Match USA-Russie en Ukraine : le retour à la raison ?


Un magazine de politique étrangère US très influent avertit que des négociations sont préférables à une défaite humiliante en Ukraine


 

Alexander Mercouris

Alexander Mercouris

Par Alexander Mercouris – Le 31 août 2015 – Source Russia Insider

Un article dans The National Interest  met en garde contre l’escalade et dit que les États-Unis se mettent en position d’essuyer une défaite humiliante en Ukraine. Washington recherche à tout prix une solution négociée avec Moscou – qui détient toutes les cartes dans le conflit – pour éviter l’humiliation. TNI est un magazine connecté au Center for the National Interest  représentant les réalistes dans la politique étrangère aux États-Unis.

John Kerry, ce qu’on trouve de plus proche d’un réaliste aux USA

Comme nous l’avons décrit pour la première fois en janvier, un débat est en cours au sein de l’establishment de la politique étrangère à Washington sur ce qu’il faut faire avec la crise ukrainienne.

D’un côté on trouve les réalistes, qui semblent être menés au sein de l’administration par le secrétaire d’État John Kerry.

Hérissés contre eux sont les purs et durs, comprenant la Sécurité nationale, Susan Rice, conseillère d’Obama, l’ambassadeur américain à l’ONU Samantha Power et la Secrétaire d’État adjointe, Victoria Nuland.

Obama, pour ne pas changer, refuse de s’engager clairement d’un côté ou de l’autre. Au lieu de cela, il bascule dans un sens ou l’autre, selon le côté qui apparaît le plus fort.

Depuis l’automne dernier, l’aide de la Russie pour l’accord avec l’Iran est apparue clairement, et comme il est devenu clair aussi que la Russie ne voulait pas laisser les Ukrainiens envahir le Donbass, l’équilibre des avantages a basculé vers les réalistes.

Cependant, comme nous en avons parlé peu après la réunion Kerry-Poutine à Sotchi, en mai dernier, il est essentiel de comprendre la nature de la discussion.

Ce que nous appelons les réalistes à Washington ne sont pas des amis de la Russie. Au contraire, ils la voient comme un adversaire – tout comme les extrémistes le font.

Les personnes que nous appelons les réalistes ne cherchent ni l’amitié, ni un rapprochement avec la Russie. Ils voient tout simplement qu’il n’y a pas de sens à affronter la Russie en Ukraine, où elle est la plus forte, tandis que dans le même temps ils sont prêts à travailler avec la Russie sur des questions telles que l’accord avec l’Iran où il y a un intérêt mutuel à le faire.

Les vrais réalistes, des gens comme Henry Kissinger et l’historien Stephen Cohen – chacun à partir de ses perspectives très différentes –, qui comprennent que les intérêts nationaux des États-Unis sont mieux servis par de bonnes relations avec la Russie, et que ceux-ci exigent une reconnaissance honnête des intérêts légitimes de celle-ci, n’ont pas d’influence dans la présente administration, ni même dans aucune susceptibles de lui succéder.

Un article vient de paraître dans The National Interest, un magazine d’affaires internationales publié par The Center for the National Interest, un think tank américain connu pour être proche des réalistes dans la mise en place de la politique étrangère des États-Unis, qui fournit un cadre clair de leur point de vue, et qui est évidemment destiné à être rendu public dans le cadre du débat politique en cours.

Ce qui distingue cet article est sa franche reconnaissance du point que nous avons avancé à plusieurs reprises : en Ukraine, c’est la Russie qui détient touts les atouts.

Cet aveu ne pouvait pas être plus clair. Essentiellement, ce que dit l’article est que l’Ukraine importe beaucoup à la Russie, mais n’a pas d’importance comparable pour les États-Unis – et encore moins pour les alliés européens des Etats-Unis.

Le résultat est que le soutien des États-Unis et de l’UE pour l’Ukraine est essentiellement rhétorique. Bien qu’ils parlent beaucoup de la sauvegarde de l’Ukraine et de stopper Poutine, ce qu’ils font dans la pratique est moins que rien.

Le résultat est que l’Ukraine obtient en fait un soutien économique et militaire microscopique de l’Ouest, tandis que la rhétorique exagérée de l’Occident l’encourage simplement à engager la Russie dans un conflit qu’elle ne peut pas gagner.

L’auteur de l’article a déjà mis en garde contre l’armement de l’Ukraine. Dans cet article, il fait valoir que si les livraisons d’armes à l’Ukraine doivent faire partie d’un engagement plus profond impliquant une sorte de grande politique pour faire face à la Russie, alors le fait doit être clair pour les publics américains et européens, et exprimé en conséquence :

«… Si les partisans de cette cause voient les petites livraisons d’armes comme la première étape dans un effort beaucoup plus large, ils doivent être honnêtes avec le peuple américain au sujet des objectifs proposés et des coûts et des avantages qu’ils prévoient.

Si le but des États-Unis est de faire du face à face avec la Russie un principe organisateur de leur politique étrangère, il faudra un engagement national étendu qui ne sera pas viable sans un large soutien public (et difficile à poursuivre sans le soutien du public européen pratiquement inexistant).»

Il est bien évident au vu du reste de l’article que l’auteur ne croit pas à l’appui du public, ni aux États-Unis ni en Europe pour une politique de confrontation prolongée avec la Russie–- en Ukraine ou ailleurs. Des sondages récents dans les pays de l’Otan donnent du crédit à ce point de vue.

Puisque les États-Unis ne peuvent pas vaincre la Russie en Ukraine, l’auteur tire deux conclusions évidentes : premièrement, qu’il est contraire aux intérêts des États-Unis d’encourager l’Ukraine à se laisser entraîner dans un conflit avec la Russie, qu’elle est sûre de perdre ; et, deuxièmement, qu’il est préférable pour les États-Unis de reconnaître ces réalités et de rechercher une solution négociée au conflit ukrainien, plutôt que de courir à une défaite certaine.

L’auteur ne pouvait pas être plus clair. Sur le premier point, il dit :

«Si les Etats-Unis ne sont pas prêts à prendre l’engagement de défendre l’Ukraine suffisamment pour assurer le succès, comment pouvons-nous encourager les Ukrainiens à se battre et mourir dans un conflit avec un voisin très puissant et sans critère clair?

Permettre  au gouvernement à Kiev et aux Ukrainiens qui résistent à Moscou de penser que l’Amérique est derrière eux quand ce n’est pas le cas – ou quand nous essayons de nous convaincre nous-mêmes que c’est le cas – est fonctionnellement équivalent à encourager le soulèvement de 1956 en Hongrie, ou les soulèvements chiites en 1991-1992 contre Saddam Hussein, et puis regarder les conséquences dévastatrices pour les personnes courageuses qui nous croyaient.»

Sur le second point, il le dit encore plus simplement :

«Une politique en demi-teinte (ou, en l’occurrence, une politique avec 5 % de sincérité) pour affronter Moscou produira probablement des résultats manifestement pires qu’un règlement. Mieux vaut négocier pour obtenir le plus d’avantages possibles que de mettre en place nous-mêmes le risque d’une défaite majeure de l’Otan»

C’est la première fois que je vois le mot défaite – un mot majeur et très grave, normalement évité à Washington lors de l’examen des résultats de la politique étrangère des États-Unis – utilisé pour décrire l’issue probable de la politique ukrainienne actuelle des États-Unis dans une publication américaine connue pour exprimer les opinions de toute une partie de l’establishment. L’auteur a sans doute choisi ce mot avec soin, afin de donner le maximum d’accent au point de vue qu’il exprime.

Le fait que, malgré la rhétorique, ce sont les réalistes qui ont l’ascendant à Washington depuis un certain temps est confirmé par le modèle des négociations qui ont eu lieu depuis les combats de l’hiver dernier. Le résultat de ce combat était Minsk II – un accord dont on sait qu’il a rendu malheureux les durs à Kiev et à Washington.

Kiev a depuis tenté de saboter Minsk II. Au cours des dernières semaines, il a intensifié les préparatifs d’une offensive. Cependant, comme nous en avons discuté récemment, les déclarations de soutien des gouvernements occidentaux ont, cette fois, brillé par leur absence. Au lieu de cela, les mots en provenance des capitales occidentales mettaient le doigt sur l’importance de respecter Minsk II.

Le résultat est que – pour l’instant – l’offensive semble avoir été annulée, et là où, il y a une semaine, Porochenko parlait de  «guerre sans fin», il a maintenant recommencé à évoquer l’importance de la mise en œuvre de Minsk II.

Dire tout cela ne fait que constater les problèmes.

Bien que l’auteur de l’article se pense évidemment lui-même comme un réaliste, et même si son raisonnement selon ses propres termes semble impeccable, l’article trahit néanmoins un manque total de compréhension des réalités ukrainiennes.

L’auteur semble inconscient du fait que le genre de compromis négocié dont il parle est totalement inacceptable pour le mouvement Maidan, dont de nombreux membres préféreraient sans aucun doute aller défendre une défaite glorieuse que de l’accepter.

Comme indiqué précédemment, la seule façon d’atteindre le genre de compromis négocié évoqué par l’auteur serait de remplacer le présent gouvernement ukrainien par un autre.

Comme nous l’avons dit aussi, il semble que les Russes se sont probablement ralliés à ce point de vue. Cependant, à l’Ouest, il est loin d’être clair que même les réalistes auto-proclamés, comme l’auteur, s’y soient ralliés aussi.

Il y aura aussi inévitablement une résistance intense de la ligne dure, à Washington et ailleurs. Ils refusent bien sûr catégoriquement d’accepter la logique des points soulevés dans l’article – aussi impeccable qu’elle paraisse – et continueront à faire pression pour plus de confrontation.

Le grand problème est que ces conflits à Washington entre extrémistes et réalistes ne sont finalement jamais résolus. Sous une forme ou une autre, ils existent depuis les années 1960 (pensez aux batailles entre faucons et colombes pendant la guerre du Vietnam).

Parfois, un groupe prend de l’ascendant et parfois l’autre, selon l’humeur politique intérieure aux États-Unis. Cependant aucun des deux groupes n’a jamais été en mesure de gagner le débat et imposer ses vues pour très longtemps. Le résultat est que la politique américaine est soumise à de brusques retournements, qui la rendent imprévisible et erratique.

Même si les réalistes ont actuellement le vent en poupe, il n’y a aucune garantie qu’ils l’auront toujours. Il est facile de voir comment, avec une élection présidentielle qui se profile, la politique et la rhétorique pourraient durcir encore, aucun des prétendants à la présidence ne voulant paraître mou.

Il n’y a également aucune garantie – même si Obama dans les derniers mois de sa présidence se consacrait pleinement aux réalistes (comme il vient de le faire sur l’Iran) – que ce sera avalisé par la nouvelle administration qui prendra le relais une fois qu’il sera parti. Au contraire, il est facile de voir comment une administration républicaine, ou une administration démocrate dirigée par Hillary Clinton, pourrait durcir encore la politique.

L’article propose néanmoins un guide de ce qui pourrait arriver dans les mois restants de la présidence d’Obama, même si pour des raisons politiques nationales américaines, la mise en œuvre sera probablement laissée à Merkel. Nous avons déjà évoqué le genre de plan pour un règlement que les Russes ont à l’esprit, et nous pourrions désormais voir l’intensification des efforts diplomatiques pour y parvenir.

Compte tenu de l’intransigeance de Kiev, un tel règlement semble encore très peu probable.

L’article est néanmoins intéressant en raison de son acceptation franche de la réalité impérieuses du conflit ukrainien – que ce sont les Russes qui détiennent les atouts, et que les États-Unis seront vaincus si les choses continuent comme elles sont.

Il est à la fois intéressant et important qu’il y ait des gens influents à Washington qui peuvent voir et dire que les propositions d’une nouvelle escalade vont rencontrer une forte résistance.

Avec cet éclairage, l’article confirme ce que nous avons prédit depuis la signature de Minsk II, en février, que la pire période de la partie internationale de cette crise semble terminée.

Alexander Mercouris

Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker francophone

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