Par Moon of Alabama − Le 2 juillet 2019
John Mearsheimer est un spécialiste en sciences politiques qui adhère à l’école de pensée réaliste. Il a développé une théorie du réalisme offensif qui produit parfois des prédictions valables du comportement de certains États. Mais sa théorie ne tient pas compte des facteurs culturels et ses prédictions échouent lorsque ceux-ci prédominent dans les décisions d’un État.
Son éditorial ridicule publié dans le New York Times d’aujourd’hui en est la preuve.
Mearsheimer n’est peut-être pas responsable du titre de cette infox. Le NYT est généralement anti-iranien et certains de ses rédacteurs sont d’affreux bellicistes. Mais même si les affirmations faites dans le titre sont fausses, elles ne sont pas éloignées de ce que Mearsheimer écrit.
Pour votre information : Non, l’Iran ne se précipite pas pour construire une arme nucléaire. Et si le pays pouvait faire une telle chose, Trump pourrait l’en empêcher.
Mearsheimer commence ainsi :
Le président Trump dit qu'il veut s'assurer que l'Iran n'acquiert jamais d'armes nucléaires. Mais sa politique a l'effet contraire : elle incite fortement Téhéran à passer au nucléaire, tout en rendant de plus en plus difficile pour les États-Unis d'empêcher cela. Lundi, l'agence de presse officielle iranienne a annoncé que le pays avait dépassé les limites d'uranium enrichi qui lui avaient été imposées par les accords internationaux de 2015. En fait, la politique américaine à l'égard de l'Iran au cours de la dernière année montre clairement que les dirigeants iraniens ont été stupides de ne pas développer une force de dissuasion nucléaire au début des années 2000. ... Les Iraniens avaient de bonnes raisons d'acquérir des armes nucléaires bien avant la crise actuelle, et il existe des preuves substantielles qu'ils le faisaient justement au début des années 2000. Les arguments en faveur du nucléaire sont beaucoup plus convaincants aujourd'hui. Après tout, l'Iran fait maintenant face à une menace existentielle de la part des États-Unis, et un arsenal nucléaire contribuerait grandement à contrecarrer cette menace.
La « menace existentielle » actuelle contre l’Iran, dit Mearsheimer, est la guerre économique et le blocus que les États-Unis ont engagé contre lui.
Mais où sont les preuves que des armes nucléaires empêcheraient cette guerre économique et ce blocus ? La Corée du Nord, qui possède des armes nucléaires et même la capacité de frapper les États-Unis avec celles-ci, est soumise à des mesures similaires. Compte tenu de cela, en quoi cela rend-il les arguments en faveur du nucléaire plus convaincants pour l’Iran ?
Avant 2003, l’Iran avait probablement un programme de recherche nucléaire pour découvrir ce qu’il faudrait pour fabriquer une arme nucléaire. Mais ce n’est pas la menace étatsunienne qui en était la cause. La menace pour l’Iran venait d’un Irak potentiellement nucléaire, un pays qui avait déjà utilisé des armes de destruction massive contre ses villes. Lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, cette menace a disparu et le programme de recherche nucléaire iranien a été annulé.
L’Iran possède une arme bien meilleure que le nucléaire pour dissuader les États-Unis de menacer son existence. Elle peut bloquer le flux du pétrole partant du Golfe pour alimenter l’économie mondiale. Il s’agit d’une arme relativement peu coûteuse et seule une invasion totale de l’Iran pourrait empêcher son utilisation.
Mearsheimer pense que l’Iran aurait besoin d’armes nucléaires pour faire cela :
Si sa survie était en jeu, l'Iran pourrait menacer de manière crédible d'utiliser quelques armes nucléaires pour arrêter complètement le flux de pétrole dans le golfe Persique. Il peut sembler difficile d'imaginer que l'Iran utilise l'arme nucléaire dès le début d’une crise, mais l'histoire nous dit que les États désespérés sont parfois prêts à poursuivre des stratégies extrêmement risquées (...) L'administration Trump serait certainement consciente des dangers de provoquer un Iran doté d'armes nucléaires. En bref, les armes nucléaires modifieraient profondément la situation stratégique de l'Iran, pour le mieux.
Si l’Iran détruisait les terminaux portuaires de chargement du pétrole le long de la côte occidentale du golfe Persique à l’aide de missiles balistiques classiques, cela réduirait le flux de pétrole à un presque rien. Des attaques supplémentaires contre les pétroliers le ramèneraient effectivement à zéro. Il n’y a pas besoin d’armes nucléaires pour y parvenir.
En ne cherchant pas à se doter d’armes nucléaires et en adhérant au cadre de l’accord nucléaire, l’Iran a gardé les Européens de son coté. S’il devenait un état nucléarisé, l’Iran amènerait le monde à adopter une position unie contre lui. La sanction du Conseil de sécurité de l’ONU serait immédiatement réactivée. D’autres États du golfe Persique essaieraient aussitôt d’acquérir des armes nucléaires. L’Iran serait confronté à une large coalition d’États alors qu’aujourd’hui seuls les États-Unis, Israël et certains de leurs sbires du Golfe lui sont hostiles. Quelle est la meilleure situation stratégique pour l’Iran ?
