L’Europe à la croisée des chemins, sur fond d’effondrement du système atlantiste


Par F. William Engdahl – le 15 juin 2018 – Source Willaim Engdahl via Katehon 

Les actualités mondiales récentes vont bien au delà de la division apparue au cœur des nations industrielles du G7. Si l’on compare la planète à un immense champ de force électrique, les lignes de flux sont en train de changer du tout au tout, alors que nous voyons – dans le désordre – le système d’étalon dollar établi après 1945 entrer en phase terminale. Les élites politiques européennes sont tiraillées entre le raisonnable et l’irrationnel. L’Orient exerce cependant un pouvoir magnétique croissant, et nous assistons au sein de l’Union européenne aux prémices de ce qui pourrait être un renversement de pôles de l’Ouest vers l’Est. Les derniers développements observés en Eurasie, auxquels on peut inclure le Moyen-Orient, l’Iran, et surtout les relations russo-chinoises, montent en puissance, alors que Washington ne propose désormais plus que guerres : guerre commerciale, guerre de sanctions, guerre terroriste ou guerre cinétique.

Le spectacle de tweet du président américain, qualifiant le premier ministre du Canada, son voisin allié Otanien de longue date, de « malhonnête et faible », et brandissant la menace de nouvelles barrières douanières à l’entrée pour les voitures fabriquées au Canada, est, selon toutes probabilités fort loin de constituer un caprice d’un président américain imprévisible ; cela ressemble beaucoup plus à une stratégie calculée de déséquilibre exercée à l’encontre des alliés des USA. Cette annonce vient après le retrait unilatéral de Washington de l’accord nucléaire iranien, qui suscite l’effarement en Europe, en Russie et en Chine ainsi bien sûr qu’en Iran. Pour compléter le tableau, les USA ont annoncé ces derniers jours de nouvelles barrières douanières à l’encontre de l’aluminium et de l’acier en provenance de l’UE, en violation flagrante des accords de l’OMC.

Fini de rire

Si l’on pense que ces actions constituent les symptômes d’un phénomène plus profond, il suffit de regarder l’explosion des niveaux de dettes américains, que j’ai déjà mentionnés. Les dernières lois passées par Trump vont augmenter les déficits budgétaires annuels fédéraux de mille milliards de dollars dans la décennie qui arrive, qui viendront s’ajouter à la dette déjà existante de 21 000 milliards de dollars. La dette des ménages plafonne à des niveaux plus élevés qu’avant la crise financière de 2007. La dette des entreprises, dans laquelle figurent les obligations « junk bonds » et les dettes estampillées « sous le niveau de qualité d’investissement », plafonne également suite aux taux d’intérêts nuls de la Fed ces dix dernières années.

La plupart des observateurs ont négligé un autre élément de la situation économique des USA. Selon une étude récente menée par le Bureau de protection financière des consommateurs aux USA, alors que le revenu moyen par famille est considéré comme relativement élevé par rapport à d’autres pays, l’importance des dépenses à coûts fixes, comme la nourriture, le logement, les assurances santé obligatoires, ont créé une nouvelle sorte de pauvreté. L’étude conclut que presque la moitié des Américains rencontrent des difficultés à honorer les factures de fin de mois, et que pas moins d’un tiers des foyers ont un jour ou l’autre rencontré des difficultés à se nourrir, à se loger décemment, ou à se soigner. Une étude récente estime que les frais de santé, pour une famille de quatre personnes, s’élèvent à plus de 28 000 dollars par an, soit la moitié du revenu médian.

Ajoutant au tableau de sinistrose américain, le conseil d’administration du fond d’assurance public Medicare vient d’annoncer que le fonds serait épuisé dans 8 ans. De même, le fonds de sécurité sociale, avec la génération du Baby Boom qui prend en ce moment sa retraite, et le nombre de jeunes trouvant du travail qui décroît, s’apprête à connaître sa première année de déficit depuis 1982, sur fond de baisse des taux de fertilité et de décroissance démographique. Et l’État du New Jersey vient de geler toutes ses dépenses alors que la menace d’un désastre financier se fait jour. Maintenant que la Fed augmente les taux d’intérêts, on peut considérer qu’une réaction en chaîne de défauts de remboursement est programmée pour les entreprises comme pour les ménages.

En résumé, les 1% les plus riches ont saigné l’économie des USA jusqu’au point de rupture. Alors que les marchés d’actions américains poursuivent leurs nouvelles ascensions – merci à la FED pour cette décennie d’argent facile – la réalité économique sous-jacente du pays est précaire, pour le dire pudiquement. Les pouvoirs qui contrôlent la superpuissance n’ont que deux moyens possibles de conserver leur emprise unique sur le monde : la guerre, ou le déclenchement d’une nouvelle crise financière, pire que celle de 2008, qui leur permettra de reprendre le contrôle des flux de capitaux mondiaux.

Voir le président des USA forcé d’employer des tactiques telles que des guerres commerciales contre des alliés de longue date du G7 nous indique que des mesures vraiment désespérés sont au programme. La vraie bataille qui s’ouvre concerne l’avenir de l’Union européenne, et en particulier l’Allemagne.

Le contraste eurasien

Dans ce contexte, les visites récentes de la chancelière allemande Angela Merkel au président russe Poutine et au président chinois Xi Jinping sont tout à fait notables. On peut penser que les discussions sont allées bien au delà de l’accord nucléaire iranien. Le paradoxe de voir le gouvernement allemand soutenir les politiques de sanctions envers la Russie, tout en envoyant des signaux à la Russie soulignant son accueil en tant qu’alliée dans certains domaines, souligne l’émergence d’une sorte de schizophrénie politique dans l’Union européenne. Il est de plus en plus visible économiquement que les foyers de croissance se trouvent à l’est, notablement dans la vaste ceinture chinoise (initiative One Belt One Road – BRI) d’interconnexion ferroviaire et de ports en eaux profondes, ainsi que dans les vastes potentiels économiques russe et iranien.

Logo du SPIEF 2018

La Russie, en dépit des nouvelles sanctions draconiennes décidées par Washington, vient de clôturer avec succès son sommet économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF), où les dirigeants de gouvernements et d’entreprises ont afflué en nombre record pour participer aux discussions en termes de coopération économique. Dans ce contexte des discussions du SPIEF, pour en donner un exemple, le PDG de l’entreprise de chemins de fers russe a annoncé les projets russes de participer à la construction de la voie trans-arabe, qui cheminera au long du sud du golfe Persique du Koweït à Oman. Si le projet se concrétise, il connectera plus étroitement les relations économiques entre Russie, Arabie saoudite et Chine. La Chine a d’ores et déjà assuré la signature de projets d’investissements à hauteur de 130 milliards de dollars en Arabie saoudite, et malgré tous ses défauts, le prince Bin Salman semble réellement vouloir faire de l’Arabie saoudite un nœud économique tri-continental pour l’Afro-Eurasie.

La rencontre russe du SPIEF a été immédiatement suivie d’un autre sommet, à Pékin, entre Poutine et Xi Jinping, qui a vu la Chine recevoir le président russe avec les plus hauts honneurs décernables à un étranger : lui a été remise la « Médaille de l’Amitié », qualifiant le dirigeant russe de « meilleur et plus intime des amis ». [Sur le fond, comme sur la forme, on est vraiment très loin de Macron et de ses gaffes qui, après avoir insulté le gouvernement polonais, envoie le président burkinabé réparer la clim, se fait ridiculiser sur tous les plans par Trump, et insulte l’épouse du chef d’État australien en voulant la complimenter en anglais, NdT].

Oulan Bator – 9 juin 2018 – Rencontre tripartite des chefs d’État de Russie, de Chine et de Mongolie

Lors d’une rencontre tri-partite rassemblant les dirigeants russe, chinois et mongol, Poutine a annoncé un projet de 260 millions de dollars, d’ici 2020, pour mettre à niveau le chemin de fer russo-mongol ainsi que ses ramifications adjacentes. Il a souligné à l’occasion que le nombre de containers sur la route européenne Chine-Mongolie-Russie s’est multiplié par 2.7 en 2017 et d’un facteur quatre lors des premiers mois 2018.

Voilà qui entre en contraste éclatant avec les conflits et tensions du G7. Comme l’a noté Poutine, le G7 devrait « mettre fin à ses gazouillis créatifs, et se pencher sur les vrais sujets induits par une réelle coopération ». Poutine a également ostensiblement montré son manque d’intérêt à voir la Russie réintégrer le G7, comme Trump le souhaite, une indication supplémentaire que le centre de gravité politique mondial s’est décalé vers l’Est.

Les potentiels économiques de l’Eurasie sont en train d’émerger et représentent une alternative crédible au système dollar atlantiste, criblé de dettes et en cours d’effondrement. Avec les banques centrales russe et chinoise qui accumulent les réserves en métal-or à un rythme soutenu, de nouvelles possibilités, dans une perspective multipolaire, d’utiliser les monnaies nationales au lieu du dollar (ouvrant la voie à sanctions) font leur apparition. Et l’augmentation des projets d’infrastructures BRI commence à faire sentir ses effets. Une nouvelle étude, menée par la banque néerlandaise ING Direct, estime que le BRI pourrait faire monter les niveaux d’échanges mondiaux de 12% au moins. L’économiste Joanna Konings écrit : « Le commerce entre Asie et Europe… s’élève à 28% des niveaux mondiaux, si bien que faciliter ces flux d’échanges présente un impact potentiellement important. »

Avec l’Euro dans une phase critique, avec la crise bancaire de l’Union européenne toujours irrésolue et la récession économique qui frappe la plupart des pays périphériques de l’UE, de l’Italie au Portugal en passant par la Grèce, la perspective de rejoindre la construction d’un nouvel espace économique, de nouveaux marchés pour les produits européens vers l’Eurasie, constitue la seule alternative aux guerres commerciale, financière, ou pire, avec les USA. Les lignes de force commencent à être sacrément visibles, et le moment s’approche où les pays membres de l’UE devront choisir entre le système atlantiste et la nouvelle alternative eurasienne. Les pressions agressives qu’exerce Washington ne font que rapprocher l’échéance.

F. William Engdahl

Traduit par Vincent, relu par Cat, vérifié par Diane pour le Saker Francophone

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