L’incessante expansion de la « guerre contre le terrorisme »


Dans l’ombre, la guerre menée par les commandos américains contre les « terroristes » continue de s’étendre sur tout le globe, atteignant maintenant l’Afrique où il existe pourtant peu d' »intérêts » américains décelables. Jonathan Marshall.


Par Jonathan Marshall – Le 14 novembre 2017 – Source Consortium News

Si les journalistes chargés de la sécurité nationale sont un jour remplacés par des robots écrivant des histoires à répétition, ce sera parce que la politique militaire américaine est devenue tellement prévisible et répétitive.

Considérons cet article du New York Times, daté de 2011 :

La Central Intelligence Agency construit une base aérienne secrète au Moyen-Orient pour servir de rampe de lancement aux drones armés frappant le Yémen. (…) La construction de la base est un signe indiquant que l’administration Obama prévoit une guerre prolongée au Yémen contre un affilié d’Al-Qaïda. (…) Les opérations américaines clandestines au Yémen sont actuellement dirigées par le « Joint Special Operations Command« .

À cette époque, l’histoire aurait tout aussi bien pu se dérouler en Asie du Sud, où le Pakistan était également la cible importante de frappes de la CIA, menées avec des drones militaires. Aujourd’hui, elle pourrait s’appliquer, avec seulement quelques changements de mots, à de nouvelles bases de drones installées en Afrique pour cibler des djihadistes dans cette immense région sahélienne faiblement peuplée.

Comme l’a récemment rapporté NBC, « L’administration Trump prépare des frappes meurtrières contre les terroristes au Niger car l’armée américaine planifie d’armer les drones Reaper qui survolent actuellement ce pays. »

Cette initiative a été déclenchée par le meurtre récent de quatre soldats américains qui appuyaient une mission secrète du Joint Special Operations Command. NBC a rapporté que leurs morts « contribuent à l’urgence, au sein de l’administration Trump, de prendre des mesures plus agressives contre les groupes terroristes qui opèrent en Afrique du Nord et de l’Ouest, selon les services de renseignements et les responsables militaires ».

On n’est pas certain que l’administration Trump sache même quels groupes terroristes cibler. De nombreuses bandes armées opèrent dans cette vaste région désertique, où les conflits ethniques et tribaux sont monnaie courante.

On ne sait pas vraiment non plus quels sont les intérêts nationaux étasuniens en jeu. Jetez un coup d’œil à une carte de l’Afrique et essayer d’identifier quelque chose pour laquelle la plupart des Américains seraient prêts à se battre, dans un rayon de mille kilomètres aux alentour du Niger.

Le cycle action-réaction

Quoi qu’il en soit, la réponse de l’administration Trump est le dernier mouvement prévisible en date dans ce cycle d’action-réaction que nous observons si souvent depuis le 11 septembre : Washington envoie des troupes au Moyen-Orient, en Asie du Sud ou en Afrique pour faire la guerre aux terroristes. Les terroristes tuent certains Américains, et Washington envoie encore plus de soldats, de drones et de bombardiers.

Du coup, des civils meurent, créant immanquablement d’autres terroristes. Alors, les États-Unis construisent encore plus de bases lointaines et font la guerre contre un autre pays encore, toujours sans l’autorisation explicite du Congrès.

En tant que stratégie militaire, c’est un échec lamentable. Au prix de plusieurs milliers de milliards de dollars, les interventions militaires américaines en Afghanistan, en Irak et dans d’autres pays n’ont réussi qu’à accroître le nombre de terroristes et d’insurgés et à élargir leur présence géographique.

Au Yémen, par exemple, les frappes de drones et les opérations spéciales du Joint Special Operations Command, fin 2009 et début 2010, ont tué des dizaines de civils, alimentant le recrutement de locaux dans les rangs d’al-Qaïda.

Après l’une de ces attaques, avec des armes à sous-munitions, qui a tué 35 femmes et enfants en 2009, Gregory Johnsen, de l’Université de Princeton, a qualifié la stratégie de l’administration Obama d’« incroyablement dangereuse » parce qu’elle entrainerait un nouveau soutien aux djihadistes radicaux, comme ce fut le cas. Quatre ans plus tard, une autre attaque américaine a anéanti un cortège de mariage, provoquant un scandale à l’échelle nationale.

Pourtant, l’administration Trump a considérablement accéléré le rythme des frappes de drones et d’autres opérations militaires au Yémen, y compris un raid bâclé en janvier, qui a fait des dizaines de morts parmi les civils, plus un soldat américain.

Encore plus de terrorisme en Somalie

Le président Obama a insisté en 2014 sur le fait que « la stratégie consistant à éliminer les terroristes qui nous menacent, tout en soutenant nos partenaires sur la ligne de front, est une stratégie que nous appliquons avec succès au Yémen et en Somalie, depuis des années ».

Cette évaluation positive sonne comme une drôle d’information non seulement pour le peuple yéménite, qui a vu al-Qaïda prospérer depuis que les États-Unis et l’Arabie saoudite ont déclenché leur guerre contre ce pays, mais aussi pour la Somalie. Ce pays d’Afrique de l’Est a récemment subi le pire attentat terroriste de son histoire – un camion piégé qui a tué plus de 300 personnes dans le centre de Mogadiscio.

Cette attaque, selon les informations parues dans les médias, aurait été orchestrée pour venger une « opération bâclée menée par les États-Unis » contre les insurgés d’Al-Shabaab en août, qui a tué dix civils, dont trois enfants.

Peu d’Américains connaissent l’ampleur des opérations militaires américaines en Somalie, où Washington mène l’une de ses nombreuses guerres non déclarées. Selon le Bureau of Investigative Journalism, qui comptabilise les décès et les blessures, les frappes de drones américaines auraient tué jusqu’à 510 personnes dans le pays depuis 2007.

En outre, le Pentagone a considérablement augmenté le nombre de soldats américains dans le pays, passant d’une cinquantaine au début de cette année à plus de 400 aujourd’hui.

Le 30 mars, le président Trump a déclaré que la Somalie était une « zone d’hostilités fréquentes », conférant au Pentagone le pouvoir de mener des frappes aériennes sans qu’il soit nécessaire de procéder au contrôle entre institutions dont le but est de réduire les pertes civiles au minimum. Cette décision a été rapidement suivie d’une vague d’attentats suicides perpétrés par Al-Shabaab contre les forces gouvernementales somaliennes.

Le Niger est le prochain

Le chef du Commandement étasunien pour l’Afrique a qualifié la Somalie de « notre défi le plus complexe », mais le Niger est certainement en tête de liste. Son contingent de 800 soldats américains est l’un des plus importants parmi les douzaines de déploiements militaires américains de faible envergure sur ce continent.

L’expansion en projet des frappes de drones contre ce pays « équivaudrait à une escalade significative des opérations antiterroristes américaines », selon NBC. Jusqu’ à présent, les drones étasuniens qui décollaient d’une base au Niger n’étaient utilisés qu’en Libye et en Somalie. La base a été approuvée par l’administration Obama en 2014 pour cibler les menaces terroristes « émergentes » dans le Sahel.

Donald Trump, qui a oublié depuis longtemps sa promesse d’arrêter les interventions militaires coûteuses à l’étranger, renforce la stratégie d’Obama. « La guerre est en train de se transformer », a déclaré le sénateur Lindsey Graham, un proche confident de Trump, membre républicain de haut rang du Comité des forces armées. « Vous allez voir plus d’actions en Afrique, pas moins. »

Les États-Unis ont déjà des centaines de soldats stationnés au Cameroun voisin, ainsi qu’en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, en Ouganda, au Sud-Soudan et dans d’autres pays, soit quelque 6 000 soldats dans toute l’Afrique.

Nick Turse, auteur de « Tomorrow’s Battlefield : U. S. Proxy Wars and Secret Ops in Africa » (Les champs de bataille à venir : les opérations secrètes et les guerres par procuration étasuniennes en Afrique), rapporte que l’armée américaine effectue maintenant, en moyenne, près de 3 500 missions par an sur le continent, soit une augmentation « explosive » de 1 900% depuis la création du Commandement spécial pour l’Afrique, en 2008.

Méfiez-vous du retour de bâton

 « L’augmentation considérable des missions militaires étasuniennes en Afrique au cours des dernières années ne représente rien de moins qu’une guerre fantôme menée sur le continent », a déclaré William Hartung, directeur du projet Arms and Security au Center for International Policy.

« Cette politique militariste très lourde, a averti M. Hartung, risque d’entraîner les États-Unis dans des conflits locaux et régionaux en Afrique et de provoquer une réaction négative qui pourrait en fait aider les organisations terroristes à recruter. »

La nouvelle étude la plus documentée sur les sources du terrorisme et de l’insurrection sur le continent, « Journey to Extremism in Africa » (septembre 2017), révèle que ce qui incite de nombreuses personnes à se joindre à des groupes violents, ce sont les violences parrainées par le gouvernement, comme « l’assassinat d’un membre de la famille ou d’un ami » ou « l’arrestation d’un membre de la famille ou d’un ami ».

« Ces constatations mettent en relief la question de savoir comment la lutte contre le terrorisme et les fonctions de sécurité plus larges des gouvernements dans les environnements à risque se comportent en matière de droits de l’homme et d’application de la loi », conclut le rapport, basé sur des entretiens avec plus de 500 anciens membres d’organisations militantes.

 « Le comportement des représentants de la sécurité de l’État se révèle être un accélérateur important du recrutement plutôt que l’inverse. . . Ces constatations suggèrent qu’une réévaluation radicale des interventions axées sur la sécurité de l’État est urgente. »

De nombreux autres experts ont tiré des conclusions similaires dans les zones de conflit au Moyen-Orient et en Asie. En 2008, un rapport de la RAND Corporation sur les leçons à tirer pour contrer al-Qaïda a mis en garde l’armée américaine contre les opérations de combat dans les sociétés musulmanes, car sa présence risque d’accroître le recrutement de terroristes. (…) La force militaire a généralement l’effet inverse de ce qui est prévu : elle est souvent sur-utilisée, elle aliène la population locale par sa nature autoritaire et offre une bonne occasion de recruter pour les groupes terroristes.

De même, le Groupe de travail Stimson sur les stratégies étasuniennes d’utilisation des drones − composé d’anciens hauts fonctionnaires de la CIA, du Département de la Défense et du Département d’État − a averti, en 2014, que les frappes américaines avaient renforcé les groupes islamiques radicaux au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud.

Entre autres retours de bâton, il a déclaré que « les victimes civiles, même si elles sont relativement peu nombreuses, peuvent mettre en colère des communautés entières, accroître le sentiment anti-américain et devenir un puissant outil de recrutement pour les organisations terroristes. Même les frappes qui ne tuent que des agents terroristes peuvent susciter beaucoup de ressentiment, en particulier dans des contextes où le recrutement de terroristes repose sur la loyauté tribale ou sur une population économiquement désespérée ».

Ces résultats semblent tout à fait applicables au Niger, où « l’empreinte militaire étrangère croissante dans le pays semble avoir alimenté une réaction locale contre le gouvernement et les pays occidentaux », selon le Service de recherche du Congrès.

Depuis l’assassinat des soldats américains, les autorités nigériennes ont aggravé la situation en arrêtant des dirigeants de villages et en ordonnant à des milliers de personnes d’évacuer la zone où les Américains ont été pris dans une embuscade afin d’intensifier la guerre contre les militants locaux.

Le résultat sera, bien entendu, exactement le contraire de ce que Washington entend faire. Comme Yvan Guichaoua, professeur à l’Université du Kent, l’a déclaré : « Cibler ces groupes est le meilleur moyen de faire de leurs dirigeants des héros, de favoriser l’unité dans les rangs des djihadistes et d’attiser la violence communautaire. Tous les décideurs politiques qui travaillent dans ce domaine connaissent bien la nature hautement inflammable de la situation. »

Malheureusement, l’administration Trump n’a pratiquement personne « travaillant dans la région » et le président Trump n’a annoncé son intention de nommer un ambassadeur au Niger que le 2 septembre. L’administration n’a déployé que cinq ambassadeurs sur un continent de 54 pays et n’a pas encore nommé de haut responsable politique pour l’Afrique au sein du département d’État.

L’Afrique souffre d’une multitude de maux, dont l’inefficacité et la corruption de la gouvernance, les graves changements climatiques, l’effondrement des infrastructures et le retard technologique, ainsi que les guerres civiles et les insurrections. Les Nations Unies viennent d’avertir que le continent a besoin de 11 millions de médecins, d’infirmières et d’enseignants supplémentaires pour prévenir une « catastrophe sociale et économique » d’ici 2030.

Essayer de s’attaquer à ces maux complexes par une intervention armée accrue des États-Unis ne fera qu’aggraver le problème, comme cela s’est produit dans de nombreuses autres régions du monde. Telle devrait être la véritable leçon que nous devons tirer de l’échec tragique de la récente mission militaire américaine au Niger et de la tragédie plus générale de notre réponse au terrorisme à l’étranger depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Jonathan Marshall

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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