Il n’est absolument pas nécessaire que l’Iran se dote d’armes nucléaires et il n’aurait aucun avantage stratégique à en posséder.
Mearsheimer croit également que Trump n’a aucun moyen de sortir de cette situation :
La politique de M. Trump a plongé les États-Unis dans une impasse, ne laissant aucune issue diplomatique claire en vue. Si M. Trump tente d'apaiser les tensions en assouplissant les sanctions, ce que Téhéran insiste pour qu'il fasse avant même d'accepter toute discussion, il sera mis à mal chez lui par les va-t-en-guerre anti-Iran qui constituent une part importante de sa base politique. Israël, l'Arabie saoudite et les États du Golfe seront tout aussi critiques.
Les va-t-en-guerre anti-Corée du Nord ont-ils « mis à mal » Trump pour s’être bien comportés avec Kim Jong Un ? La critique du Japon à l’égard de cette décision a-t-elle influencé sa décision ? Combien ça lui a coûté vis à vis de sa base ?
Trump a changé d’opinion et d’actions si souvent que personne ne serait surpris qu’il change d’avis sur l’Iran. Il peut adhérer de nouveau à l’accord nucléaire et lever les sanctions, peut-être en échange de quelques promesses mineures de la part de l’Iran. L’Iran poursuivra sa politique anti-armes nucléaires. Trump vendrait cela comme un succès tout comme il vend la « dénucléarisation » de la Corée du Nord comme une victoire politique. En fait, sa base semble aimer de tels mouvements grandiloquents.
Mearsheimer interprète mal la question car sa théorie du réalisme offensif l’induit en erreur :
Le néoréalisme offensif de John Mearsheimer vise à corriger le biais du "statu quo" du néoréalisme défensif de Kenneth Waltz. Alors que les deux variantes néoréalistes affirment que les États se préoccupent avant tout de maximiser leur sécurité, ils ne sont pas d'accord sur la quantité d'énergie requise dans ce processus. Au contraire du néoréalisme défensif selon lequel les États sont des puissances en statu quo ne cherchant qu'à préserver leurs positions respectives dans le système international en maintenant l'équilibre des pouvoirs en place, le néoréalisme offensif prétend que les États sont en fait des révisionnistes qui maximisent le pouvoir et qui ont des intentions agressives.
La théorie selon laquelle les États ont par nature des intentions agressives peut s’appliquer à certains États que Mearsheimer connaît bien, en particulier les États-Unis et Israël. Mais où est la preuve que l’Iran, et beaucoup d’autres petits et moyens États, ont une telle tendance ?
Comme le dit Mearsheimer : "Les États cherchent des occasions de modifier l'équilibre du pouvoir en acquérant de nouveaux pouvoirs au détriment de leurs rivaux potentiels ", car "plus un État a un avantage militaire sur d'autres États, plus il est sûr". Les États cherchent à accroître leur puissance militaire au détriment d'autres États au sein du système, l'hégémonie - être la seule grande puissance dans ce système d’États - étant leur but ultime.
Encore une fois, cela peut s’appliquer à certains États, mais cela convient-il à tous ? Cette théorie oublie deux faits.
Le premier est celui des dépenses nécessaires pour acquérir un avantage militaire par rapport aux autres États. Quels sont les rendements marginaux pour investir plus d’argent dans la puissance militaire ? La population d’un État peut très bien préférer dépenser son argent pour un but pacifique plutôt que pour accroître son hégémonie.
Le deuxième point est encore plus culturel. Les États ont des caractères. Alors que certains sont agressifs, d’autres ne le sont pas.
L’Iran est une République islamique dirigée par des juristes de confession chiite. Son chef a rendu un verdict religieux – une fatwa – contre la fabrication et la possession d’armes nucléaires. Selon la doctrine chiite, le Jihad extérieur, une guerre religieusement justifiée, n’est légitime qu’en défense, et non en agression. Au cours des 300 dernières années, l’Iran s’est comporté de manière non agressive. Bien qu’il ait les moyens financiers et une population suffisante pour attaquer ses petits voisins, il n’a jamais déclenché de guerre. Sa posture et sa doctrine militaires sont défensives.
Mearsheimer néglige ces faits. Probablement parce qu’ils contredisent sa théorie politique.
L’Iran ne deviendra pas un état nucléarisé et ne déclenchera pas une guerre. C’est Israël qui menace de le faire à cause de la légère augmentation des stocks d’uranium faiblement enrichi de l’Iran. Il y a deux jours, Israël a lancé une vaste attaque aérienne contre la Syrie et a frappé plusieurs sites militaires et civils. 16 personnes sont mortes, dont des enfants, et plus de 60 ont été blessées. C’était peut-être pour préparer une attaque contre l’Iran.
Il y a une heure ou deux, le vice-président américain Pence, en pleine campagne électorale, a été rappelé à la Maison-Blanche pour une réunion urgente. Le président russe Poutine est en réunion d’urgence avec son ministre de la Défense, M. Shoigu. Plus tôt aujourd’hui, un sous-marin espion russe a eu un incendie à son bord qui a tué 14 membres de son équipage. Les États-Unis ont-ils quelque chose à voir avec l’incident ? Quelque chose est-il en préparation ?
Moon of Alabama
Traduit par Wayan, relu par jj pour le Saker Francophone