Où est passée la guerre de jadis? Celle qu’on gagne ou qu’on perd…

«...Le déclin menace peut-être les USA, mais sur une planète épuisée à l’extrême, ne comptez pas trop que ce déclin vous rappelle la vieille rengaine de la grandeur et décadence des empires. Quelque chose d’autres est à l’œuvre : soyez prêts…»

Tom Engelhardt

L’énigme de la super-puissance
Naissance et Chute d’à-peu-près tout


Par Tom Engelhardt – Le 2 juillet 2015 – Source tomdispatch.com

La grandeur et la décadence des grands empires et de leurs territoires ont incarné tout au long des siècles l’essence même de l’Histoire. Une telle approche a toujours été, de façon répétée, d’une grande pertinence pour penser le monde et son destin. Constatant qu’un pays jadis qualifié d’unique super-puissance, de dernière super-puissance, voire même d’hyper-puissance mondiale, n’est plus jamais désigné par rien de tel aujourd’hui, il est à peine surprenant que la question de son déclin s’impose d’elle-même. Mais les USA le sont-ils vraiment ? Est-ce prématuré ? Pourraient-ils avoir emprunté la pente déclinante de tout empire condamné à terme, ou est-ce un phantasme ?

Faites comme moi, et prenez un train omnibus, c’est à dire n’importe quel train, où que ce soit aux USA ; et puis prenez un autre train, à grande vitesse, ailleurs sur la surface du globe : il n’est alors pas difficile du tout de comprendre que les USA sont effectivement en déclin. La plus grande puissance de toute l’Histoire, la nation indispensable n’est même plus capable de construire ne serait-ce qu’un mile [+/- 1600 mètres, NdT] de voie ferrée à grande vitesse. Et son congrès est actuellement embourbé dans une discussion sans fin sur les possibilités de dégager un budget pour réparer les autoroutes US, histoire de limiter au maximum leurs innombrables nids-de-poule.

Parfois je m’imagine en train de parler à mes parents disparus depuis longtemps, parce que je sais que de telles réalités les auraient énormément étonnés, eux qui avaient traversé la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, pour enfin entrer dans l’ère vertigineuse de la prospérité d’après-guerre, quand ce pays allait devenir riche et puissant. Que leur dire à propos de l’infrastructure d’une nation encore prospère – ses ponts, ses routes, ses réseaux de gaz, etc… – si ce n’est la triste vérité : qu’elle est largement sous-financée, dans un état aggravé de délabrement, et sur le point de s’effondrer ? Cela les perturberait à un point inimaginable…

Et que penseraient-ils s’ils apprenaient qu’avec l’URSS jetée depuis un quart de siècle dans les oubliettes de l’Histoire, les USA ont été incapables – bien que seule puissance incontestable – d’ exercer leur suprématie économique et militaire de façon efficace ? Je les devine totalement abasourdis en apprenant que, malgré l’implosion de l’Union soviétique, les USA ont été continuellement en guerre avec un autre pays (trois conflits et une bataille sans fin) ; je pourrais leur parler de l’Irak, où la mission assignée à l’armée ne fut jamais accomplie, même partiellement. Quelle ironie ! Et que penseraient-ils si je leur avouais que les autres conflits d’importance de cette ère de post-guerre froide nous ont opposés à l’Afghanistan (deux guerres, avec une décennie de pause entre les deux), et plus précisément à de petits groupuscules non étatiques que nous désignons à ce jour par le terme terroristes ? Comment réagiraient-ils s’ils comprenaient que le résultat est un échec en Irak, un échec en Afghanistan, avec la prolifération de groupuscules terroristes dans tout le Moyen-Orient (en particulier l’établissement d’un califat terroriste), mais aussi de plus en plus en Afrique, ici et là ?

Ils concluraient, j’imagine, que les USA étaient alors au faîte de leur puissance, et destinés à décliner, tôt ou tard, puisque tel est le destin de tout empire.

Et que diraient-ils si je leur disais, que dans ce siècle, pas une seule action de l’armée que les présidents US appellent «la force de combat la plus capable que le monde ait jamais connue» n’a eu d’autre fin qu’un échec lamentable ?
Ou encore, que des présidents, des candidats à la présidence, des politiciens à Washington sont aujourd’hui requis de mettre en avant l’idée que les USA sont une nation exceptionnelle et indispensable ? Ce qu’aucun président avant eux n’avait besoin de dire [tellement c’était évident, NdT]. Et qu’ils auraient à remercier sans arrêt nos troupes (comme d’ailleurs l’ensemble des citoyens), pour… euh… le seul succès d’être allés là-bas se faire estropier, physiquement mais aussi psychiquement, ou même d’y mourir tandis que nous menons ici nos petites vies, peinards. Et de devoir toujours se référer à eux comme des héros

