The Financial Times – Le 26 juin 2019
Lionel Barber : Monsieur le Président, vous allez partir tout à l’heure pour le G20 d’Osaka en tant qu’homme d’État. Personne n’a assisté à autant de réunions internationales de ce groupe et du G7 au cours des 20 dernières années, pendant que vous étiez en charge de la Russie. Avant de parler de l’ordre du jour du G20 et de ce que vous espérez y réaliser, nous savons qu’il y a des tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine dans le commerce et un risque de conflit dans le Golfe. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez nous parler un peu de la façon dont vous avez vu le monde changer au cours des 20 dernières années, lorsque vous étiez au pouvoir.
Vladimir Poutine : Premièrement, je ne suis pas au pouvoir depuis 20 ans. Comme vous le savez peut-être, j’ai été Premier ministre pendant quatre ans, et ce n’est pas la plus haute autorité de la Fédération de Russie. Néanmoins, je suis aux échelons supérieurs du gouvernement depuis longtemps, de sorte que je peux juger de ce qui est en train de changer et comment. En fait, vous venez de le dire vous-même, en vous demandant ce qui a changé et comment. Vous avez parlé des guerres commerciales et de l’évolution de la situation dans le golfe Persique. Je dirais prudemment que la situation n’a pas changé pour le mieux, mais je reste optimiste dans une certaine mesure. Mais, pour parler franchement, la situation est définitivement devenue plus dramatique et explosive.
LB : Pensez-vous que le monde est maintenant plus fragmenté ?
VP : Bien sûr, parce que pendant la guerre froide, la mauvaise chose était la guerre froide. C’est vrai. Mais il y avait au moins quelques règles auxquelles tous les participants à la communication internationale adhéraient plus ou moins, ou essayaient de suivre. Maintenant, il semble qu’il n’y ait plus de règles du tout. En ce sens, le monde est devenu plus fragmenté et moins prévisible, ce qui est la chose la plus importante et la plus regrettable.
LB : Nous reviendrons sur ce thème d’un monde sans règles, fragmenté, plus transactionnel. Mais d’abord, Monsieur le Président, dites-nous ce que vous voulez faire à Osaka, en ce qui concerne vos relations avec les autres intervenants ? Quels sont vos principaux objectifs pour le sommet ?
VP : J’aimerais beaucoup que tous les participants à cet événement, et le G20, à mon avis, est aujourd’hui un forum international clé pour le développement économique, j’aimerais donc que tous les membres du G20 réaffirment leur intention – au moins l’intention – d’élaborer des règles générales que tout le monde suivrait, et montrent leur engagement et leur détermination à renforcer les institutions financières et commerciales internationales.
Tout le reste n’est que détail qui, d’une manière ou d’une autre, complète les thèmes principaux. Nous soutenons bien sur la présidence japonaise. En ce qui concerne le développement des technologies modernes, le monde de l’information, l’économie de l’information, ainsi que l’attention de nos collègues japonais sur des questions telles que la longévité et l’environnement – tout cela est extrêmement important, et nous les soutiendrons certainement et participerons à toutes ces discussions.
Même s’il est difficile de s’attendre à des percées ou à des décisions marquantes dans les conditions actuelles ; nous pouvons difficilement compter sur cela aujourd’hui. Mais en tout état de cause, il y a au moins l’espoir qu’au cours de ces discussions générales et de ces réunions bilatérales, nous pourrons aplanir les désaccords existants et jeter les bases d’une avancée positive.
LB : Vous aurez une réunion avec Mohammed bin Salman à Osaka. Peut-on s’attendre à une extension de l’accord actuel sur la production pétrolière ? Ou à des limitations ?
VP : Comme vous le savez, la Russie n’est pas membre de l’OPEC, même si elle compte parmi les plus grands producteurs mondiaux. Notre production quotidienne est estimée à 11,3 millions de barils, je crois. Mais les États-Unis nous ont pourtant dépassés. Toutefois, nous pensons que nos accords de stabilisation de la production avec l’Arabie saoudite et l’OPEC en général ont eu un effet positif sur la stabilisation et les prévisions du marché.
Je pense que les producteurs d’énergie, en l’occurrence les pays producteurs de pétrole, et les consommateurs s’y intéressent tous les deux, car il y a actuellement un manque certain de stabilité. Et nos accords avec l’Arabie saoudite et d’autres membres de l’OPEC renforcent sans aucun doute la stabilité.
Quant à savoir si nous allons prolonger l’accord, vous le saurez dans les prochains jours. J’ai eu une réunion sur cette question avec les hauts dirigeants de nos plus grandes sociétés pétrolières et des membres du gouvernement juste avant cette entrevue.
LB : Ils sont un peu frustrés. Ils aimeraient produire davantage. Est-ce exact ?
VP : Ils ont une politique intelligente. Il ne s’agit pas d’augmenter la production, bien qu’il s’agisse d’une composante majeure du travail des grandes compagnies pétrolières. Il s’agit de la situation du marché. Ils ont une vue d’ensemble de la situation, ainsi que de leurs revenus et dépenses. Bien sûr, ils pensent aussi à stimuler l’industrie, à investir en temps opportun, à trouver des moyens d’attirer et d’utiliser la technologie moderne, ainsi qu’à rendre cette industrie vitale plus attrayante pour les investisseurs.
Toutefois, des hausses ou des baisses de prix spectaculaires ne contribueront pas à la stabilité du marché et n’encourageront pas l’investissement. C’est pourquoi nous avons discuté aujourd’hui de toutes ces questions dans leur ensemble.
LB : Monsieur le Président, vous avez observé de près quatre présidents américains et peut-être cinq, vous avez eu une expérience directe avec eux. En quoi M. Trump est-il différent ?
VP : Nous sommes tous différents. Il n’y a pas deux personnes identiques, tout comme il n’y a pas d’empreintes digitales identiques. N’importe qui a ses propres avantages et laissons les électeurs juger de leurs défauts. Dans l’ensemble, j’ai entretenu des relations suffisamment bonnes et stables avec tous les dirigeants des États-Unis. J’ai eu l’occasion de communiquer plus activement avec certains d’entre eux.
Le premier président américain avec lequel je suis entré en contact a été Bill Clinton. En général, j’y ai vu une expérience positive. Nous avons établi des liens suffisamment stables et professionnels, mais pendant une courte période de temps parce que son mandat arrivait déjà à terme. Je n’étais alors qu’un très jeune président qui venait de commencer à travailler. Je me rappelle encore comment il a établi des relations de partenariat avec moi. Je lui en suis très reconnaissant.
Il y a eu des périodes différentes, et nous avons dû régler divers problèmes avec tous les autres collègues. Malheureusement, cela impliquait souvent des débats, et nos opinions ne coïncidaient pas sur certaines questions qui, à mon avis, peuvent être considérées comme des aspects essentiels pour la Russie, les États-Unis et le monde entier. Par exemple, cela inclut le retrait unilatéral des États-Unis du Traité anti missiles balistiques qui, comme nous l’avons toujours cru, et comme j’en suis toujours convaincu, était la pierre angulaire de l’ensemble du système de sécurité international.
Nous avons longuement débattu de cette question, discuté et proposé diverses solutions. Quoi qu’il en soit, j’ai fait de gros efforts pour convaincre nos partenaires américains de ne pas se retirer du traité. Et, si la partie américaine voulait toujours se retirer du traité, elle aurait dû le faire de manière à garantir la sécurité internationale pour une longue période de l’histoire.
Je l’ai suggéré, j’en ai déjà discuté en public, et je répète que je l’ai fait parce que je considère cette question comme très importante. J’ai suggéré de travailler conjointement sur des projets de défense antimissile qui impliqueraient les États-Unis, la Russie et l’Europe. Ces projets précisaient les paramètres spécifiques de cette coopération, déterminaient les approches en matière de missiles dangereux et envisageaient des échanges de technologies, l’élaboration de mécanismes décisionnels, etc. Il s’agissait de propositions très précises.
Je suis convaincu que le monde serait différent aujourd’hui si nos partenaires américains avaient accepté cette proposition. Malheureusement, cela ne s’est pas produit. Nous voyons que la situation évolue dans une autre direction ; de nouvelles armes et des technologies militaires de pointe sont en train d’apparaitre. Ce n’est pas notre choix. Mais, aujourd’hui, nous devrions au moins tout faire pour ne plus aggraver la situation.
LB : Monsieur le Président, vous êtes un étudiant en histoire. Vous avez eu de longues conversations avec Henry Kissinger. Vous avez certainement lu son livre, World Order. Avec M. Trump, nous avons vu quelque chose de nouveau, de beaucoup plus transactionnel. Il est très critique à l’égard des alliances et des alliés en Europe. Est-ce à l’avantage de la Russie ?
