L’Inde est-elle en train de se tourner vers la Chine ?


Par Vladimir Terehov − Le 10 mai 2915 − New Eastern Outlook

New Eastern Outlook [ainsi que le Saker Francophone, NdT] essaye de ne pas perdre de vue les événements importants qui jalonnent les relations entre la Chine et l’Inde. Avec les États-Unis, le Japon et la Russie, les deux géants asiatiques ont une influence décisive sur l’évolution de la situation dans la région Indo-Pacifique, dont dépend en grande partie le climat politique mondial.

Pourtant, au cours des dernières années, les relations entre la Chine et l’Inde n’ont pas semblé au mieux, montrant plutôt une tendance constante à la détérioration. Et bien que ce processus négatif dépende en grande partie de l’actualisation périodique de problèmes dit « historiques » (par exemple, les revendications mutuelles sur certains territoires frontaliers), le facteur principal en a toujours été l’ascension de la Chine au statut de deuxième puissance mondiale. C’est cela qui pousse l’Inde à adopter une attitude de plus en plus prudente envers la Chine.

L’incompatibilité des potentiels des deux pays (le PIB de l’Inde est cinq fois moins élevé que celui de la Chine) semble être le facteur naturel qui pousse New Delhi « sous la protection » de Washington. En général, et il en est ainsi depuis le début du nouveau millénaire et cela n’a rien à voir avec les fameuses « manigances américaines », Washington a simplement ouvert les bras, dans lesquelles l’une de ces deux grandes puissances d’Asie était censée tomber naturellement et rapidement.

En prévision de ces développements, il y a deux ans, le projet de création d’un « Quatuor » politico-militaire, composé des États-Unis, du Japon, de l’Inde et de l’Australie, a été extrait d’une malle poussiéreuse, une sorte d’« OTAN asiatique » dont l’orientation anti-chinoise semble évidente. L’entrée dans une telle configuration signifierait le franchissement d’une « ligne rouge » pour l’Inde dans son positionnement sur la scène internationale globale, ainsi que dans ses relations avec la Chine et les États-Unis, en particulier.

Dans ce cas, l’Inde serait finalement libérée de toute trace du neutralisme résultant de la période du « Mouvement des pays non alignés » (qui est presque oublié aujourd’hui) et passerait irréversiblement de l’autre côté de la barricade mondiale, en opposition à la République Populaire Chinoise (RPC). Le pays tomberait inévitablement dans « l’étreinte amicale » du principal adversaire de la Chine que sont les États-Unis.

Il s’agit d’un scénario de type « roulette russe », associé à des risques extrêmement graves. La réalité de sa mise en œuvre explique le scepticisme passé de l’auteur à l’égard des perspectives de relations Chine-Inde et de formation d’un triangle « Russie-Inde-Chine ».

Cependant, au tournant des années 2017-2018, le gouvernement indien (apparemment sous l’influence d’un conflit de près de trois mois sur le Plateau du Doclam) a décidé de rompre ce scénario imposé et d’établir un dialogue avec la RPC.

Pour cette raison, un ancien ambassadeur indien à Pékin a été nommé à un poste élevé au ministère des Affaires étrangères, et les événements organisés par le « gouvernement tibétain en exil » à l’occasion du 60e anniversaire du séjour du Dalaï Lama en Inde ont été ignorés. Ces deux actes ont été accueillis avec satisfaction à Pékin, qui appelle depuis longtemps au développement d’une coopération mutuellement bénéfique, notamment sur la base du projet de Nouvelle route de la soie.

Selon les experts, l’évaluation de l’état actuel des relations Chine-Inde et de leur développement futur sera possible après les réunions des dirigeants des deux pays en marge du sommet de l’OCS, qui se tiendra dans la ville chinoise de Qingdao en juin 2018.

Cependant, Xi Jinping et Narendra Modi ont décidé de ne pas attendre une « opportunité appropriée » et les 27 et 28 avril, une réunion « informelle » s’est tenue à Wuhan − l’un des centres culturels, historiques et industriels importants de la Chine moderne.

Comme cela se produit habituellement en de telles occasions (en particulier lors des réunions de dirigeants asiatiques), beaucoup de mots chaleureux ont été prononcés, parmi lesquels la phrase de M. Modi rappelant que  « pendant 1600 des 2000 dernières années, l’Inde et la Chine ont été les moteurs de la croissance économique mondiale » mérite une attention particulière.

En plus de compliments verbaux quasi obligatoires, il y eut des messages méritant une attention accrue dans l’espace politique moderne. Nous parlons principalement des mentions concernant un « protectionnisme commercial et un nationalisme repliés sur soi » vus négativement. Ces déclarations ont été utilisées par les deux dirigeants en relation avec le mot « Occident ».

Il est important de préciser ici que la plupart des pays dit « occidentaux » avaient, jusqu’à maintenant, une mauvaise opinion envers le « protectionnisme-nationalisme », se référant en particulier à leur propre chef de file, les États-Unis.

En gardant cela à l’esprit, nous allons nous poser une question importante : M. Mody a-t-il l’intention de tourner radicalement son pays vers le principal « globalisateur » et ennemi du « protectionnisme », c’est-à-dire la Chine ? Et la question qui en résulte est la suivante : est-il possible d’espérer une réponse positive du gouvernement indien aux appels répétés de Pékin à rejoindre le projet de Nouvelle route de la soie ?

La réponse de l’auteur à ces deux questions est : « Si oui, alors pas immédiatement. Des manœuvres trop rapides ne sont pas dans la tradition d’un navire géopolitique aussi lourd que l’Inde. » Et la confirmation de ce point de vue est le fait que le ministre des Affaires étrangères, Sushma Swaraj, n’a pas signé la clause du document final de la réunion ministérielle de l’OCS, qui prévoit la participation des membres de l’Organisation au projet de la Route de la soie. Cette réunion s’est tenue à Qingdao trois jours avant les négociations entre Xi Jinping et N. Modi.

La vigilance de l’Inde à l’égard de ce projet est compréhensible, car l’un de ses principaux éléments pratiquement réalisés (le Corridor économique Chine-Pakistan) traverse en partie le territoire de l’ancienne principauté du Cachemire contrôlée par le Pakistan. Entre-temps, en raison de différends concernant la souveraineté sur cette ancienne principauté, ces deux pays (nucléaires) se battent ou se trouvent en situation de pré-guerre.

Quant à la réunion « inattendue et informelle » entre Xi Jinping et N. Modi, son principal résultat positif est l’intention des dirigeants chinois et indiens d’augmenter considérablement la fréquence des contacts bilatéraux. Il n’y a apparemment aucun moyen de nettoyer les débris dans les relations bilatérales sans cela.

La complexité des travaux à venir est due au fait que les deux géants asiatiques sont impliqués dans différents types de relations avec les pays tiers. Plus tôt, nous avons noté que l’Inde est en position de chercher sa place et son rôle sur le nouvel échiquier mondial. À cet égard, la tournée européenne de N. Modi en Suède, au Royaume-Uni et en Allemagne, qui s’est déroulée du 16 au 20 avril, mérite d’être notée.

Lors de sa visite à Londres, le Premier ministre indien a été l’une des figures centrales du sommet des membres du « Commonwealth of Nations », regroupant 54 pays. Cette organisation relativement insignifiante du point de vue de la « Grande politique mondiale » (sa sphère d’intérêts et d’activités se limite aux questions humanitaires) a été ignorée par l’Inde pendant pratiquement toute la période de son existence indépendante.

La présence du premier ministre indien au dernier sommet du Commonwealth est due au renforcement significatif de la position de l’Inde sur la scène mondiale et à la recherche par New Delhi de ressources institutionnelles internationales qui pourraient être utilisées pour répondre à ses ambitions accrues.

Commentant la présence de N. Modi à cet événement, les experts indiens indiquent que le PIB de l’Inde a presque atteint le PIB du Royaume-Uni − le leader officieux du « Commonwealth » (2,43 et 2,56 milliards de dollars, respectivement), et le dépassera cette année. Et en outre, l’écart avec l’Inde augmentera rapidement, il apparaît alors clairement qui pourra mener des tentatives (bien qu’hypothétiques) de faire renaitre un « Empire 2.0 ».

Enfin, il semble que le moment soit venu d’aborder la question du positionnement de la Fédération de Russie sur ce nouvel  échiquier mondial. Malgré le déplacement assez évident du centre des processus mondiaux de la région euro-atlantique vers la région indo-pacifique (où se trouvent les deux tiers du territoire russe), si l’on se réfère au contenu thématique des médias nationaux russes nous pouvons en conclure qu’un ridicule eurocentrisme, datant de l’époque réformiste de la perestroika, continue d’être prédominant en Russie.

Pendant ce temps, les événements susmentionnés dans la région indo-pacifique peuvent donner un nouveau souffle à l’ancienne idée du ministre russe des Affaires étrangères Ievgueni Primakov qui voulait la création d’un triangle stratégique « Russie-Inde-Chine ». Mais avec l’inclusion d’autres acteurs régionaux importants dans cette configuration, principalement le Japon et le Pakistan.

L’idée n’est pas si folle si l’on tient compte, par exemple, des problèmes croissants minant les relations américano-japonaises. Il faudra pourtant encore y travailler.

Quant à la table de jeu autour de laquelle la Russie doit traiter avec « l’Europe occidentale », le moyen le plus rapide pour nous est d’y faire une « pause stratégique ». Nous devrions tourner le dos à cette table et y revenir seulement si les européens prennent des initiatives remarquables.

Car il ne faut pas perdre de vue que de l’autre côté de la table sont assis des escrocs primitifs et non des porteurs de « valeurs européennes − investissements − technologies ». Et leur comportement a été gravement affecté par leur relation avec l’« Ukraine », qu’ils chapeautent.

Vladimir Terekhov

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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