À leur époque, du temps de la conscription obligatoire, rien de tout cela n’aurait eu de sens. L’insistance défensive à propos de la grandeur de l’Amérique serait apparue inconvenante comme le nez au milieu de la figure. Aujourd’hui, son omniprésence de par le monde évoque plutôt le doute dans les esprits. Sommes-nous tellement exceptionnels ? Ce pays est-il vraiment indispensable au reste de la planète, et si oui, dans quel sens ? Nos troupes sont-elles composées d’authentiques héros, et si oui, qu’ont-elles réalisé qui nous rendent si fiers d’elles ? Laissons là le souvenir de mes parents.

Si nous devions résumer d’une phrase la situation, nous parlerions d’une grande puissance, sans rivale, en total déclin. C’est une vision classique, mais il y a un problème…

Le pouvoir de destruction d’un dieu…

Qui aujourd’hui peut se souvenir des réclames des années 1950 de notre enfance qui, si je ne m’abuse, affichaient toujours une petite devinette sous la forme d’un dessin, avec en dessous une phrase du genre : «Qu’est-ce qui ne va pas avec cette image ?»

On était censé y repérer la vache à cinq pattes flottant dans un… nuage, quelque part dans le ciel.

Et donc qu’est-ce qui ne va pas avec cette image d’un pays donnant des signes évidents de déclin ? La plus grande puissance de tous les temps, avec des centaines de garnisons disséminées à travers le monde, est-elle incapable d’exercer sa puissance avec efficacité, quel que soit l’endroit où elle envoie ses armées ? Ne peut-elle mettre à genou un pays comme l’Iran ou un petit État post-soviétique avec différentes mesures, comme les menaces ou les sanctions ? Elle ne sait pas réduire en poussières les milices sous équipées d’un état-voyou et terroriste du Moyen-Orient ?

On pourrait m’objecter, de prime abord, que les USA n’ont nulle part de rival, et qu’ils restent donc la super-puissance incontestée. Depuis les XVe et XVIe siècles, quand les premiers bateaux armés de canons quittaient les eaux tranquilles d’Europe pour s’emparer du monde, il y avait plusieurs pouvoirs rivaux en lice, trois, quatre, cinq ou plus. Aujourd’hui, qu’en est-il ? On pourrait avancer trois candidats : l’Union européenne (UE), la Russie et la Chine.

Économiquement, l’UE est certes un poids lourd, mais demeure dans les autres secteurs un conglomérat d’États de deuxième catégorie, suivant servilement les USA. Elle donne même l’impression d’être sur le point de craquer de partout. Aux yeux des USA, la Russie apparaît plus grande ces jours-ci, mais demeure malgré tout une puissance fragile, en quête de sa grandeur passée, dans ses frontières impériales historiques. C’est un pays presque aussi dépendant de son secteur énergétique que l’Arabie saoudite ; et donc elle n’a en rien un potentiel de super-puissance dans un avenir proche.

En ce qui concerne la Chine, il s’agit là évidemment de la puissance montante du moment, et actuellement officiellement la première économie sur la planète. Et cependant, elle reste par de nombreux aspects un pays pauvre dont les dirigeants craignent une implosion économique (ce qui pourrait arriver) [ailleurs aussi, US et UE, NdT].

Comme les Russes, comme toute puissance ambitieuse, elle veut faire sentir son influence chez ses proches voisins – actuellement, dans les mers de l’Est et du Sud de la Chine. Et comme avec la Russie de Vladimir Poutine, le gouvernement chinois développe sa capacité militaire. Mais ces deux nations ont pour priorité d’émerger comme puissances régionales avec qui il faut compter, pas de devenir une super-puissance ou un rival déclaré des USA.

Quoi qu’il arrive à la puissance américaine, on ne peut décemment pas en blâmer un quelconque rival. Et cependant, sans rival objectif, les USA se sont révélés incapables, avec une armée qui – sur le papier en tout cas – surclasse n’importe quel pays, de modeler le monde selon leurs désirs. Or, les empires du passé se comportaient bien autrement. Exprimé autrement, que les USA soient en déclin ou non, le discours sur la décadence des empires semble avoir débouché, en un demi-millénaire, à une sorte d’impasse non examinée ou commentée.