VP : Il vaudrait mieux se demander ce qui serait à l’avantage de l’Amérique dans ce cas. M. Trump n’est pas un politicien de carrière. Il a une vision particulière du monde et des intérêts nationaux américains. Je ne suis pas souvent d’accord avec ses méthodes lorsqu’il s’agit de régler des problèmes. Mais vous savez ce que je pense ? Je pense que c’est une personne talentueuse. Il sait très bien ce que ses électeurs attendent de lui.
La Russie a été accusée et, aussi étrange que cela puisse paraître elle est toujours accusée malgré le rapport Mueller [l’enquête sur les allégations d’ingérence russe dans la campagne présidentielle de 2016], d’une ingérence unique dans l’élection américaine. Que s’est-il passé dans la réalité ? M. Trump a bien observé l’attitude de ses opposants à son égard, a bien perçu les changements dans la société américaine et a bien su tirer avantage de ces deux facteurs.
Vous et moi discutons à la veille de la réunion du G20. Il s’agit d’un forum économique, et il y aura sans aucun doute des discussions sur la globalisation, le commerce mondial et la finance internationale.
Quelqu’un s’est-il déjà demandé qui a réellement profité de la mondialisation et quels avantages en ont été retirés, globalisation dont nous observons le développement et à laquelle nous avons participé au cours des 25 dernières années, depuis les années 1990 ?
La Chine a profité de cette globalisation, en particulier, pour sortir des millions de Chinois de la pauvreté.
Que s’est-il passé aux États-Unis et comment cela s’est-il passé ? Aux États-Unis, les principales sociétés américaines – les sociétés, leurs dirigeants, leurs actionnaires et leurs partenaires – en ont aussi bien profité. La classe moyenne, elle, n’a guère bénéficié de la globalisation. Le salaire net aux États-Unis… (Nous parlerons probablement plus tard des revenus réels en Russie, qui nécessitent une attention particulière de la part du gouvernement). La classe moyenne américaine n’a pas profité de la mondialisation ; elle a été laissée de côté lors du partage du gâteau.
L’équipe de Trump l’a bien compris et l’a utilisé pendant la campagne électorale. C’est là que vous devriez chercher les raisons de la victoire de Trump, plutôt que dans une interférence étrangère présumée. C’est de cela que nous devrions parler ici, y compris lorsqu’il s’agit d’économie globalisée.
Je crois que cela peut expliquer ses décisions économiques apparemment extravagantes et même ses relations avec ses partenaires et alliés. Il estime que la répartition des ressources et des avantages de la globalisation au cours de la dernière décennie a été injuste envers les États-Unis.
Je ne vais pas discuter pour savoir si c’était juste ou non, et je ne dirai pas si ce qu’il fait est bien ou mal. Je cherche à comprendre ses motivations, et c’est ce que vous m’avez demandé. Cela pourrait peut-être expliquer son comportement inhabituel.
LB : Je veux vraiment revenir à l’économie russe. Mais ce que vous avez dit est absolument fascinant. Vous êtes ici, le président de la Russie, à défendre la globalisation aux côtés du président Xi [Jinping], tandis que M. Trump s’attaque à elle et parle de l’Amérique d’abord. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
VP : Je ne pense pas que son désir de penser d’abord à l’Amérique soit un paradoxe. Je veux aussi penser d’abord à la Russie, et cela n’est pas perçu comme un paradoxe, il n’y a rien d’inhabituel. Quant au fait qu’il s’attaque à certaines manifestations de la globalisation, j’ai dit pourquoi tout à l’heure. Il semble croire que les résultats de cette globalisation auraient pu être bien meilleurs pour les États-Unis qu’ils ne le sont en réalité. La globalisation n’a pas produit l’effet souhaité pour les États-Unis, et il lance cette campagne contre certains aspects de celle-ci. Cela concerne tout le monde, en premier lieu les principaux participants au système de collaboration économique internationale, donc ses alliés.
LB : Monsieur le Président, vous avez eu de nombreuses réunions avec le président Xi, et la Russie et la Chine se sont définitivement rapprochées. Ne mettez-vous pas trop d’œufs dans le panier chinois ? Parce que la politique étrangère russe, y compris sous votre direction, a toujours eu le mérite de parler à tout le monde.
VP : Tout d’abord, nous avons pas mal d’œufs, mais il n’y a pas beaucoup de paniers où ces œufs peuvent être placés. C’est le premier point.
Deuxièmement, nous évaluons toujours les risques.
Troisièmement, nos relations avec la Chine ne sont pas motivées par des considérations politiques ou autres. Permettez-moi de souligner que le traité d’amitié avec la Chine a été signé en 2001, si ma mémoire est bonne, bien avant la situation actuelle et bien avant les désaccords économiques actuels, c’est le moins que l’on puisse dire, entre les États-Unis et la Chine.
Nous n’avons pas à rejoindre qui que ce soit et nous n’avons pas à diriger notre politique contre qui que ce soit. En fait, la Russie et la Chine ne dirigent leur politique contre personne. Nous ne faisons que continuer à mettre en œuvre les plans d’élargissement de notre coopération. Nous le faisons depuis 2001, et nous ne faisons que mettre en œuvre ces plans de façon continue.
Jetez un coup d’œil à ce qui y est écrit. Nous n’avons rien fait qui dépasse le cadre de ces accords. Il n’y a donc rien d’inhabituel ici, et vous ne devriez pas chercher d’implications dans le rapprochement sino-russe. Bien entendu, nous les réévaluons en fonction des développements mondiaux actuels ; nos positions coïncident sur un certain nombre de questions inscrites à l’ordre du jour mondial actuel, notamment notre attitude à l’égard du respect des règles généralement acceptées en matière de commerce, du système financier international, de paiements et de règlements.
Le G20 a joué un rôle très concret. Depuis sa création en 2008, lorsque la crise financière a éclaté, le G20 a accompli de nombreuses choses utiles pour stabiliser le système financier mondial, pour développer le commerce mondial et assurer sa stabilisation. Je parle de l’aspect fiscal de l’agenda mondial, de la lutte contre la corruption, etc. La Chine et la Russie adhèrent toutes deux à ce concept.
Le G20 a beaucoup accompli en préconisant la modification des quotes-parts au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale. La Russie et la Chine partagent cette approche. Compte tenu de l’augmentation importante de la part des marchés émergents dans l’économie mondiale, c’est juste et équitable, et nous avons exprimé cette position depuis le tout début. Et nous sommes heureux que cela continue de se développer et de s’adapter à l’évolution du commerce mondial.
Au cours des 25 dernières années environ, la part des pays du G7 dans le PIB mondial est passée de 58% à 40%. Cela devrait également se refléter d’une manière ou d’une autre dans les institutions internationales. Telle est la position commune de la Russie et de la Chine. Elle est juste, et il n’y a rien de bien étonnant là-dedans.
Oui, la Russie et la Chine ont de nombreux intérêts qui coïncident, c’est vrai. C’est ce qui motive mes contacts fréquents avec le Président Xi Jinping. Bien sûr nous avons aussi établi des relations personnelles très chaleureuses, et c’est naturel.
Par conséquent, nous nous alignons sur notre programme bilatéral général, qui a été formulé dès 2001, mais nous réagissons aussi rapidement à l’évolution de la situation mondiale. Nous n’avons jamais dirigé nos relations bilatérales contre qui que ce soit. Nous ne sommes contre personne, nous ne sommes que pour nous-mêmes.
LB : Je suis soulagé que cette réserve d’œufs soit conséquente. Mais ce qui est important, Monsieur le Président, c’est que vous connaissiez le livre de Graham Allison, Le Piège de Thucydide. Le danger de tensions ou le risque de conflit militaire entre une puissance dominante et une puissance montante, l’Amérique et la Chine. Pensez-vous qu’il existe un risque de conflit militaire, actuellement, entre vous, l’Amérique et la Chine ?
VP : Vous savez, l’histoire de l’humanité a toujours été remplie de conflits militaires, mais depuis l’apparition des armes nucléaires, le risque de conflits mondiaux a diminué en raison des conséquences tragiques potentielles pour l’ensemble de la population de la planète si un tel conflit survenait entre deux États nucléaires. J’espère qu’on n’en arrivera pas là.
Toutefois, nous devons bien sûr admettre qu’il ne s’agit pas seulement des subventions chinoises à son industrie, d’une part, ou de la politique de droits de douanes des États-Unis, d’autre part. Tout d’abord, nous parlons de différentes plateformes de développement, pour ainsi dire, en Chine et aux États-Unis. Ils sont différents et vous, en tant qu’historien, serez probablement d’accord avec moi. Ils ont probablement des philosophies différentes en matière de politique étrangère et de politique intérieure.
Mais j’aimerais partager avec vous quelques observations personnelles. Il ne s’agit pas de relations alliées avec un pays ou de confrontations avec l’autre ; j’observe simplement ce qui se passe en ce moment. La Chine fait preuve de loyauté et de souplesse envers ses partenaires et ses adversaires. Cela est peut-être lié aux caractéristiques historiques de la philosophie chinoise, à sa façon d’établir des relations.
Par conséquent, je ne pense pas que de telles menaces viendraient du côté de la Chine. Je ne peux pas l’imaginer, vraiment. Par contre il est difficile de dire si les États-Unis auraient assez de patience pour ne pas prendre de décisions hâtives et respecter leurs partenaires, même en cas de désaccord. Mais j’espère, je voudrais le répéter, j’espère qu’il n’y aura pas de confrontation militaire.
LB : Le contrôle des armements. Nous savons que l’accord sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) est gravement compromis. Y-a-t-il une place, du point de vue de la Russie, pour de futurs accords de contrôle des armements ou sommes-nous dans une nouvelle phase où nous allons probablement assister à une nouvelle course aux armements nucléaires ?
VP : Je pense qu’un tel risque existe.
Comme je l’ai déjà dit, les États-Unis se sont retirés unilatéralement du traité sur les missiles antimissiles balistiques, et ils ont aussi récemment abandonné le traité sur les FNI. Mais cette fois-ci, ils n’ont pas fait que sortir de l’accord, ils ont donné une raison à cette sortie, et cette raison était la Russie. Je ne pense pas que la Russie signifie quoi que ce soit pour eux dans ce cas-ci, parce que ce théâtre de guerre, ce champ de bataille qui se trouverait en Europe, ne sera probablement pas intéressant pour les États-Unis, malgré l’expansion de l’OTAN et du contingent de l’OTAN près de nos frontières. Il n’en reste pas moins que les États-Unis se sont retiré du traité. L’ordre du jour est maintenant axé sur le Traité sur la réduction des armements stratégiques (New Start). J’espère que je pourrai en parler avec Donald [Trump] si jamais nous nous rencontrons à Osaka.
Nous avons dit que nous étions prêts à tenir des pourparlers et à étendre ce traité entre les États-Unis et la Russie, mais nous n’avons vu aucune initiative pertinente de la part de nos partenaires américains. Ils gardent le silence, alors que le traité expire en 2021. Si nous n’entamons pas les pourparlers maintenant, ce sera fini, car il ne restera plus de temps pour pouvoir même remplir les formalités.
Notre conversation précédente avec Donald a montré que les Américains semblent s’y intéresser, mais qu’ils ne prennent toujours pas de mesures concrètes. Donc, si ce traité cessait d’exister, il n’y aurait plus aucun instrument dans le monde pour freiner la course aux armements. Et ça, c’est mauvais.
LB : C’est sûr, les gants sont jetés. Y-a-t-il une chance d’avoir un accord triangulaire entre la Chine, la Russie et l’Amérique sur des forces nucléaires intermédiaires ou n’est-ce qu’un rêve, un faux espoir ? Soutiendriez-vous un telle objectif ?
VP : Comme je l’ai dit au tout début, nous soutiendrons tout accord susceptible de faire avancer notre cause, c’est-à-dire de nous aider à contenir la course aux armements.
Il faut dire que jusqu’à présent, le niveau et l’échelle de développement des forces nucléaires chinoises sont bien inférieurs à ceux des États-Unis et de la Russie. La Chine est une puissance énorme qui a la capacité de développer son potentiel nucléaire. Cela se produira probablement à l’avenir, mais jusqu’à présent, nos capacités ne sont guère comparables. La Russie et les États-Unis sont les principales puissances nucléaires, c’est pourquoi l’accord a été signé entre eux. Quant à savoir si la Chine se joindra à ces efforts, demandez-le à nos amis chinois.
LB : La Russie est une puissance du Pacifique comme le sont les puissances européenne et asiatique. C’est une puissance du Pacifique. Vous avez vu ce que les Chinois font en termes de renforcement de leur marine et de leur force maritime. Comment faites-vous face à ces problèmes de sécurité potentiels, à ces conflits territoriaux dans le Pacifique ? La Russie a-t-elle un rôle à jouer dans un nouveau dispositif de sécurité ?
VP : Vous avez mentionné le renforcement des forces navales en Chine. Les dépenses totales de défense de la Chine s’élèvent à 117 milliards de dollars, si ma mémoire est bonne. Les dépenses de défense américaines s’élèvent à plus de 700 milliards de dollars. Et vous essayez d’effrayer le monde avec le renforcement de la puissance militaire chinoise ? Cela ne fonctionnerait pas avec des dépenses militaires d’un si petit niveau.
Quant à la Russie, nous continuerons à développer notre flotte du Pacifique, comme prévu. Bien entendu, nous réagissons également aux développements mondiaux et à ce qui se passe dans les relations entre les autres pays. Nous pouvons voir tout cela, mais cela n’affecte pas nos plans de développement en matière de défense, y compris ceux de l’Extrême-Orient russe.
Nous sommes autosuffisants, et nous sommes confiants. La Russie est la plus grande puissance continentale. Mais nous avons une base de sous-marins nucléaires en Extrême-Orient, où nous développons notre potentiel de défense conformément à nos plans, notamment pour assurer la sécurité sur la route maritime du Nord, que nous prévoyons de développer.
Nous avons l’intention d’attirer de nombreux partenaires dans cet effort, y compris nos partenaires chinois. Nous pourrions même parvenir à un accord avec des compagnies maritimes américaines et avec l’Inde, qui a également manifesté son intérêt pour la Route maritime du Nord.
Je dirais que nous sommes également prêts à coopérer dans la région Asie-Pacifique, et j’ai des raisons de croire que la Russie peut apporter une contribution considérable, tangible et positive à la stabilisation de la situation.
LB : Pouvons-nous nous tourner vers la Corée du Nord ? Comment évaluez-vous la situation actuelle et pensez-vous qu’en fin de compte, tout accord devrait accepter le fait que la Corée du Nord possède des armes nucléaires et qu’un démantèlement total est tout simplement impossible ? Permettez-moi d’ajouter, Monsieur le Président, que je vous pose cette question parce que la Russie a une frontière terrestre avec la Corée du Nord, assez petite mais cela reste une frontière terrestre.
VP : Vous savez, que nous reconnaissions ou non la Corée du Nord comme une puissance nucléaire, le nombre de charges nucléaires dont elle dispose ne diminuera pas. Nous devons partir des réalités modernes, à savoir que les armes nucléaires constituent une menace pour la paix et la sécurité internationales.
Une autre question pertinente est de savoir d’où vient ce problème. Les tragédies qu’ont connues la Libye et l’Irak ont incité de nombreux pays à assurer leur sécurité à tout prix.
Ce dont nous devrions parler, ce n’est pas de la manière de faire désarmer la Corée du Nord, mais de la manière d’assurer la sécurité inconditionnelle de la Corée du Nord et de faire en sorte que tout pays, y compris la Corée du Nord, se sente en sécurité et protégé par un droit international qui serait strictement respecté par tous les membres de la communauté internationale. C’est à cela que nous devrions penser.
Nous devrions réfléchir à des garanties, que nous devrions utiliser comme base pour des pourparlers avec la Corée du Nord. Nous devons être patients, les respecter et, en même temps, tenir compte des dangers qui en découlent, des dangers du statut nucléaire et de la présence d’armes nucléaires.
Bien sûr, la situation actuelle est truffée de scénarios imprévisibles, ce que nous devrions éviter.
LB : Vous y avez évidemment réfléchi en tant qu’analyste et stratège expérimenté en matière de politique étrangère et de sécurité. Comment voyez-vous la situation sécuritaire en Asie du Nord au cours des cinq à dix prochaines années, entre la Russie, la Chine, la Corée et le Japon ?
VP : Vous avez dit à juste titre que nous avons une frontière commune, même si elle est petite, avec la Corée du Nord, ce problème a donc une incidence directe sur nous. Les États-Unis sont situés de l’autre côté de l’océan, et le Royaume-Uni est situé très loin, alors que nous sommes ici même, dans cette région, et la zone nucléaire nord-coréenne n’est pas très éloignée de notre frontière. C’est pourquoi cela nous concerne directement, et nous n’arrêtons jamais d’y penser.
Je voudrais revenir à ma réponse à votre question précédente. Nous devons respecter les préoccupations légitimes de la Corée du Nord en matière de sécurité. Nous devons lui témoigner du respect et nous devons trouver un moyen d’assurer sa sécurité, d’une manière qui satisfasse la Corée du Nord. Si nous faisons cela, la situation pourrait prendre un tournant que personne ne peut imaginer aujourd’hui.
Vous souvenez-vous du tournant que la situation a pris après l’adoption de la politique de détente par l’Union soviétique ? Dois-je rajouter autre chose ?
LB : Monsieur le Président, vous avez été au pouvoir ou très proche du pouvoir. Je pense qu’à Davos, je vous ai dit, lorsque nous nous sommes rencontrés, que vous n’étiez pas au pouvoir, mais que vous continuiez à diriger tous les débats. Après 20 ans au sommet ou près du sommet, votre appétit pour le risque a-t-il augmenté ?
VP : Il n’a ni augmenté ni diminué. Le risque doit toujours être bien justifié. Mais ce n’est pas le cas si l’on en croit la phrase populaire russe : « Celui qui ne prend pas de risques, ne boit jamais de champagne ». Ce n’est pas le cas. Il est fort possible que les risques soient inévitables lorsqu’il s’agit de prendre certaines décisions. Selon l’ampleur de toute décision, les risques peuvent être faibles ou graves.
Tout processus de prise de décision s’accompagne de risques. Avant de tenter sa chance, il faut tout évaluer méticuleusement. Par conséquent, prendre un risque fondé sur une évaluation de la situation et des conséquences possibles de la décision est possible et même inévitable. Il est inacceptable de prendre des risques insensés en ignorant la situation réelle et en n’en comprenant pas clairement les conséquences, car ils peuvent mettre en danger les intérêts d’un grand nombre de personnes.
LB : Quelle était l’ampleur du risque pour la Syrie dans votre décision d’intervenir ?
VP : C’était suffisamment élevé. Cependant, bien sûr, j’y ai réfléchi bien à l’avance, et j’ai tenu compte de toutes les circonstances et de tous les avantages et inconvénients. J’ai réfléchi à l’évolution de la situation pour la Russie et aux conséquences possibles. J’ai discuté de cette question avec mes adjoints et mes ministres, y compris les responsables des organismes d’application de la loi et d’autres hauts fonctionnaires. À long terme, j’ai décidé que l’effet positif de notre participation active aux affaires syriennes, pour la Russie et les intérêts de la Fédération de Russie, l’emporterait de loin sur la non-ingérence et l’observation passive de la manière dont une organisation terroriste internationale était en train de se renforcer, toujours plus près de nos frontières.
LB : Quels ont été les avantages du risque pris en Syrie ?
VP : Je pense que tout cela fut bon et positif. Nous avons accompli encore plus que ce à quoi je m’attendais. Tout d’abord, de nombreux militants prévoyant de retourner en Russie ont été éliminés. Cela implique plusieurs milliers de personnes. Ils prévoyaient de retourner en Russie ou dans des pays voisins avec lesquels nous n’avons pas de régime de visas. Ces deux aspects sont tout aussi dangereux pour nous. C’est la première chose.
Deuxièmement, nous sommes parvenus à stabiliser la situation dans une région voisine, d’une manière ou d’une autre. C’est également très important. Par conséquent, nous avons directement renforcé la sécurité intérieure de la Russie. C’est la troisième chose.
Quatrièmement, nous avons établi de bonnes relations commerciales avec tous les pays de la région et nos positions au Moyen-Orient sont devenues plus stables. En effet, nous avons établi de très bonnes relations avec de nombreux pays de la région, dont l’Iran, la Turquie et d’autres pays, qui s’apparentent à des relations commerciales, partenariales et largement alliées.
D’abord, et cela concerne la Syrie, nous avons réussi à préserver l’État syrien, quoi qu’il en ait couté, et nous avons empêché le chaos à la libyenne de briser ce pays. Ce scénario cauchemardesque aurait eu des conséquences négatives pour la Russie.
Par ailleurs, je voudrais parler franchement de la mobilisation des forces armées russes. Nos forces armées ont acquis une grande expérience de terrain qu’elles n’auraient pas pu acquérir en temps de paix.
LB : Êtes-vous déterminé à ce que [le dirigeant syrien Bachar] al-Assad reste au pouvoir ou pourrons-nous voir, à un moment donné, une transition en Syrie que la Russie appuierait, qui ne serait pas comme en Libye ?
VP : Je pense que le peuple syrien devrait être libre de choisir lui-même son propre avenir. En même temps, je voudrais que les actions des acteurs extérieurs soient justifiées et, comme dans le cas des risques que vous avez mentionnés, prévisibles et compréhensibles, afin que nous puissions envisager au moins nos prochaines initiatives.
Lorsque nous avions discuté de cette question avec l’administration américaine précédente, nous leur avions demandé : «supposons qu’Assad se retire aujourd’hui, que se passera-t-il demain ?»
Votre collègue a bien fait de rire, parce que la réponse que nous avons eue était très amusante. Vous ne pouvez même pas imaginer à quel point c’était drôle. Ils ont dit : « On ne sait pas. » Mais quand on ne sait pas ce qui se passera demain, pourquoi vouloir absolument faire quelque chose ? Cela peut sembler primitif, mais c’est comme ça.
C’est pourquoi nous préférons examiner les problèmes sous tous les angles possibles et ne pas être pressés. Bien sûr, nous sommes parfaitement conscients de ce qui s’est passé en Syrie. Il y a des raisons internes au conflit, et il faut s’en occuper. Mais les deux parties devraient faire un effort. Je fais référence aux parties en conflit.
LB : Monsieur le Président, le même argument s’applique-t-il au Venezuela ? En d’autres termes, vous n’êtes pas prêt à voir une transition au Venezuela et vous êtes absolument attaché au président [Nicolas] Maduro.
VP : Oh, il semblait pourtant que nous avions si bien commencé. Ne vous offusquez pas de ce que je vais dire ensuite. Vous ne le serez pas, n’est-ce pas ? Nous avions pris un si bon départ, nous avons parlé sérieusement, et maintenant vous voilà revenu aux stéréotypes sur la Russie.
Nous n’avons rien à voir avec ce qui se passe au Venezuela, si vous voyez ce que je veux dire.
LB : Que font donc ces conseillers à Caracas ?
VP : Je vais vous le dire tout de suite, si vous me laissez finir. Il n’y a pas de problème avec cela.
A l’époque [du président Hugo] Chávez, nous avons vendu des armes au Venezuela, sans limitations et sans problèmes. Nous l’avons fait en toute légalité, comme c’est le cas partout dans le monde et comme tous les pays le font, y compris les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine et la France. Nous l’avons fait aussi – nous avons vendu des armes au Venezuela.
Nous avons signé des contrats, qui stipulaient ce que nous devions faire pour l’entretien ce matériel militaire, que nous devions former des spécialistes locaux, veiller à ce que ce matériel soit maintenu prêt au combat, etc. Nous fournissons donc un service d’entretien pour ces équipements. Je l’ai déjà dit à maintes reprises, y compris à nos partenaires américains : il n’y a pas de troupes russes là-bas. Est-ce que vous comprenez ? Oui, il y a des spécialistes et des instructeurs russes. Oui, ils y travaillent. Tout récemment, il y a une semaine, je crois, un groupe de nos conseillers et spécialistes a quitté le pays. Mais ils peuvent y retourner.
Nous avons convenu que nos avions s’y rendent de temps à autre pour participer à des exercices. Et voilà, c’est tout. Dirigeons-nous les actions des rebelles, comme le font certains de nos partenaires, ou dirigeons-nous le président Maduro ? C’est le président, pourquoi devrions-nous contrôler ses actions ? C’est lui qui a le contrôle du pays. Qu’il le fasse bien ou non, c’est une toute autre affaire. Nous ne portons aucun jugement.
Je crois que beaucoup de choses auraient pu être faites différemment sur le plan économique. Mais nous ne nous mêlons pas de ce qui ne nous regarde pas, ce ne sont pas nos affaires. Nous y avons investi des milliards de dollars, surtout dans le secteur pétrolier. Et alors ? D’autres pays le font aussi.
On dirait que tout n’est sauvegardé que par les armes russes. Ce n’est pas vrai. Cela n’a rien à voir avec la réalité. Où sont les présidents et les chefs de l’opposition autoproclamés ? Certains d’entre eux se sont réfugiés dans des ambassades étrangères et d’autres se cachent. Qu’est-ce qu’on a à voir là-dedans ? Ce problème doit être réglé par le peuple vénézuélien lui-même. Tout simplement.
Mais est-ce suffisant que [Juan Guaidó] s’installe sur une place et se proclame président ? Pourquoi le monde entier devrait-il le soutenir en tant que président ?
LB : J’appliquais simplement votre théorie et votre expérience de ce qui s’est passé en Libye et en Irak au Venezuela. Et donc, logiquement, vous diriez : « Nous sommes attachés à M. Maduro parce que nous ne voulons pas que le régime soit changé par quelqu’un de l’extérieur. » Est-ce là la position de la Russie ? Ou seriez-vous prêt à dire : « Nous soutiendrons [le chef de l’opposition vénézuélienne Juan] Guaidó parce que nous avons d’importants intérêts pétroliers au Venezuela » ?
VP : Nous sommes prêts à tout développement dans n’importe quel pays, y compris au Venezuela, à condition que tout soit conforme aux règles internes et à la législation du pays, à sa constitution et à la volonté du peuple.
Je ne pense pas que l’État libyen ou irakien se serait effondré s’il n’y avait pas eu d’intervention. Cela ne se serait pas produit en Libye, la situation y était tout à fait différente. En effet, [l’ancien dirigeant libyen Muammar] Kadhafi a écrit des livres, exposé ses théories, et ainsi de suite, qui ne répondaient pas à des normes spécifiques, et son travail pratique ne répondait pas aux perceptions européennes ou américaines de la démocratie.
D’ailleurs, le président de la France a dit récemment que le modèle démocratique américain est très différent du modèle européen. Il n’existe donc pas de normes démocratiques communes. Et est-ce que vous, je veux dire, pas vous mais nos partenaires occidentaux, voulez qu’une région comme la Libye ait les mêmes normes démocratiques que l’Europe et les États-Unis ? La région n’a que des monarchies ou des pays avec un système similaire à celui qui existait en Libye.
Mais je suis sûr qu’en tant qu’historien, vous serez d’accord avec moi au fond. Je ne sais pas si vous serez publiquement d’accord ou non, mais il est impossible d’imposer des normes démocratiques françaises ou suisses actuelles et viables aux résidents nord-africains qui n’ont jamais vécu dans des conditions d’institutions démocratiques françaises ou suisses. Impossible, n’est-ce pas ? Pourtant ils ont essayé de leur imposer quelque chose comme ça. Ils ont essayé de leur imposer quelque chose qu’ils n’avaient jamais connu ou même entendu parler. Tout cela a conduit à des conflits et à des discordes inter-tribales. De fait, la guerre continue en Libye.
Alors pourquoi devrions-nous faire la même chose au Venezuela ? Voulons-nous revenir à la diplomatie de la canonnière ? Pourquoi en avons-nous besoin ? Est-il nécessaire d’humilier autant les nations latino-américaines dans ce monde moderne et que des forces extérieures essayent d’imposer des formes de gouvernement ou des dirigeants ?
Au fait, nous avons travaillé avec le président Chávez parce qu’il était président. Nous n’avons pas travaillé avec le président Chávez à titre personnel, mais avec le Venezuela. C’est pourquoi nous avons canalisé des investissements dans le secteur pétrolier.
Et où avons-nous prévu de livrer le pétrole vénézuélien tout en investissant dans le secteur pétrolier ? Comme vous le savez, le Venezuela possède un pétrole unique qui est principalement livré aux raffineries américaines. Qu’y-a-t-il de si mauvais là-dedans ? Nous voulons que le secteur pétrolier et gazier vénézuélien fonctionne de manière régulière, prévisible et fiable et qu’il effectue des livraisons à ces raffineries américaines. Je ne comprends pas ce qu’il y a de mal à cela.
Tout d’abord, ils ont été confrontés à des problèmes économiques, puis à des problèmes de politique intérieure. Qu’ils règlent les choses par eux-mêmes, et les dirigeants arriveront au pouvoir par des moyens démocratiques. Mais quand une personne entre sur une place, lève les yeux vers le ciel et se proclame président ? Faisons de même au Japon, aux États-Unis ou en Allemagne. Que va-t-il se passer ? Comprenez-vous que cela provoquera le chaos dans le monde entier ? Il est impossible de ne pas être d’accord avec cela. Ce sera le chaos pur et simple. Comment ont-ils pu agir ainsi ? Mais non, ils ont soutenu cette personne dès le début.
C’est peut-être quelqu’un de très bien. Il est peut-être tout simplement merveilleux, et ses plans sont bons. Mais est-il suffisant qu’il ait investi une place et se soit proclamé président ? Le monde entier est-il censé le soutenir en tant que président ? Nous devrions lui dire de participer aux élections et de les gagner, puis nous travaillerons avec lui en tant que chef de l’État.
LB : Parlons d’une autre démocratie en Europe, mon propre pays. Vous allez avoir une réunion avec [Theresa] May, qui sera l’une de ses dernières réunions avant qu’elle ne quitte son poste de premier ministre. Pensez-vous qu’il y a une possibilité d’amélioration dans les relations anglo-russes et que nous pouvons passer à autre chose que certaines de ces questions qui sont évidemment très sensibles, comme l’affaire Skripal ? Ou pensez-vous que nos relations vont rester gelées pendant les trois ou cinq prochaines années ?
VP : Écoutez-moi, toute ces histoires d’espions et de contre-espions, ne sont pas au niveau de sérieuses relations entre États. Cette histoire d’espionnage, comme on dit, ne vaut pas cinq kopecks. Ni même cinq livres [sterling], d’ailleurs. Alors que les questions concernant les relations entre États se comptent en milliards et concernent le sort de millions de personnes. Comment pouvons-nous mettre cela au même niveau ?
La liste des accusations portées les uns contre les autres pourrait s’allonger indéfiniment. Ils ont dit : « Vous avez empoisonné les Skripals. » Premièrement, cela doit être prouvé.
Deuxièmement, la personne moyenne écoute et dit : « Qui sont ces Skripals ? » Et il s’avère que [Sergei] Skripal espionnait contre nous [la Russie]. Cette personne pose donc la question suivante : « Pourquoi nous avez-vous espionnés avec Skripal ? Peut-être n’auriez- vous pas dû faire ça ? » Vous savez, ces questions sont sans fin. Nous devrions laisser les choses en l’état et laisser les organismes de sécurité s’en occuper.
Mais nous savons que les entreprises du Royaume-Uni (en passant, j’ai eu une réunion avec nos collègues britanniques dans cette même salle) veulent travailler avec nous, elles travaillent avec nous et ont l’intention de continuer à le faire. Et nous soutenons leur intention.
Je pense que Mme May, malgré sa démission, n’a pas pu s’empêcher de s’inquiéter du fait que ces scandales d’espionnage ont plongé nos relations dans une impasse et que nous n’avons pas pu développer nos relations normalement et soutenir les hommes d’affaires, qui font d’ailleurs quoi ? Ils ne gagnent pas seulement de l’argent, ce n’est que la partie visible. Ils créent des emplois et de la valeur ajoutée, en plus de fournir des revenus à tous les niveaux du système fiscal de leur pays. Il s’agit d’un travail sérieux et aux multiples facettes, avec les mêmes risques que vous avez mentionnés, y compris les risques liés aux opérations commerciales. Mais si nous ajoutons une situation politique imprévisible, ils ne pourront plus travailler du tout.
Je pense que la Russie et le Royaume-Uni sont tous deux intéressés par le rétablissement complet de nos relations. J’espère au moins que quelques mesures préliminaires seront prises. Je pense que ce serait plus facile pour Mme May, peut-être, parce qu’elle part et qu’elle est libre de faire ce qu’elle pense être juste, important et nécessaire, sans se soucier de certaines conséquences politiques intérieures.
LB : Certaines personnes pourraient dire qu’une vie humaine vaut plus de cinq sous. Mais pensez-vous, Monsieur le Président, que quoi qu’il se soit passé…
VP : Quelqu’un est mort ?
LB : Oh oui. Le monsieur qui avait un problème de drogue est mort après avoir touché le novichok dans le parking. Quelqu’un a fait ça à cause du parfum. C’est plus d’une personne qui est morte, pas les Skripals. Je suis juste …
VP : Et vous pensez que c’est absolument la faute de la Russie ?
LB : Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que quelqu’un était mort.
VP : Vous n’avez pas dit cela, mais si cela n’a rien à voir avec la Russie …. Oui, un homme est mort, et c’est une tragédie, je suis d’accord. Mais qu’est-ce qu’on a à voir là-dedans ?
LB : Permettez-moi de poser cette question et je veux vraiment parler de l’économie russe. Pensez-vous que ce qui s’est passé à Salisbury a envoyé un message sans ambiguïté à quiconque pense que trahir l’État russe est un jeu facile ?
VP : En fait, la trahison est le crime le plus grave possible et les traîtres doivent être punis. Je ne dis pas que l’incident de Salisbury soit la bonne manière. Pas du tout. Mais les traîtres doivent être punis.
Cet homme, Skripal, avait déjà été puni. Il a été arrêté, condamné puis incarcéré. Il a reçu sa punition. D’ailleurs, il était hors du radar. Pourquoi quelqu’un s’intéresserait-il à lui ? Il a été puni. Il a été détenu, arrêté, condamné et a ensuite passé cinq ans en prison. Puis il a été relâché et c’est tout.
En ce qui concerne la trahison, bien sûr, elle doit être punissable. C’est le crime le plus ignoble qu’on puisse imaginer.
LB : L’économie russe. Vous avez parlé l’autre jour de la baisse des salaires réels de la main-d’œuvre russe et une croissance russe inférieure aux prévisions. Mais en même temps, Monsieur le Président, vous avez accumulé des réserves de change et des réserves internationales d’environ 460 milliards d’euros. Pour quoi faites-vous des économies ? Quel en est le but ? Ne pouvez-vous pas utiliser une partie de cet argent pour vous détendre sur le plan financier ?
VP : Permettez-moi de corriger quelques petits détails. Les salaires réels ne sont pas en baisse en Russie. Au contraire, ils commencent à se redresser. C’est le revenu disponible réel des ménages qui est en baisse.
Les salaires et les revenus disponibles sont deux choses légèrement différentes. Le revenu est déterminé par de nombreux paramètres, y compris les coûts de gestion des prêts. Les gens en Russie souscrivent beaucoup de prêts à la consommation et les paiements d’intérêts sont comptés dans les dépenses, ce qui entraîne une baisse des indicateurs de revenu réel. En outre, l’économie souterraine est en cours de légalisation. Une grande partie des travailleurs indépendants – je crois, 100 000 ou 200 000 – ont déjà légalisé leur activité. Cela aussi affecte les revenus réels de la population, les revenus disponibles.
Cette tendance persiste depuis quatre ans. L’an dernier, nous avons enregistré une légère augmentation de 0,1 %. Ce n’est pas suffisant. Elle se situe toujours dans la marge d’erreur. Mais c’est l’un des graves problèmes auxquels nous devons nous attaquer, et nous nous y attaquons.
Les salaires réels ont commencé à augmenter récemment. L’an dernier, il y a eu une augmentation de 8,5 %. Cette année, le taux de croissance des salaires réels a considérablement diminué en raison de toute une série de circonstances. Je veux dire que l’année dernière, nous avons assisté à une reprise de l’économie et qu’il y a d’autres facteurs en jeu. Cependant, cela continue. Et nous nous attendons vraiment à ce que cela ait un effet sur le revenu disponible réel des ménages.
D’autant plus que nous avons récemment adopté un certain nombre de mesures visant à accélérer l’augmentation des pensions de retraite. L’an dernier, le taux d’inflation était de 4,3 % et, sur la base de ces résultats, au début de cette année, les pensions ont été ajustées, en fonction de l’inflation, de 7,05 %. Et nous nous sommes fixé un objectif, une tâche – qui, j’en suis certain, sera accomplie – d’augmenter les pensions à un pourcentage supérieur au taux d’inflation.
Les revenus réels ont également été affectés parce que nous avons dû faire passer la TVA de 18 à 20 %, ce qui a affecté le pouvoir d’achat des gens parce que le taux d’inflation a dépassé les 5 %.
En d’autres termes, nous nous attendions à ce que l’impact négatif de l’augmentation de la TVA soit à court terme, ce qui s’est exactement produit. Heureusement, cela a fonctionné et nos calculs se sont avérés justes. Maintenant que le taux d’inflation est en baisse, la situation macroéconomique s’améliore ; l’investissement augmente légèrement. Nous pouvons constater que l’économie a surmonté les difficultés causées par les chocs internes et externes. Les chocs externes étaient liés aux restrictions et à la chute des prix de nos produits d’exportation traditionnels. L’économie s’est stabilisée.
La situation macroéconomique du pays est stable. Ce n’est pas accidentel et toutes les agences de notation l’ont enregistré. Les trois principales agences ont relevé notre cote de crédit. L’an dernier, la croissance économique était de 2,3 %. Nous ne pensons pas que ce soit suffisant, mais nous allons, bien sûr, travailler à accélérer ce rythme. Le taux de croissance de la production industrielle a été de 2,9 %, voire plus, jusqu’à 13 % dans certaines industries (industrie légère, industries de transformation et de confection et plusieurs autres). Par conséquent, dans l’ensemble, notre économie est stable.
Mais la tâche la plus importante que nous devons accomplir est de changer la structure de l’économie et d’assurer une croissance substantielle de la productivité du travail grâce aux technologies modernes, à l’intelligence artificielle, à la robotique, etc. C’est exactement la raison pour laquelle nous avons augmenté la TVA, afin de lever des fonds budgétaires pour accomplir une certaine partie de ce travail qui relève de la responsabilité de l’État, afin de créer des conditions propices aux investissements privés. Prenons le développement des transports et d’autres infrastructures. Presque personne d’autre que l’État n’est impliqué dans cette affaire. Il y a d’autres facteurs liés à l’éducation et aux soins de santé. Une personne qui a des problèmes de santé ou qui n’a pas de formation ne peut pas être efficace dans l’économie moderne. La liste est longue.
Nous espérons vraiment qu’en entamant ce travail dans des domaines clés du développement, nous serons en mesure d’accroître la productivité du travail et d’utiliser cette base pour assurer une augmentation des revenus et la prospérité de notre population.
En ce qui concerne les réserves, vous n’avez pas tout à fait raison non plus. Nous disposons de plus de 500 milliards d’euros de réserves en or et en devises, au lieu de 460 milliards d’euros. Mais il est entendu que nous devons créer un filet de sécurité qui nous permette de nous sentir en confiance et utiliser les intérêts engrangés par nos ressources existantes. Si nous avons 7 % de plus, nous pourrons dépenser ces 7 %.
C’est ce que nous prévoyons pour l’année prochaine et il est fort probable que nous réussirons. Ne croyez pas que cet argent ne sert à rien. Non, cela crée certaines garanties pour la stabilité économique de la Russie à moyen terme.
LB : La banque centrale a fait un très bon travail en contribuant à assurer la stabilité macroéconomique, même si certains oligarques se plaignent de la fermeture de banques.
VP : Vous savez, tout d’abord, nous n’avons plus d’oligarques. Les oligarques sont ceux qui profitent de leur proximité avec les autorités pour recevoir des super profits. Nous avons de grandes entreprises, privées ou avec la participation du gouvernement. Mais je ne connais pas de grandes entreprises qui bénéficient d’un traitement de faveur du fait d’être proches des autorités, elles sont pratiquement inexistantes.
Quant à la banque centrale, oui, elle est engagée dans une amélioration progressive de notre système financier : des entreprises inefficaces et de petite capacité, ainsi que les organisations financières semi-criminelles, quittent le marché, et c’est un travail à grande échelle et complexe.
Il ne s’agit pas des oligarques ou des grandes entreprises, mais bien, malheureusement, des intérêts du déposant, du citoyen moyen. Nous disposons d’actes réglementaires pertinents qui minimisent les pertes financières des citoyens et créent un certain filet de sécurité pour eux. Mais chaque cas doit être considéré individuellement, bien sûr.
D’une manière générale, le travail de la banque centrale mérite, à mon avis, d’être soutenu. Il est liée à la fois à l’amélioration du système financier et à la politique calibrée en matière de taux d’intérêt directeur.
LB : Monsieur le Président, je voudrais revenir au président Xi et à la Chine. Comme vous le savez, il a mené une campagne anticorruption rigoureuse afin de nettoyer le parti, de maintenir sa légitimité et de la renforcer. Il a également lu l’histoire de l’Union soviétique, où [Mikhaïl] Gorbatchev a abandonné le parti et aidé à détruire le pays, l’Union soviétique. Pensez-vous que M. Xi a raison lorsqu’il dit que le parti est absolument crucial ? Et quelles leçons en tirez-vous pour la Russie ? Si je peux ajouter quelque chose, vous avez dit il y a quelques années que l’éclatement de l’Union soviétique était la plus grande tragédie géopolitique du XXe siècle.
VP : Ces deux sujets ne sont pas liés. Quant à la tragédie liée à la dissolution de l’Union soviétique, c’est une évidence. Je voulais dire, tout d’abord, l’aspect humanitaire. Il semble que 25 millions de Russes de souche vivaient à l’étranger lorsqu’ils ont appris par la télévision et la radio que l’Union soviétique avait cessé d’exister. Personne n’a demandé leur avis. La décision a tout simplement été prise.
Vous savez, ce sont des questions de démocratie. Y-a-t-il eu un sondage d’opinion, un référendum ? La plupart (plus de 70 %) des citoyens de l’URSS se sont prononcés en faveur de son maintien. Pourtant, la décision a été prise de dissoudre l’URSS, mais personne n’a demandé son avis au peuple, et 25 millions de Russes de souche se sont retrouvés à vivre en dehors de la Fédération de Russie. N’est-ce pas une tragédie ? Une énorme ! Et les relations familiales ? Le boulot ? Les voyages ? Ce ne fut qu’un désastre.
J’ai été surpris de voir les commentaires ultérieurs sur ce que je viens de dire, en particulier dans les médias occidentaux. Ils devraient essayer de vivre en voyant leur père, leur frère ou tout autre proche parent se retrouver dans un autre pays, où une toute nouvelle vie a commencé. Je vous l’assure.
Quant au parti et à l’édification de l’État en Chine, c’est au peuple chinois d’en décider ; nous ne nous en mêlons pas. La Russie d’aujourd’hui a ses propres principes et règles de vie, et la Chine, avec ses 1,35 milliard d’habitants, a les siens. Essayez de diriger un pays avec une telle population. Ce n’est pas le Luxembourg, avec tout le respect que je dois à ce merveilleux pays. Il est donc nécessaire de donner au peuple chinois la possibilité de décider comment organiser sa propre vie.
LB : Encore une fois, une question d’ensemble. J’ai parlé au début de notre conversation de la fragmentation. Un autre phénomène aujourd’hui est qu’il y a une réaction populaire contre les élites et contre l’establishment et vous l’avez vu ; le Brexit en Grande-Bretagne. Vous parliez de l’Amérique de Trump. Vous l’avez vu avec l’AFD en Allemagne, vous l’avez vu en Turquie et vous l’avez vu dans le monde arabe. Combien de temps pensez-vous que la Russie pourra rester à l’abri de ce mouvement mondial de réaction contre l’establishment ?
VP : Vous devriez examiner les réalités pour chaque cas particulier. Bien sûr, il y a quelques tendances, mais elles ne sont que générales. Dans chaque cas particulier, lorsque vous examinez la situation et son évolution, vous devez tenir compte de l’histoire du pays concerné, de ses traditions et de ses réalités.
Combien de temps la Russie restera-t-elle un pays stable ? Le plus longtemps possible. Parce que bien d’autres choses et sa position dans le monde dépendent de sa stabilité, de la stabilité politique intérieure. En fin de compte, le bien-être de la population dépend, avant toute chose, de la stabilité.
L’une des raisons, la raison profonde de l’effondrement de l’Union soviétique était que la vie était difficile pour le peuple, dont les salaires nets étaient très bas. Les magasins étaient vides et les gens avaient perdu le désir intrinsèque de préserver l’État.
Ils pensaient que ça ne pouvait pas empirer quoi qu’il arrive. Il s’est pourtant avéré que la vie de très nombreuses personnes s’est détériorée, en particulier au début des années 1990, lorsque les systèmes de protection sociale et de soins de santé se sont effondrés et que l’industrie s’effondrait. L’ancien système pouvait être inefficace, mais au moins les gens avaient un emploi. Après l’effondrement, ils n’en avaient plus. Par conséquent, vous devriez examiner chaque cas séparément.
Que se passe-t-il en Occident ? Quelle est la raison du phénomène Trump, comme vous dites, aux États-Unis ? Que se passe-t-il également en Europe ? Les élites dirigeantes se sont détachées du peuple. Le problème évident est l’écart entre les intérêts des élites et ceux de l’écrasante majorité de la population.
Bien sûr, nous devons toujours garder cela à l’esprit. L’une des choses que nous devons faire en Russie est de ne jamais oublier que le but du fonctionnement et de l’existence de tout gouvernement est de créer une vie stable, normale, sûre et prévisible pour la population et de travailler à un avenir meilleur.
Il y a aussi ce qu’on appelle l’idée libérale, qui n’a plus de raison d’être. Nos partenaires occidentaux ont admis que certains éléments de l’idée libérale, comme le multiculturalisme, ne sont plus tenables.
Lorsque le problème de la migration a atteint son paroxysme, de nombreuses personnes ont admis que la politique du multiculturalisme n’était pas efficace et que les intérêts de la population devraient être pris en compte. Bien sûr, ceux qui rencontrent des difficultés en raison de problèmes politiques dans leur pays d’origine ont également besoin d’être aidé. C’est bien, mais qu’en est-il des intérêts de leur propre population lorsque le nombre de migrants qui se rendent en Europe occidentale ne se résume pas une à poignée de personnes seulement mais à des milliers ou des centaines de milliers ?
LB : Angela Merkel a-t-elle fait une erreur ?
VP : Une erreur majeure. On peut critiquer Trump pour son intention de construire un mur entre le Mexique et les États-Unis. C’est peut-être aller trop loin. Oui, peut-être que oui. Je ne discute pas de ce point. Mais il devait faire quelque chose contre l’afflux massif de migrants et de narcotiques.
Personne ne fait rien. Ils disent que c’est mauvais, mais ne rien faire est mauvais aussi. Dites-moi, qu’est-ce qui est bon alors ? Que faut-il faire ? Personne n’a rien proposé. Je ne veux pas dire par là qu’il faut construire un mur ou augmenter les droits de douane de 5 % par an dans ses relations économiques avec le Mexique. Ce n’est pas ce que je dis, mais il faut faire quelque chose. Lui, il cherche au moins une solution.
Où je veux en venir ? Ceux qui sont préoccupés par cette question, les Américains ordinaires, regardent cela et disent : « Un bon point pour lui, au moins il fait quelque chose, il suggère des idées et cherche une solution.»
Quant à l’idée libérale, ses partisans ne font rien. Ils disent que tout va bien, que tout est comme il se doit. Mais est-ce le cas ? Ils sont assis dans leurs bureaux douillets, alors que ceux qui sont confrontés au problème tous les jours, au Texas ou en Floride, ne sont pas contents, ils auront bientôt leurs propres problèmes. Est-ce que quelqu’un pense à eux ?
Il en va de même en Europe. J’en ai discuté avec beaucoup de mes collègues, mais personne n’a la réponse. Ils disent qu’ils ne peuvent pas mener une politique plus dure pour diverses raisons. Pourquoi exactement ? Simplement parce que. Nous devons respecter la loi, disent-ils. Alors, changez la loi !
Nous avons nous-mêmes quelques problèmes dans ce domaine également. Nous avons des frontières ouvertes avec les anciennes républiques soviétiques, mais au moins leur population parle russe. Voyez-vous ce que je veux dire ? En outre, en Russie, nous avons pris des mesures pour rationaliser la situation dans ce domaine. Nous travaillons maintenant dans les pays d’origine des migrants, en enseignant le russe dans leurs écoles, et nous travaillons aussi avec eux ici. Nous avons renforcé la législation pour montrer que les migrants doivent respecter les lois, les coutumes et la culture du pays.
En d’autres termes, la situation n’est pas simple en Russie non plus, mais nous avons commencé à travailler pour l’améliorer. Alors que l’idée libérale présuppose que rien ne doit être fait. Les migrants peuvent tuer, piller et violer en toute impunité parce que leurs droits en tant que migrants doivent être protégés. Quel sont ces droits ? Tout crime doit être puni.
L’idée libérale est donc devenue obsolète. Elle est entrée en conflit avec les intérêts de l’écrasante majorité de la population. Ou prenez les valeurs traditionnelles. Je n’essaie pas d’insulter qui que ce soit, parce que nous avons été condamnés pour notre prétendue homophobie. Mais nous n’avons aucun problème avec les personnes LGBT. Dieu nous en préserve, qu’ils vivent comme ils veulent. Mais certaines choses nous paraissent excessives.
L’idée libérale ne peut pas non plus être détruite ; elle a le droit d’exister et elle doit même être soutenue dans certains domaines. Mais vous ne devez pas penser qu’elle a le droit d’être le facteur dominant absolu
Ils prétendent maintenant que les enfants peuvent adopter cinq ou six genres sexuels. Je ne peux même pas dire exactement de quel sexe il s’agit, je n’en ai aucune idée. Que tout le monde soit heureux, cela ne nous pose aucun problème. Mais cela ne doit pas occulter la culture, les traditions et les valeurs familiales traditionnelles de millions de personnes qui constituent le noyau de la population.
LB : Est-ce que cela inclut – c’est très important, comme vous le dites – la fin de cette idée libérale, parce que – quoi d’autre avez-vous dit – une immigration incontrôlée, des frontières ouvertes, certainement, comme vous le dites, la diversité comme principe organisateur de la société ? Selon vous, quoi d’autre vient de se terminer en ce qui concerne l’idée libérale ? Et diriez-vous – si je peux ajouter ceci – que la religion doit jouer un rôle important en termes de culture nationale et de cohésion ?
VP : Elle devrait jouer son rôle actuel. Elle [la religion] ne peut pas être chassée de cet espace culturel. Nous ne devrions pas contraindre à quoi que ce soit.
La Russie est une nation chrétienne orthodoxe, et il y a toujours eu des problèmes entre le christianisme orthodoxe et le monde catholique. C’est exactement la raison pour laquelle je vais maintenant dire quelques mots sur les catholiques. Y-a-t-il des problèmes ? Oui, il y en a, mais ils ne doivent pas être exagérés et utilisés pour détruire l’Église catholique romaine elle-même. Voilà ce qui ne doit pas être fait.
Parfois, j’ai l’impression que ces cercles libéraux commencent à utiliser certains éléments et problèmes que connait l’Église catholique pour tenter de détruire l’Église elle-même. Voilà ce que je considère comme incorrect et dangereux.
Bon, avons-nous oublié que nous vivons tous dans un monde basé sur des valeurs bibliques ? Même les athées et tous les autres vivent dans ce monde. Nous n’avons pas besoin d’y penser tous les jours, d’aller à l’église et de prier, montrant ainsi que nous sommes chrétiens, musulmans ou juifs pieux. Cependant, au fond, il doit y avoir des règles humaines et des valeurs morales fondamentales. En ce sens, les valeurs traditionnelles sont plus stables et plus importantes pour des millions de personnes que cette idée libérale qui, à mon avis, est en plein déclin.
LB : Donc la religion, la religion n’est pas l’opium des masses ?
VP : Non, elle ne l’est pas. Mais j’ai l’impression que vous êtes détaché de la religion parce qu’il est déjà 12h45, heure de Moscou, et que vous continuez à me torturer. Comme nous le disons ici, il n’y a pas de crainte de Dieu en vous, n’est-ce pas ? (Rires).
LB : C’est de l’histoire ancienne. J’ai attendu longtemps pour cela. J’ai une dernière question. Et merci pour votre… Continuez s’il vous plaît.
VP : Je vous en prie, allez-y.
Henry Foy : Monsieur le Président, diriez-vous – je réfléchissais à ce que vous venez de dire : certains des thèmes auxquels vous faisiez référence feraient écho à des personnes telles que Steve Bannon (ancien conseiller Trump), M. Trump lui-même et les groupes européens qui sont arrivés au pouvoir. Pensez-vous que si la fin de l’idée libérale est révolue, le temps des « antilibéraux » est venu ? Et voyez-vous le nombre d’alliés à votre façon de voir l’existence humaine grandir à travers le monde, en ce moment ?
VP : Vous savez, il me semble que des idées purement libérales ou purement traditionnelles cela n’existe pas. Elles ont probablement existé dans l’histoire de l’humanité, mais tout arrive très vite au fond de l’impasse s’il n’y a pas de diversité. Tout a tendance à devenir extrême d’une façon ou d’une autre.
Les idées et des opinions diverses doivent avoir une chance d’exister et de se manifester, mais en même temps, les intérêts du grand public, ces millions de personnes et leur vie, ne devraient jamais être oubliés. C’est quelque chose qu’il ne faut pas négliger.
Alors, il me semble que nous pourrions éviter des bouleversements et des troubles politiques majeurs. Cela s’applique également à l’idée libérale. Cela ne veut pas dire (je pense que cela cesse d’être un facteur dominant) qu’il faille la détruire immédiatement. Ce point de vue, cette position doit également être traitée avec respect.
Ils ne doivent simplement pas dicter quoi que ce soit à qui que ce soit, comme ils ont tenté de le faire au cours des dernières décennies. Ce diktat est visible partout : dans les médias et dans la vie réelle. Il est même jugé inconvenant de parler de certains sujets. Mais pourquoi ?
Pour cette raison, je ne suis pas un fan de fermer rapidement, de ligoter, de censurer, de dissoudre au plus vite, d’arrêter tout le monde ou de disperser tout le monde. Bien sûr que non. L’idée libérale elle-même ne doit pas non plus être détruite ; elle a le droit d’exister et elle doit même être soutenue dans certains domaines. Mais il ne faut pas penser non plus qu’elle a le droit d’être le facteur dominant absolu. Il est là le problème. S’il vous plaît.
LB : Vous êtes vraiment sur la même longueur d’onde que Donald Trump. Monsieur le Président, vous êtes au pouvoir depuis près de 20 ans.
VP : Depuis 18 ans.
LB : Vous avez rencontré beaucoup de dirigeants mondiaux. Qui admirez-vous le plus ?
VP : Pierre le Grand.
LB : Mais il est mort.
VP : Il vivra tant que sa cause sera vivante, tout comme la cause de chacun d’entre nous. (Rires). Nous vivrons tant que notre cause sera vivante.
Si vous voulez parler des dirigeants actuels de différents pays et États, des personnes avec qui j’ai pu communiquer, j’ai été très sérieusement impressionné par l’ancien président français [Jacques] Chirac. C’est un vrai intellectuel, un vrai professeur, un homme très équilibré et très intéressant. Lorsqu’il était président, il avait sa propre opinion sur chaque dossier, il savait comment le défendre et il a toujours respecté les opinions de ses partenaires.
Dans l’histoire moderne, dans une perspective plus large, il y a beaucoup de gens bons et très intéressants.
LB : Pierre le Grand, le créateur de la Grande Russie. Ai-je besoin d’en dire plus ? Ma dernière question, Monsieur le Président. Les grands leaders préparent toujours la relève. Lee Kuan Yew a préparé sa succession. Veuillez donc nous faire part du processus par lequel votre successeur sera choisi.
VP : Je peux vous dire sans exagération que j’y pense sans arrêt depuis 2000. La situation change et certaines exigences envers les gens changent aussi. En fin de compte, et je le dirai sans théâtralité ni exagération, la décision finale doit être prise par le peuple russe. Peu importe ce que fait le dirigeant actuel et comment il le fait, peu importe qui ou comment il représente le peuple, c’est l’électeur qui a le dernier mot, le citoyen de la Fédération de Russie.
LB : Le choix sera donc approuvé par le peuple russe lors d’un vote ? Ou par la Douma ?
VP : Pourquoi par la Douma ? Au moyen d’un scrutin direct anonyme, d’un vote direct universel. Bien sûr, c’est différent de ce que vous avez en Grande-Bretagne. Nous sommes un pays démocratique ici. (Rires).
En ce moment dans votre pays, un dirigeant s’en va, et le deuxième dirigeant, qui à toutes fins pratiques sera la figure suprême de l’État, n’a pas été élu par un vote direct du peuple, mais par le parti au pouvoir.
C’est différent en Russie, car nous sommes un pays démocratique. Si nos hauts fonctionnaires partent pour une raison quelconque, parce qu’ils veulent se retirer de la politique comme Boris Eltsine, ou parce que leur mandat prend fin, nous tenons une élection au scrutin universel direct et anonyme.
Il en sera de même dans ce cas. Bien sûr, le dirigeant actuel soutient toujours quelqu’un, et cet appui peut être substantiel si la personne soutenue a le respect et la confiance du peuple, mais au bout du compte, le choix sera toujours du ressort du peuple russe.
LB : Je ne peux m’empêcher de vous rappeler que vous avez pris la présidence avant les élections.
VP : Oui, c’est vrai. Et alors ? J’étais président par intérim, mais pour être élu et devenir chef de l’État, je devais participer à une élection, ce que j’ai fait.
Je remercie le peuple russe pour la confiance qu’il m’a témoignée à l’époque, et, plus tard, lors des élections suivantes. C’est un grand honneur d’être le dirigeant de la Russie.
LB : Monsieur le Président, merci d’avoir passé du temps avec le Financial Times à Moscou, au Kremlin.
VP : Merci de l’intérêt que vous portez aux événements en Russie et à ce que la Russie pense des affaires internationales actuelles. Et merci pour notre intéressante conversation d’aujourd’hui. Je crois que c’était vraiment intéressant. Je vous remercie bien.
Financial Times
Note du Saker Francophone Il est bon de rappeler que, quasiment tous les ans, Poutine se prête à une interview avec un journal grand public occidental, sans craindre les questions et en y répondant franchement, sans la langue de bois caractéristique de nos politiciens. Imaginez maintenant un dirigeant occidental faire la même chose avec Russia Today… Impensable n’est-ce pas ? Ceci est très révélateur de l’état de nos démocraties occidentales.
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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