La Russie détient la clé de la souveraineté allemande


Une Allemagne plus souveraine et plus proche de la Russie et de la Chine pourrait être la goutte d’eau qui fera déborder le vase de l’hégémon américain.


Par Pepe Escobar – Le 17 février 2021 – Source The Saker Blog

La semaine dernière, nous avons retracé les étapes historiques et géopolitiques nécessaires pour comprendre pourquoi la Russie rend l’Occident dingue. Et puis, vendredi dernier, juste avant le début de l’Année du buffle de métal, une bombe a été lancée par le ministre russe des affaires étrangères Sergey Lavrov, avec son aplomb habituel.

Dans une interview avec le célèbre animateur de talk-show Vladimir Solovyov – dont la transcription complète a été publiée par le ministère russe des affaires étrangères – Lavrov a déclaré que Moscou « doit être prête » à une éventuelle « rupture avec l’Union européenne ».

Cette rupture inquiétante serait le résultat direct de nouvelles sanctions de l’UE, en particulier celles « qui créent des risques pour notre économie, y compris dans les domaines les plus sensibles ». Et puis, il a lancé une tirade à la Sun Tzu : « Si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre ».

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a ensuite pris soin d’expliquer que les propos de Lavrov avaient été sorti de leur contexte : les médias, comme on pouvait s’y attendre, avaient cherché les gros titres « à sensation ».

La réponse complète et nuancée de Lavrov à une question sur les relations difficiles entre l’UE et la Russie doit donc être examinée avec soin :

Nous pensons que nous serions prêts pour cela. Nous sommes voisins. Ensemble, ils sont notre plus grand partenaire en matière de commerce et d’investissement. De nombreuses entreprises de l’UE sont présentes ici [en Russie] ; il existe des centaines, voire des milliers d’entreprises en partenariat. Lorsqu’une entreprise profite aux deux parties, nous poursuivons nos activités. Je suis sûr que nous sommes devenus pleinement autonomes dans le domaine de la défense. Nous devons également atteindre la même position dans l’économie pour pouvoir agir en conséquence si nous constatons à nouveau (nous l’avons vu plus d’une fois) que les sanctions sont imposées dans un domaine où elles peuvent créer des risques pour notre économie, y compris dans les domaines les plus sensibles tels que la fourniture de pièces détachées. Nous ne voulons pas être isolés du monde, mais nous devons y être préparés. Si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre.

Il est clair que Lavrov n’affirme pas que la Russie va unilatéralement couper ses relations avec l’UE. La balle est en fait dans le camp de l’UE : Moscou déclare qu’elle ne tirera pas la première pour rompre les relations avec l’eurocratie de Bruxelles. Et cela serait en soi très différent de rompre les relations avec seulement l’un des 27 États membres de l’UE.

Le contexte auquel Peskov a fait référence est également clair : l’envoyé de l’UE, Josep Borrell, après son voyage désastreux à Moscou, avait soulevé la question de savoir si Bruxelles était en train de peser le pour et le contre avant d’imposer de nouvelles sanctions. La réponse de Lavrov était clairement destinée à faire entendre raison à la Commission européenne, dirigée par l’ancienne ministre allemande de la défense Ursula von der Leyen et son « chef » Borrell, notoirement incompétents.

Au début de la semaine, Peskov a été contraint de revenir de manière incisive sur cette saga volcanique : « Malheureusement, Bruxelles continue de parler de sanctions, tout comme les États-Unis, avec une persistance maniaque. C’est une chose dont nous ne nous réjouirons jamais. C’est quelque chose que nous n’aimons pas du tout ».

C’est un euphémisme diplomatique.

Le décor est donc planté pour une réunion pour le moins mouvementée des ministres des affaires étrangères de l’UE, lundi prochain, au cours de laquelle ils discuteront de quoi d’autre ? – d’éventuelles nouvelles sanctions. Celles-ci incluraient très probablement l’interdiction de voyager et le gel des avoirs de certains Russes, dont des personnes très proches du Kremlin, accusées par l’UE d’être responsables de l’emprisonnement, au début du mois, du blogueur de droite et escroc condamné (une escroquerie contre Yves Rocher), Alexei Navalny. L’écrasante majorité des Russes considèrent Navalny – avec ses 2% de taux de popularité – comme un minable agent de l’OTAN. La réunion de la semaine prochaine préparera le sommet des dirigeants des États membres, prévu pour la fin du mois de mars, où l’UE pourrait – et c’est le mot-clé – approuver officiellement de nouvelles sanctions. Cela nécessiterait une décision unanime des 27 États membres de l’UE.

Dans l’état actuel des choses, à part les suspects habituels de russophobie – la Pologne et les pays baltes – il ne semble pas que Bruxelles ait l’intention de se tirer une balle dans le pied.

Souvenez-vous de Leibniz

Les observateurs de l’UE n’ont évidemment pas remarqué l’évolution, au cours des dernières années, de la vision pragmatique que Moscou a de Bruxelles.

Les échanges commerciaux entre la Russie et l’UE se poursuivront, quoi qu’il arrive. L’UE a grand besoin de l’énergie russe ; et la Russie est prête à en vendre, ainsi que du pétrole et du gaz, les oléoducs et tout le reste. C’est une question strictement commerciale. Si l’UE n’en veut pas, pour une foule de raisons, pas de problème : La Russie développe un réseau constant d’affaires, y compris dans le domaine de l’énergie, avec toute l’Asie de l’Est.

Le club de discussion Valdai, un groupe de réflexion basé à Moscou, suit de près l’aspect commercial du partenariat stratégique entre la Russie et la Chine :

La politique américaine continuera à rechercher une scission entre la Chine et la Russie. L’Europe reste un partenaire important pour Moscou et Pékin. La situation en Asie centrale est stable, mais elle nécessite le renforcement de la coopération russo-chinoise.

Poutine réfléchit également sur cette saga UE-Russie, qui est un chapitre de plus de cette bataille perpétuelle entre la Russie et l’Occident : « Dès que nous avons commencé à nous stabiliser, à nous remettre sur pied – la politique de dissuasion a immédiatement suivi… Et à mesure que nous nous renforcions, cette politique de dissuasion était menée de plus en plus intensément. »

La semaine dernière, j’ai laissé entendre que la possibilité de créer un axe Berlin-Moscou-Pékin était à une distance intergalactique

L’analyste des médias et des télécoms Peter G. Spengler, dans un long courrier électronique qu’il m’a adressé, a élégamment qualifié ce phénomène comme appartenant au domaine des possibilités de Robert Musil, tel qu’il est décrit dans son chef-d’œuvre, « L’homme sans qualités ».

Peter Spengler a également attiré mon attention sur le Novissima Sinica de Leibniz, et en particulier sur un essai de Manfred von Boetticher sur Leibniz et la Russie, du temps du tsar Pierre le Grand, dans lequel le rôle de la Russie, vue comme pont entre l’Europe et la Chine, est souligné.

Même si, finalement, Leibniz n’a jamais rencontré Pierre le Grand, nous apprenons que « le but de Leibniz a toujours été d’obtenir une application pratique de ses découvertes théoriques. Tout au long de sa vie, il a cherché un « grand potentat » ouvert aux idées modernes et avec l’aide duquel il pourrait réaliser ses idées d’un monde meilleur. À l’époque de l’absolutisme, cela semblait être la perspective la plus prometteuse pour un érudit pour qui le progrès de la science et de la technologie ainsi que l’amélioration de l’éducation et des conditions économiques étaient des objectifs urgents ».

Le tsar Pierre, qui était aussi puissant qu’ouvert à tous les nouveaux projets et dont la personnalité le fascinait de toute façon, a donc dû être un contact extraordinairement intéressant pour Leibniz. Comme l’Europe occidentale était entrée en contact plus étroit avec la Chine par le biais de la mission des jésuites et que Leibniz avait reconnu l’importance de la culture chinoise millénaire, il voyait aussi en la Russie un pont naturel entre les sphères culturelles européenne et chinoise, le centre d’une future synthèse entre l’Orient et l’Occident. Avec les bouleversements qui se dessinent dans l’Empire russe, ses espoirs semblent se réaliser : Plein d’espoir, il suivit les changements en Russie, tels qu’ils se produisaient sous Pierre Ier.

Pourtant, évoquer Leibniz à ce stade, c’est rêver de sphères célestes. La réalité géopolitique terre-à-terre est que l’UE est une institution atlantiste – de facto subordonnée à l’OTAN. Lavrov peut vouloir se comporter comme un moine taoïste, ou même devenir un Leibniz, mais cela restera difficile quand on est obligé de traiter avec une bande d’imbéciles.

Tout est question de souveraineté

Les atlantistes enragés affirment que ce non-personnage qu’est Navalny doit être directement liée au Nord Stream 2. Navalny a été mis en place par les suspects habituels pour servir de bélier frappant le Nord Stream 2.

La raison en est que le gazoduc consolidera Berlin au cœur de la politique énergétique de l’UE. Et ce sera un facteur majeur dans la politique étrangère globale de l’UE – l’Allemagne, du moins en théorie, retrouvant une plus grande autonomie par rapport aux États-Unis.

Voici donc le « secret » : tout est question de souveraineté. Chaque acteur géopolitique et géo-économique sait qui est celui qui ne veut pas d’une entente plus étroite entre l’Allemagne et la Russie.

Imaginez maintenant une Allemagne hégémonique en Europe forgeant des liens commerciaux et d’investissement plus étroits non seulement avec la Russie mais aussi avec la Chine (et c’est l’autre « secret » inhérent à l’accord de commerce et d’investissement entre l’UE et la Chine).

Ainsi, quel que soit l’interlocuteur à la Maison Blanche, il n’y a rien d’autre à attendre de l’État profond américain qu’une poussée « maniaque » vers des sanctions permanentes et cumulées.

La balle est en fait dans le camp de Berlin, bien plus que dans le camp du cauchemar eurocratique qu’est Bruxelles, où la priorité de chaque fonctionnaire européen est de cotiser pour sa pleine et grasse pension de retraite, en franchise d’impôt.

La priorité stratégique de Berlin est d’augmenter ses exportations, au sein de l’UE et surtout vers l’Asie. Les industriels allemands et la classe des hommes d’affaires savent exactement ce que représente le Nord Stream 2 : une souveraineté allemande de plus en plus affirmée qui guide le cœur de l’UE, ce qui se traduit par une souveraineté européenne accrue.

Un signe immensément significatif a été récemment donné par Berlin avec l’approbation accordée pour l’importation du vaccin Spoutnik.

Le domaine des possibilités de Musil est-il déjà en jeu ? Il est trop tôt pour le dire. L’hégémon a déclenché une guerre hybride sans merci contre la Russie depuis 2014. Cette guerre ne sera peut-être pas cinétique ; en gros, ce sera une guerre financière à 70% et une guerre de l’info à 30%.

Une Allemagne plus souveraine, plus proche de la Russie et de la Chine, pourrait être la goutte d’eau qui fera déborder le vase de l’hégémon.

Pepe Escobar

Traduit par Wayan, relu par Jj pour le Saker Francophone

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