À la recherche d’une explication, nous pouvons nous pencher sur le facteur militaire. Et nous demander pourquoi, en ce début de XXIe siècle, les USA semblent à ce point incapables de remporter des victoires décisives ou de transformer des régions stratégiques en places fortes sous leur contrôle. La puissance militaire est par définition destructrice, mais par le passé, une telle force rendait souvent possible l’érection de nouvelles structures locales, régionales ou globales, malgré le caractère horrible et oppressif de la guerre. Si l’usage de la force a toujours entraîné des destructions, il menait aussi parfois à d’autres fins. Aujourd’hui, on dirait que détruire est le seul but de la guerre ; sinon comment expliquer que la seule super-puissance de cette planète ne se soit spécialisée que dans la destruction, et non la construction, des nations ? Par exemple : l’Irak, la Libye, l’Afghanistan, le Yémen et bien d’autres.

Depuis 500 ans, des empires se sont érigés et ont sombré, mais l’armement, lui, n’a fait que se perfectionner. Durant des siècles où de si nombreuses puissances rivales se sont battues, étendant leurs domaines impériaux pour tomber tôt ou tard en décadence, le pouvoir destructeur de l’armement qu’ils manipulaient est allé croissant, pas à pas, de façon exponentielle : de l’arbalète au mousquet, du canon au revolver Colt, puis au fusil à répétition, à la mitrailleuse Gatling, la mitraillette, le cuirassé, l’artillerie moderne, les tanks, les gaz toxiques, les zeppelins, l’avion, la bombe, les porte-avions, les missiles, et en toute fin de liste de cet l’arsenal, l’arme des armes, celle qui a donné la victoire durant la Seconde Guerre mondiale, la bombe nucléaire. Celle-ci rendait les dirigeants des grandes puissances égaux aux dieux, puis plus tard, même des puissances plus modestes entreraient dans l’Olympe nucléaire.

Pour la première fois, des représentants de l’humanité avaient entre leurs mains le pouvoir de détruire toute vie sur terre, une chose qu’on ne pouvait imaginer par le passé que comme l’œuvre de Dieu, ou de déités. Il devenait possible à l’homme d’engendrer sa propre fin. Et cependant, une chose étrange est survenue: l’arme qui faisait de simples dirigeants nationaux l’égal des dieux n’offrait aucune application pratique. Dans le monde de l’après Hiroshima-Nagasaki, ces armes nucléaires devenaient inutilisables. En frappant la surface de la terre, elles rendraient caducs empires et décadences : on sait, aujourd’hui que même un conflit nucléaire limité – entre de petites puissances, par exemple – pourrait dévaster la planète des suites de l’hiver nucléaire qu’il provoquerait.

Le développement de l’armement à l’ère des guerres limitées

Dans un sens, la Seconde Guerre mondiale peut être considérée comme le chant du cygne des notions d’empire et d’armement. Elle a été la dernière guerre héroïque dans laquelle les belligérants ont pu rassembler toutes leurs armes disponibles à la recherche d’une ultime victoire, et d’un ultime remodelage du monde. Il en a résulté une destruction sans précédent de vastes régions du globe, la mort de dizaines de millions d’êtres humains, de grandes cités sont retournées à la poussière, une multitude de réfugiés ont été jetés sur les routes, la création de structures industrielles à visées concentrationnaires ou génocidaires [les tristement célèbres camps de la mort, NdT], et enfin, la construction de ces bombes à l’effet destructeur absolu et des missiles qui les transportentEt à la sortie de cette guerre, ne restaient que les rivaux ultimes de l’âge moderne – ils étaient deux, deux super-puissances. Ce mot de super-puissance portait en lui-même la fin d’une histoire. Pensez à lui comme le jalon d’un nouvel âge, celui où les grandes puissances ont laissé la place à quelque chose de presque indicible. Tout le monde pouvait le percevoir. Nous étions alors entrés dans le royaume de l’exponentiel, de la force décuplée sans mesure, de la super puissance (le suffixe super résumant l’essence de la chose). Ce qui rendait ces pays fondamentalement supérieurs était assez évident : les arsenaux nucléaires des USA et de l’URSS, soit leurs capacités à détruire toute vie sur terre d’une façon totale et irréversible. Ce n’est pas un hasard si les scientifiques qui créèrent la bombe H la désignaient parfois d’un ton révérencieux par les termes la super-bombe ou encore la super.

L’inimaginable était à nos portes. Il s’avérait qu’il était possible de disposer de pouvoirs objectivement disproportionnés. Ce qui fut qualifié de guerre totale durant la Seconde Guerre mondiale, c’est à dire l’implication complète d’une puissance en vue de la destruction de son ennemi, devenait dès lors inenvisageable.

La Guerre Froide fut ainsi baptisée pour une raison bien précise. Une guerre chaude entre les USA et l’URSS ne pouvait tout simplement pas exister, ni un nouveau conflit mondial, comme le mit en exergue la crise des missiles de Cuba. Leurs puissances respectives ne pouvaient s’exprimer que dans l’ombre, ou dans le cadre de conflits locaux et périphériques. Les super-puissances étaient maintenant pieds et poings liés.

Cela allait rapidement se refléter dans la terminologie employée par les experts militaires US. Suite à l’impasse que fut la guerre de Corée (1950-1953), une guerre durant laquelle des USA frustrés se sont sentis incapables d’utiliser leur arme la plus puissante, Washington a employé un tout autre discours au Vietnam. Le conflit là-bas se devait d’être limité. Ce qui signifiait en clair que la puissance nucléaire serait évacuée de la liste des options envisageables.

Pour la première fois, on aurait dit que le monde faisait face à une sorte d’excès de puissance. On peut raisonnablement suggérer que, des années après la fin de cette sorte d’impasse qu’était la Guerre Froide, cet état des choses allait s’infiltrer jusque dans la conduite de la guerre classique. Logiquement, une guerre entreprise par une grandes puissance serait limitée, menée d’une façon nouvelle et réduite d’une certaine manière à sa fonction de destruction et rien d’autre. Il semblait que la guerre ne pouvait plus être d’une autre nature, comme le suggère le comportement de la seule grande super-puissance pendant ces années.

La guerre et les conflits connaissent rarement de fins, en ce début de XXIe siècle. Mais quelque chose a privé la guerre de son efficacité traditionnelle. Le développement de nouvelles armes n’a certes pas cessé, mais les nouveaux armements et techniques de lutte se sont montrés étrangement inefficaces. Dans ce contexte, l’urgence de développer des armes de frappe chirurgicale (JDAM) – pour ne plus faire usage des tapis de bombes lâchés par les B-52 – doit être pensée comme la concrétisation, dans le domaine des armements, du concept de guerre limitée.

Le drone constitue l’exemple type d’une arme de précision. Malgré sa propension à causer des dommages collatéraux, ce n’est pas une arme de massacre indiscriminé telle que celles utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale. Le drone a même joué relativement bien son rôle, en débusquant les dirigeants de groupes terroristes hors de leurs terriers, exécutant un haut dirigeant, ou un chef militaire l’un après l’autre. Et cependant, tous les mouvements qu’il a ciblés n’ont fait que proliférer, gagnant en force (et en brutalité), ces dernières années. En d’autres mots, le drone s’est avéré une arme terriblement efficace pour se venger et faire couler le sang – mais sans atteindre de but politique. Si la guerre est la poursuite d’objectifs politiques par d’autres moyens, comme l’affirme Clausewitz, la vengeance ne l’est pas. Aussi, personne ne sera surpris que le drone n’ait pas conduit une guerre efficace contre le terrorisme, mais qu’il l’ait, semble-t-il, promu.

Un autre élément doit être ajouté : la puissance mondiale et son appétit insatiable se sont aussi exprimés exponentiellement d’une autre façon. Durant ces années, la capacité destructive des dieux s’est déchaînée une deuxième fois contre l’humanité, au travers d’activités a priori pacifiques : la consommation d’énergie fossiles. Le changement climatique nous promet désormais une version au ralenti d’un Armageddon nucléaire, intensifiant à la fois la pression sur les sociétés humaines et leur cohésion, tout en introduisant de nouvelles formes de destruction de nos vies.

Suis-je capable de déceler une signification dans tout ça ? Pas vraiment. Je fais juste de mon mieux pour mettre en avant ce qui est évident : que le pouvoir militaire ne semble plus impacter nos sociétés et leur évolution comme il pouvait encore le faire par le passé. Sous les menaces apocalyptiques diverses, quelque chose semble s’être brisé, comme fracturé, et nos histoires familières, nos expériences de vie et nos perceptions sont incapables de rendre compte de la marche du monde.

Le déclin menace peut-être les USA, mais sur une planète épuisée à l’extrême, ne comptez pas trop que ce déclin vous rappelle la vieille rengaine de la grandeur et décadence des empires. Quelque chose d’autres est à l’œuvre : soyez prêts…

Tom Engelhard est le co-fondateur du « Projet Impérial Américain », et est l’auteur des « États-Unis de la Peur », ainsi que d’une « Histoire de la Guerre Froide », et la « Fin de la Culture de la Victoire ». Il est membre actif du « National Institute » et dirige le site TomDispatch.com. Son dernier livre s’intitule Shadow Government: Surveillance, Secret Wars, and a Global Security State in a Single-Superpower World .

Traduit par Geoffrey, relu par jj pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF