De la bataille contre le système épisode IV
L’infestation

«...En d’autres termes, l’expérience israélienne confirme qu’avec les moyens modernes de répression, une minorité de nantis peut survivre et même prospérer au milieu d’un océan de pauvreté et d’hostilité. De quoi rassurer la capitainerie du Système-Titanic donc, banksters et prédateurs en tête.»

«...L’infestation des sociétés par la violence intrinsèque du Système représente ainsi la marque du développement de notre contre-civilisation, mais aussi celle de sa ruine.»

«...En ce sens, jamais le Système n’aura incarné si profondément, si passionnément, si dangereusement, le mal absolu.»

Le 12 novembre 2013 – Source entrefilets

Jérôme Bosch

Jérôme Bosch

Dans le chef d’œuvre d’anticipation qu’est le film de Terry Gilliam, Brazil, les barbouzes qui viennent arrêter par erreur Archibald Buttle font irruption chez lui à travers un trou percé dans son plafond. L’effet est glaçant. C’est l’idée de la violence étatique qui peut surgir de partout ; que même la matière ne peut contenir, qui se dissémine à travers vos murs pour envahir votre intimité. La sécurité du foyer n’est plus qu’une illusion. Il n’y a plus de refuge. Tout est perméable à la force intrusive de l’État.

Simple fiction? Plus maintenant. Les stratèges du Système (1) appellent cela l’infestation, et elle constitue aujourd’hui le fin du fin de la pensée militaire contemporaine. Cette tactique a aussi son clone virtuel avec l’infestation de l’Internet citoyen par les agences de renseignements. Au moment où l’Hyper-Titanic néolibéral amorce son naufrage, le Système adapte donc fort opportunément sa doctrine et ses moyens sécuritaires à la contre-insurrection, c’est-à-dire à la guerre contre les citoyens.

Avertissement Ce texte constitue le quatrième épisode de notre série d’essais «De la bataille contre le Système». Il complète le précédent opus (dont nous recommandons la lecture préalable) dans lequel nous évoquions, entre autres, la probable criminalisation puis répression de la contestation du Système une fois celui-ci entré dans la phase critique de son effondrement.

Changement de paradigme

Avec la fin de la Guerre Froide et la globalisation, la menace de conflits entre États s’est amenuisée au profit du risque de guerres asymétriques, c’est-à-dire contre des acteurs non-étatiques. On parle de guerre de quatrième génération (G4G), ou de guerre du faible au fort, car elle oppose un État à des combattants irréguliers, disposant d’un armement plutôt limité, dans un conflit de basse intensité qui se déroule essentiellement en milieu urbain.

La recherche de profondeur informationnelle (surveillance, écoutes, espionnage) et le développement d’armements et de stratégies de contre-guérilla et de contre-insurrection représentent donc désormais les axes principaux des nouvelles doctrines sécuritaires du Système.

Nous nous situons de plus en plus dans le champ d’opérations de police plutôt que militaires (les Suisses assument officiellement ce changement de paradigme), et la force d’écrasement massif à disposition des États ne représente qu’un dernier recours pour des circonstances de moins en moins probables.

Le Système adapte ainsi sa doctrine et ses moyens sécuritaires à la menace insurrectionnelle car, comme nous le relevions dans notre précédent épisode, tout système complexe a pour premier objectif de persévérer dans son être. Et la capitainerie de notre Hyper-Titanic est parfaitement consciente que seules la violence et la répression lui permettront de faire perdurer ses privilèges au moment où le vaisseau commencera véritablement à couler.

La Palestine, principal laboratoire d’expériences du Système

Chaque guerre conduite par le Système, que ce soit en Irak, en Afghanistan, en Libye ou en Syrie, représente bien évidemment autant de laboratoires d’expériences militaires. Mais pour ce qui est de la contre-guérilla ou de la contre-insurrection, son principal laboratoire d’expériences à ciel ouvert est la Palestine.

Depuis 60 ans, la puissance occupante israélienne y conduit en effet une guerre de basse intensité qui lui permet de tester et de développer un armement et un savoir-faire que les armées du Système s’arrachent sans état d’âme. Ceci expliquant peut-être, au moins partiellement, l’impunité totale dont jouit l’entité sioniste dans son interminable agression du peuple palestinien.

Il faut dire que l’expérience israélienne est des plus précieuses pour le Système. Elle prouve qu’avec un savant dosage de très haute technicité et de barbarie, il est parfaitement possible d’asservir et de contrôler, dans la plus grande pauvreté, une population gigantesque alors même qu’elle compte de nombreux groupes d’insurgés armés et entraînés.

En d’autres termes, l’expérience israélienne confirme qu’avec les moyens modernes de répression, une minorité de nantis peut survivre et même prospérer au milieu d’un océan de pauvreté et d’hostilité. De quoi rassurer la capitainerie du Système donc, banksters et prédateurs en tête.

La tondeuse à gazon israélienne

Pour ce qui est de la théorisation des nouvelles doctrines contre-insurrectionnelles, l’entité sioniste est donc à la pointe du progrès.

Le premier défi pour un système cherchant à perdurer dans un environnement hostile est de toujours garder l’initiative pour contrôler l’intensité du conflit et le maintenir à un niveau acceptable pour lui.

La stratégie développée par Israël à cet égard est celle dite de la tondeuse à gazon.
Il s’agit ici d’épuiser matériellement, physiquement et moralement les insurgés en lançant périodiquement des campagnes d’assassinats ou de bombardements pour tondre littéralement la résistance de son matériel et de ses cadres ou combattants les plus éclairés ou aguerris.

De la sorte, les dotations et les capacités de nuisance des insurgés restent toujours sous le seuil désiré.

Dans l’intervalle des campagnes militaires, la stratégie appliquée est celle de n’importe quelle puissance occupante depuis l’aube des temps : arrestations et détentions arbitraires, torture, intimidation, meurtres épisodiques et harcèlement. Ce climat de terreur permet de garder le contrôle du territoire en gérant au quotidien le niveau d’asservissement voulu.

Toute initiative des insurgés sert ensuite de prétexte au déclenchement d’une opération préalablement prévue (la fameuse tondeuse à gazon, donc), ou alors est sanctionnée par une intensification immédiate du degré des atrocités pour faire porter à la résistance la responsabilité des souffrances accrues de la population et accentuer ainsi la division interne.

L’infestation de la matière

Pour ce qui est des opérations de contre-insurrection en milieu urbain proprement dites, les élites militaires israéliennes s’inspirent aujourd’hui de philosophes tels que Deleuze ou Guattari pour élaborer des stratégies mortifères de plus en plus complexes.

La ville y est totalement repensée, déstructurée, re-conceptualisée et le comportement des soldats calqué sur celui de virus franchissant toutes les barrières physiques d’une cité devenue organique, poreuse, où l’inversion du réel est total : l’intérieur devient extérieur, le haut devient le bas ; les ruelles, les fenêtres ou les portes ne sont plus franchissables, alors que le sol, les murs et les plafonds sont devenus perméables. Tout est mouvant, presque liquide, déstructuré.

Le soldat avance dans la ville insurgée comme un vers dans une pomme. Il creuse pour surgir d’en haut, d’en bas, de gauche ou de droite, pour tuer ou kidnapper puis disparaître. C’est l’infestation (2).

Si vous n’êtes pas une cible, vous êtes un moyen, un passage, vous n’existez plus ni en tant qu’individu ni en tant que collectivité ; vous êtes comme les briques du mur que je peux pénétrer, traverser. La chair de l’homme et celle de la ville se confondent. Tout est matière malléable, soumise à la violence du Système.

La portée symbolique, et même philosophique, de cette nouvelle forme de guerre est terrible. Il n’y a plus d’abri, plus de distance de fuite. Ni votre toit ni vos murs ne vous protègent plus de la violence d’État, de la violence du Système, qui peut y pénétrer librement, contaminer votre espace, se l’approprier.

Ces méthodes et produits sécuritaires expérimentés par l’entité sioniste en Palestine sont aujourd’hui le nec plus ultra de la barbarie répressive des armées du Système. Les téléjournaux du monde entier font la promotion quasi permanente de leur extraordinaire efficacité et ils se vendent donc à prix d’or. On les utilise déjà à large échelle pour la contre-insurrection en Colombie, en Irak ou en Afghanistan bien sûr, mais ils servent aussi à l’édification des villes-bunkers du futur destinées aux riches, comme on en trouve déjà en Afrique du Sud, en Amérique latine ou aux États-Unis (3).

Demain, ce sont ces méthodes qui seront utilisées pour réprimer la révolte généralisée des naufragés de notre Hyper-Titanic.

L’infestation de l’Internet

Il existe un parallèle évident entre cette infestation basée sur la perméabilité de la matière, et l’infestation de l’Internet citoyen par les technologies des Services de renseignements (cf. PRISM et ses avatars).

Là aussi, les vers informatiques de la NSA ou de ses clones, ses écoutes, sa surveillance, son espionnage pénètrent totalement le web, s’appropriant chaque octet de la sphère privée virtuelle des citoyens. Là encore, il n’y a plus de distance de fuite, plus de sanctuaire ni de refuge. Tout est poreux, transparent, perméable aux intrusions et aux agressions du Système.

Désormais, il faut encore ajouter à cet arsenal la banalisation des drones pour le contrôle des cités, et bien entendu pour l’assassinat extra-judiciaire dont est si friand le glorieux Obama. Dans ce dernier cas, une nouvelle doctrine tout aussi nihiliste que celle de l’infestation est en train d’émerger : la frappe sur signature.

Il suffit d’injecter des paramètres comportementaux dans les logiciels statistico-probabilistes des drones, et ces derniers peuvent alors sanctionner les comportements suspects par une frappe automatique, le cas échéant, l’échelon humain du système n’étant informé de l’assassinat qu’a posteriori. Bien sûr, les paramètres comportementaux en question sont d’autant plus larges et souples que la situation d’engagement est tendue.

Dans le cas d’une guerre contre-insurrectionnelle, cette menace automatisée venue du ciel complète alors idéalement les capacités de projection de la force létale du Système depuis toutes les dimensions possibles : par ses soldats-virus surgis du sol, des murs ou du plafond ; par ses snipers autonomes opérant du ciel.

D’ores et déjà, différents arsenaux législatifs sont en train d’être construits pour soutenir l’activation de ces méthodes en criminalisant l’activisme et la dissidence. Aux États-Unis, l’assassinat extra-judiciaire de citoyen US soupçonnés de terrorisme (par qui, sur quelles bases?) n’est même plus un tabou.

L’infestation des sociétés

A vrai dire, cet arsenal répressif patiemment élaboré par le Système pour perdurer dans son être, en prévision de l’éventuel naufrage à venir, n’est qu’une excroissance militarisée de sa violence intrinsèque.

Extraction de la pierre de folie
Jérôme Bosch – 1485

Dans les précédents épisodes de notre bataille contre le Système, nous nous sommes attachés à dénoncer cette essence totalitaire du Système néolibéral qui a abouti à l’édification d’une véritable contre-civilisation «imposant aux sociétés qui lui sont soumises la décadence des mœurs, le dessèchement de la pensée et de l’âme, le meurtre de l’environnement. Dans cette [contre-]civilisation, les licenciements de masse font donc s’envoler les actions des entreprises ; les catastrophes naturelles sont considérées comme des aubaines pour relancer l’économie ; le principe de précaution est sacrifié aux exigences du profit immédiat ; la privatisation et la manipulation du vivant n’est qu’une perspective de plus d’enrichissement ; le mensonge et la propagande imprègnent les discours ; la rhétorique a remplacé la dialectique et, enfin, des générations entières ont finalement régressé au genre pour prendre possession de la Cité et y semer la terreur en pratiquant, hilares, une ultra-violence devenue ludique. Une barbarie qui n’est somme toute que le reflet à peine déformé des lois d’une économie de marché où le patron d’une multinationale, qui ne jalouse de la puissance d’un État que son monopole de la force, ne se sent jamais aussi vivant, aussi puissant que lorsqu’il démembre et absorbe un concurrent, c’est-à-dire lorsqu’il qu’il le détruit et le tue. La batte de base-ball comme métaphore de l’OPA agressive en somme.» (4)

L’infestation des sociétés par la violence intrinsèque du Système représente ainsi la marque du développement de notre contre-civilisation, mais aussi celle de sa ruine.

Tentative de reformatage du monde

Aujourd’hui, le Système arrive en effet au bout de ses contradictions et sa dynamique de destruction s’est logiquement muée en dynamique d’autodestruction. Miné par les impasses économique ou écologique qui le rongent, il anticipe dès lors sa chute et cherche désormais à développer des stratégies sécuritaires adaptées à la menace insurrectionnelle à venir.
Ce faisant, il développe des doctrines, des stratégies et des moyens visant à rendre le monde absolument perméable à sa violence.

Plus rien ne doit être hors de sa portée, plus rien ne doit échapper à son intrusion.

De manière métaphorique (mais peut-être pas seulement), on pourrait même voir dans la banalisation des manipulations génétiques l’aboutissement ultime de son désir d’étendre son emprise, d’infester jusqu’aux replis les plus sacrés du monde et de la vie.

Avec cette nouvelle stratégie d’infestation, tout se passe finalement comme si le Système, rendu invincible par son hyperpuissance technologique (5), tentait désormais de reformater le monde pour le plier à la flexibilité de ses propres lois numériques et, ainsi, se l’approprier, le manipuler, le contraindre jusqu’au plus intime de la vie.

Jérôme Bosch. Détail du Jardin des Délices 1503

Et cela dans le seul but de pouvoir y projeter sa violence et la mort.

En ce sens, jamais Système n’aura incarné si profondément, si passionnément, si dangereusement, le mal absolu.

Notes

(1) Le «Système» tel que nous l’entendons désigne un Tout formé par l’ensemble des structures politico-économico-médiatiques soumises au nihilisme néolibéral et qui constituent la mécanique de notre contre-civilisation. Ce Système s’appuie sur une puissante narrative destinée à le présenter pour vertueux, alors qu’il projette une violence inégalée dans l’Histoire contre les sociétés humaines et l’environnement. Il s’appuie essentiellement sur la magie anesthésiante de sa toute-puissance médiatique, combinée au mirage de ses prouesses technologiques. Pour plus de détails, nous renvoyons à la définition élaborée par Philippe Grasset que nous adoptons sans réserve.
(2) Cette tactique a notamment été appliquée à large échelle à Naplouse en 2002 pour la première fois. Une Palestinienne interviewée par le «Palestinian Monitor» raconte: «Imaginez çà : vous êtes assise dans votre séjour que vous connaissez bien ; c'est la pièce où la famille se rassemble pour regarder la télévision après le repas du soir, et soudain le mur disparaît dans un fracas assourdissant, la pièce se remplit de poussière et de gravats, et du mur sortent des soldats les uns après les autres, hurlant des ordres. Vous ne savez pas s'ils en ont après vous, s'ils viennent vous prendre votre maison ou si votre maison est seulement sur leur route. Les enfants crient, en proie à la panique. Est-il possible de commencer même à imaginer l'horreur ressentie par un enfant de 5 ans, quand 4, 6, 8 ou 12 soldats, la figure peinte en noir, tous avec des mitraillettes pointées dans tous les sens, avec des antennes sortant de leur sacs à dos et qui les font ressembler à des insectes géants d'une autre planète, font exploser un passage dans ce mur ?»
(3) Comme l’explique Yotam Feldman, auteur du documentaire «The lab» sur le complexe militaro-industriel israélien, «Israël offre aujourd’hui un modèle politique complet de guerre asymétrique. (…) Il exporte des missiles Rafael utilisés pour les assassinats [ciblés] à Gaza, des drones IAI, des méthodes de combat et des murs de séparation Magal. Mais il exporte aussi des experts juridiques, des experts en administration des populations sur le modèle de l’administration civile israélienne en Cisjordanie.» Tant de technique et de savoir-faire rapporte d’ailleurs gros, très gros. Durant la dernière décennie, les exportations militaires israéliennes ont ainsi triplé, passant de deux milliards de dollars par an, au début des années 2000, à sept milliards en 2012. Bon an mal an, l’entité sioniste se situe aujourd’hui entre le quatrième et le sixième exportateur d’armement au monde. Pour cette minuscule puissance nucléaire de 6 millions d’habitants construite sur une base religieuse, l’exploit a quelque-chose d’effrayant. D’autant que la guerre en Palestine est désormais devenue une nécessité économique qui «fait partie du système de gouvernance israélien».
Vous avez dit «Processus de paix» ?
(4) Au sujet de la violence qui gangrène les villes, nous dirions même notre conviction qu’elle est savamment entretenue par le Système, grâce à des artifices législatifs eux aussi poreux, comme moyen de pression supplémentaire sur les populations.
C’est la vieille technique du pompier-pyromane où le Système se présente comme le dernier rempart contre une barbarie dont il maintient pourtant savamment le niveau dans une sorte de «stratégie de tension» revisitée. Ce n’est pas un hasard si, chaque fois qu’un despote est menacé par une insurrection, l’une de ses premières mesures est d’ouvrir grand les prisons pour laisser déferler la pègre dans les cités. C’est ce qu’a fait Ben Ali en Tunisie, puis Moubarak en Egypte aux premières heures des révolutions qui ont touché ces pays, espérant bien évidemment que cette soudaine poussée de la criminalité urbaine allait inciter les populations à réclamer leur protection et discréditer les insurgés.
De leur côté, les médias-Système sont devenus les vecteurs de la violence intrinsèque du Système au travers d’une contre-culture de masse d’une vulgarité abyssale favorisant l’individualisme, l’égoïsme et la violence à tous les niveaux des rapports sociaux.
(5) Depuis l’aube des temps, toute civilisation décadente allait cahin-caha vers l’effondrement au profit d’une civilisation-relais (selon Toybnee, il y a eu à ce jour une vingtaine de civilisations s’enchaînant selon ce principe) qui permettait à l’Histoire et aux sociétés humaines d’avancer. Sauf que pour la première fois de l’Histoire, une civilisation, un Système, a acquis une telle puissance qu’il en est devenu littéralement invincible, de sorte que seul son effondrement sur lui-même peut entraîner sa disparition.

A suivre De la bataille contre le système épisode V – Vers l’internationale totalitaire des US en chantant

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