délégitimer les récits divergeant de ceux de leurs parrains gouvernementaux. Malheureusement, en impliquant très fortement, mais néanmoins à tort, que leurs sujets sont engagés dans la « désinformation », en dépit de leur clause de non-responsabilité, ils risquent d’inciter des gens instables à la violence contre eux, car ces gens pourraient bien prendre au sérieux ces sous-entendus malgré leur fausseté.
Certains pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, tels que les États baltes et l’Ukraine, connaissent des poussées incontrôlables de sentiment ultra-nationaliste. Les personnes qui embrassent ces idées toxiques se sont auto-convaincues que l’État russe serait leur ennemi existentiel, et ils pensent que ceux qui sont impliqués dans la pratique de ses « désinformations » constituent des dangers équivalents pour eux, leurs sociétés, et leurs pays. Les gens qui ont subi des diffamations en ce sens de la part de « EU vs. Disinfo », financée par Bruxelles, et auto-décrite comme « média indiquant et analysant », risquent de se voir agressés s’ils mènent une visite dans ces pays et qu’ils sont reconnus par les ultra-nationalistes.
La chose la plus dystopique quant à tout ceci est que ceux-là même qui sont ainsi diffamés pourraient être des citoyens de l’UE, et pourraient même vivre dans ces pays ou d’autres pays similaires, et leurs vies pourraient se trouver mises en danger après les actions de cet organe de guerre de l’information. Il faut se souvenir que la raison d’être de « EU vs. Disinfo » est fondée sur l’insinuation que toutes les personnes supposément en lien avec des financements publics russes directs ou indirects sont des porte-paroles de la position officielle du Kremlin. Ce n’est pas le cas, pas plus que ce n’est le cas de Mme Simonyan, qui dirige le média international financé par la Russie, comme le média lui-même le reconnaît.
En conclusion, Bruxelles ferait bien de réexaminer sérieusement l’intérêt de financer le projet phare du groupe de travail East Stratcom. Non seulement l’une de ses dernières publications s’est portée à faux contre les raisons-mêmes de sa propre existence, mais son schéma indéniable de diffamation risque de pourrir la vie de citoyens de l’UE et d’autres, qui ont subi ses soi-disant « signalements et analyses ». Et ce n’est pas tout, car leurs vies pourraient se trouver mises en danger s’ils se rendent dans des pays d’Europe centrale ou d’Europe de l’Est, où des ultra-nationalistes pourraient leur faire du mal après s’être laissés convaincre à tort qu’ils sont des agents de « désinformation » du Kremlin. Désormais, « EU vs. Disinfo » est « EU = Disinfo ».
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Note du Saker Francophone : Fort du constat que les officines d’« information » financées par les impôts des contribuables pratiquent la duperie, et propagent des théories du complot dangereuses, notre site s’est précisément levé en collectif de volontaire bénévoles et indépendants pour contribuer à un débat éclairé et hébergeant de multiples points de vue. Il n’est pas de « ministère de la vérité » qui soit meilleur qu’un autre. En revanche, la première propagande qu’il faut contrer, c’est toujours, et de loin, celle pratiquée par ses propres dirigeants : les foules baignent dedans à longueur de journée. On est donc légitimement bien plus préoccupé par la propagande colportée par des officines comme (entre autres) ce « UE vs Disinfo » que par celle en provenance de RT.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone