22 septembre 2015 –
Il y a quinze mois, je publiais un article sur les fiascos de l’Amérique en matière de politique étrangère, dans lequel je résumais les progrès négatifs importants qui ont été réalisés grâce à la participation américaine en Afghanistan, en Irak et en Géorgie, entre autres, et ensuite pour prédire hardiment que l’Ukraine allait se révéler être un autre fiasco de la politique étrangère américaine. Depuis lors, c’en est certainement devenu un.
L’ingérence américaine en Ukraine n’a produit aucun des résultats qu’elle était censée produire :
- Elle n’a pas isolé la Russie à l’échelle internationale
- Elle n’a pas détruit l’économie de la Russie
- Elle n’a pas attiré la Russie dans un conflit sanglant, vain et impopulaire
- Elle n’a pas produit de changement de régime en Russie
Tout au contraire :
- Elle a incité la Russie, la Chine et plusieurs autres pays à opter pour des liens économiques et de sécurité plus étroits
- Elle a motivé la Russie à réfléchir sérieusement sur le remplacement de ses importations, donnant à son économie un coup de pouce
- Elle a obligé les États-Unis et l’Otan à prendre part à un conflit sanglant dans l’Est de l’Ukraine alors que la Russie a fermement résisté en restant en marge, fournissant seulement une aide humanitaire
- Elle a généré une opposition non systémique en Russie, ainsi appelée parce qu’elle ne peut jamais recueillir suffisamment de voix pour gagner une élection nulle part, mais qui a été financée [à lourdes pertes donc, NdT] par des ONG américaines et des oligarques transnationaux comme Soros, Khodorkovski et d’autres. Cette opposition a pour ainsi dire à peu près disparu de la scène politique russe, tout en se plaignant amèrement de l’horrible peuple russe, qui ne les comprennent pas, et du manque de fromages français importés, sans mentionner les pâtés ; s’il vous plaît, ne les aidez pas à bloquer les pâtés, ce serait tout simplement trop cruel.
Et puis voici quelques points de bonus :
- Elle a augmenté la popularité du gouvernement de la Russie, et celle de Vladimir Poutine personnellement, tout en augmentant grandement pour le Russe moyen sa détestation des États-Unis en particulier, et sa méfiance pour l’Occident en général
- Elle a creusé un fossé politique entre les États-Unis et l’UE, avec des États-membres de l’UE qui commencent à discerner vaguement pour la première fois que les politiques américaines sapent plutôt qu’elles n’améliorent leur sécurité
- Elle a fourni à la Russie une aubaine sous la forme de 1,5 millions de Russes supplémentaires, sous la forme de réfugiés dus à l’effondrement économique de l’Ukraine, déchirée par une guerre civile
- Elle a mis la Russie dans une position où elle peut soit rester les bras croisés et laisser les États-Unis, l’Otan et leurs marionnettes au sein du régime ukrainien se faire tremper sous le vent dans le cloaque de leur propre création, soit bien s’asseoir et regarder le bonnet d’âne qui est posé sur leur tête collective tandis qu’une musique de cirque joue – vous pouvez rajouter votre propre métaphore hyperbolique – mais leur niveau d’embarras déjà élevé est en train de monter.
Les deux derniers points méritent plus ample discussion.
Tous les réfugiés ne sont pas identiques ; cette crise particulière des réfugiés en est une que seule une mère pourrait aimer, et Mère Russie est de celle là. Contrairement aux réfugies se déversant actuellement en Europe de l’Ouest, ceux-ci sont impossibles à distinguer de la population russe en général dans leur culture, leur religion, leur langue, leur éducation ou leur génétique. (Dans le cas où vous n’avez pas reçu le mémo, les Ukrainiens sont, à relativement peu d’exceptions près, russes.) Bien sûr, c’est beaucoup plus simple quand la Russie augmente sa population russe en annexant le territoire dans lequel ils résidaient (comme c’est arrivé en Crimée) parce qu’alors c’est seulement une question de délivrance de passeports, de rétablissement de divers liens, la mise à jour de l’infrastructure et le ratissage des éléments criminels laissés par l’ancien régime. Mais la Russie a déjà beaucoup de territoires, et même si réinstaller autant de réfugiés est une tâche ardue, celle-ci est certainement faisable [et faite, NdT].
Sur ce dernier point, la Russie a remporté une victoire stratégique en empruntant, par inadvertance, une page du livre de recettes de l’Ouest sur l’art impérial de l’effondrement. Chaque fois que l’Empire perd son emprise sur une partie du monde et se trouve contraint de l’abandonner, en partant, il met en place un conflit politique insoluble, de sorte que la région soit embourbée dans des guerres civiles et ne puisse pas se récupérer, une façon d’empoisonner le puits, si vous voulez. Ainsi quand les Britanniques ont quitté l’Inde, ils ont créé le Pakistan comme une anti-Inde ; quand ils ont été poussés hors de l’Irlande, ils ont créé Belfast comme une anti-Irlande ; lorsque les puissances occidentales ont été contraintes d’abandonner la Chine, elles ont mis en place Taïwan comme une anti-Chine, et ainsi de suite. Et donc, après avoir perdu son emprise sur la Russie, les États-Unis ont essayé de mettre en place l’Ukraine comme une anti-Russie.
Mais il y avait un problème avec ce plan. Voyez-vous, l’Ukraine est moins un pays que le fruit d’une imagination géopolitique fiévreuse. Prenez l’Est de l’Ukraine, qui a vu la plupart des récents combats : c’était une partie de la Russie depuis des siècles, elle a été affectée à l’Ukraine bon gré mal gré par Vladimir Lénine. Ou regardez l’Ukraine de l’Ouest : la partie qui est maintenant considérée comme la plus ukrainienne, et qui est la plus nationaliste, se compose en réalité de bouts dépareillés de la Hongrie, de la Pologne et de la Roumanie collés ensemble bon gré mal gré par des arrangements entre Staline et Hitler, qui, pour la plupart, malheureusement, leur ont survécu. Notez que ces arrangements bon gré mal gré ne sont pas exactement un parangon de la souveraineté et de l’intégrité territoriale claironnée sans cesse par l’Occident.
Aussi l’Ukraine orientale est automatiquement et spontanément devenu une anti-Ukraine et l’Ukraine occidentale est devenue une sorte de rageuse anti-Russie (à l’exception qu’elle n’est nulle part proche de la Russie), et au lieu d’un conflit fratricide insoluble entre l’Ukraine et la Russie, ce que l’Occident a obtenu est un conflit fratricide ingérable au sein de l’Ukraine elle-même.
Mais cela n’a pas été un partage équitable : L’Ukraine orientale est urbaine, densément peuplée, instruite et industrialisée. L’Ukraine occidentale est rurale, faiblement peuplée, accablée par quelques générations d’ignorants dont on a lavé le cerveau et qui ont été victimes du programme désastreux de l’éducation nationale ukrainienne et surtout de la réforme agraire. L’Est de l’Ukraine est de plus en plus intégré à l’économie russe ; ses usines sont ré-ouvertes et ses établissements d’enseignement supérieur ont reçu l’accréditation de la Russie ; le commerce utilise de plus en plus le rouble russe, et de plus en plus de gens reçoivent des passeports russes. L’Ukraine occidentale a rompu ses liens avec l’économie russe, et par conséquent son économie est en chute libre.
La comparaison n’est pas juste non plus sur le plan militaire. Au début de l’insurrection populaire, l’Est a du faire face à de graves difficultés : ils avaient peu de combattants, quelques armes, une structure de commandement pauvre et peu de possibilités de se former. Il s’agissait, pour la plupart d’entre eux, d’ouvriers et de mineurs de charbon. Ils ont pris des armes et sont partis combattre pour défendre la terre de leurs ancêtres devant, comme ils l’ont ressenti, encore une autre invasion étrangère. Ils ont fait face à une armée réelle qui, bien que les politiciens ukrainiens corrompus aient été occupés à brader pièce par pièce les actifs du pays depuis l’indépendance, avait encore des chars, de l’artillerie et des avions de combat. Mais la situation a changé, et maintenant l’Est a une armée professionnelle, bien équipée avec ce qu’ils ont capturé ou acheté, une formation suffisante et une excellente structure de renseignement et de commandement, tandis que la partie ukrainienne a des recrues qui sont totalement démoralisées et surtout qui refusent de se battre, et des bataillons nationalistes qui, avec leur beaux insignes nazis, sont pleins de pisse et de vinaigre, mais ne peuvent pas lutter parce qu’ils ne savent pas comment s’y prendre. Chaque fois que les Ukrainiens ont attaqué, ils ont été encerclés, ils ont subi des pertes massives et ont été contraints à une humiliante retraite démoralisante.
Et maintenant le gouvernement à Kiev se trouve échec et mat. Ils ne peuvent pas attaquer, car ils savent qu’ils perdraient. Et ils ne peuvent pas se démobiliser et laisser l’Est suivre sa propre voie, car ils feraient face à une rébellion ouverte des nationalistes qui les ont aidés à accéder au pouvoir, à renverser le gouvernement précédent légitimement élu, lors d’un coup d’État sanglant. Les appuis occidentaux au régime de Kiev sont également en échec et mat : ils sont déjà débordés par des réfugiés, et ne peuvent pas laisser l’Ukraine, avec ses 44 millions d’habitants, s’effondrer et provoquer une crise de réfugiés encore plus grande ; ils ne peuvent pas laisser Kiev capituler, parce que ce serait signer leur défaite complète et totale ; et ils ne peuvent pas laisser Kiev provoquer une escalade du conflit militaire parce qu’il serait défait.
Échec et mat. Mais contrairement au jeu d’échecs où, une fois en échec, vous devez renverser votre roi, serrer la main puis vous lever et vous relaxer, dans ce genre de jeu d’échecs géopolitique vous ne pouvez pas abandonner si facilement. Non, vous devez rester là, comme paralysé, rire hystériquement, vous étouffer avec votre langue ou vous écrouler, pleurer toutes vos larmes sur l’échiquier si toutefois vous préférez faire face à une humiliation internationale et c’est seulement une question de temps. Une position peu enviable si jamais il y en avait une!
Ceci conclut l’épisode de cette semaine sur les derniers fiascos de la politique étrangère américaine. L’histoire de l’Ukraine est loin d’être terminée, mais à ce moment précis, il ne fait aucun doute que, du point de vue de la mise en place de la politique étrangère des États-Unis, c’est un fiasco complet et total. Je me sens serein d’avoir fait cette prédiction il y a plus d’un an.
La semaine prochaine, je vais parler de la Syrie. Il est encore trop tôt pour en parler, mais encore une fois je suis prêt à sauter dans le vide et à faire une prédiction audacieuse.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone