L’effondrement politique au Brésil
Attractions inégalées pour frissons à deux balles


Que peut-on attendre au cours des dix-huit prochains mois ? Un chaos politique, économique, social et juridique total 


Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 26 mai 2015 – Source Russia Insider

Tous les politiques drogués de la planète doivent avoir le nez collé sur la série TV House of Cards, version telenovela au Brésil, qui offre toujours un festival incomparable de sensations fortes à bas prix.

Le dernier suspense était la fuite d’une conversation entre l’un des principaux opérateurs impliqués dans le scandale de corruption du géant pétrolier Petrobras et un sénateur et éphémère ministre de la planification dans le gouvernement intérimaire usurpateur remplaçant la présidente Dilma Rousseff, pendant le cours de son procès de mise en accusation par le Sénat.

Appelons cette fuite une courte autopsie de ce qui, dès le début, aurait dû être défini comme golpeachment, un mélange de coup d’État (golpe, en portugais) et de mise en accusation (impeachment, en anglais) qui a eu lieu après deux votes successifs au Congrès et au Sénat brésilien, lorsque ces deux congrégations notoires d’escrocs, sous le coup d’enquêtes innombrables pour délits et crimes, ont pris le pouvoir à Brasília dans un opéra-bouffe d’anthologie. Leur arnaque a enfanté la République Bananière Provisoire des Crapules (RBPC).

À la rencontre des Morts vivants, zombies intérimaires

La fuite/autopsie a dûment dévoilé comment le cancer RBPC a progressé. L’un des comploteurs principaux esquisse le contour du coup d’État, en soulignant la façon dont il devrait protéger la ploutocratie/kleptocratie brésilienne des conséquences indésirables de l’enquête de corruption Car Wash, en cours depuis deux ans, et comment la gauche – de la présidente Rousseff à Lula et au Parti des travailleurs – doit être criminalisée pour de bon.

Le reste, l’imposition d’une restauration néolibérale, sera dans les livres d’histoire, y compris la démolition des droits sociaux et du droit du travail récemment acquis, le renversement total de la politique étrangère, le retour des relations géopolitiques et géo-économiques à un état d’esprit colonial, le rétablissement d’une classe dirigeante hégémonique conservatrice et rentière au cœur d’une société démocratique orientée vers le bien-être social.

Cela colle bien avec le Congrès et le Sénat brésiliens actuels, dominés par les intérêts BBB [Beef : le puissant lobby agro-industriel, Bullet : les armes et le complexe de la sécurité privée, Bible : les fanatiques évangélistes], tous soutenus par les médias d’entreprise. Beaucoup de ces personnages peu recommandables ont un lien avec et/ou représentent l’aristocratie rurale brésilienne toxique – ils sont en fait les héritiers des titres de noblesse remis aux propriétaires d’esclaves.

Tout cela s’est mis à enfler après seulement quelques jours, même avec la mise à l’écart temporaire de l’ancien chef de la Chambre basse, l’escroc patenté [et honni, NdT] Eduardo Cunha – chef de file d’une escroquerie au financement des campagnes politiques à l’intérieur du Congrès – qui était devenu, de facto, le premier ministre de la marionnette Michel Temer, ancien vice-président et actuel président par intérim.

Temer l’Usurpateur – qui pourrait effectivement devenir Temer le Bref – est en état de siège depuis qu’il a pris le pouvoir. Son indice d’impopularité est exactement l’inverse de celui de Kim Jong-Un, il plafonne à près de 99%. L’écrasante majorité des Brésiliens veut sa destitution. Il est mentionné dans plusieurs scandales de corruption, alors qu’une cohorte de ses ministres est aussi embourbée dans des scandales du même type.

Le problème est que la cabale du RBPC ne peut tout simplement pas se passer de lui – et laisser filer le pouvoir. La conversation téléphonique des escrocs, qui a fuité, prouve de façon concluante que l’enquête Car Wash a été instrumentalisée pour criminaliser le Parti des travailleurs et abattre Rousseff, tandis que l’arnaque du coup d’État avançait en parallèle, veillant à ce que certaines forces politiques majeures ne soient pas prises dans le filet de l’enquête Car Wash.

Le Dialogue des Escrocs a eu lieu il y a plus de deux mois – et au moins trois semaines avant que la farce du golpeachment n’atteigne son apogée, lors d’une session de vote horrible à la Chambre basse. Ce qui nous conduit à une question clé : pourquoi le procureur général et le juge provincial en charge de l’enquête Car Wash n’ont-ils pas révélé plus tôt son contenu, et pourquoi n’ont-ils pas pris des mesures immédiates ? Si le Dialogue des Escrocs avait été révélé en mars, le golpeachment n’aurait pas pu avoir lieu.

Le fait qu’il n’y ait pas eu de fuite il y a deux mois fait lever tous les sourcils sérieux. Le sénateur dont le nom est évoqué dans le Dialogue des Escrocs est un nœud capital du lien de corruption historique à l’intérieur du géant pétrolier Petrobras, depuis l’époque de l’administration Cardoso dans les années 1990. Il se trouve que ce sénateur a été bien calé à la direction politique de toutes les administrations brésiliennes au cours des 22 dernières années. Cela signifie qu’il a toujours été le parrain, l’escroc en chef de son parti politique, le PMDB.

Pourtant, rien n’est aussi grave que la reconnaissance de l’existence d’un projet caché de golpeachment, dont le but a toujours été d’enterrer toutes les preuves de corruption dans le cadre d’un accord plus large impliquant certains juges de la Cour suprême. Sans la complicité de la House of Cards brésilienne, toute l’escroquerie du golpeachment aurait dû être déclarée nulle et non avenue immédiatement. Pourtant, comme je l’ai souligné dès le début, c’est un coup d’État, une guerre de style hybride sophistiquée : judiciaire, politique, financière et médiatique. Et elle sera très difficile à démêler.

La logique du scandale perpétuel

Donc, les historiens futurs ont déjà leur scénario – écrit dans le Dialogue des Escrocs ; le golpeachment 2016 était une arnaque concoctée par un tas de canailles politiques prêtes à tout pour ne pas aller en prison.

Temer le Bref, une humble marionnette, est maintenant en état de siège. Ses deux manipulateurs – l’ancien chef de la Chambre basse et son éphémère ministre de la Planification – sont maintenant obligés de rester dans l’ombre. Pratiquement, cela signifie que l’approbation par le Congrès des politiques économiques profondément impopulaires sera beaucoup plus difficile.

Le règne de Temer le Bref est certifié illégitime. Même les acteurs privilégiés – la Déesse du Marché, les hommes d’affaires assortis, y compris certains secteurs des médias traditionnels – n’achètent pas la farce. Pendant ce temps, la rue brésilienne ne sera pas tranquille ; c’est la stratégie de Rousseff et du Parti des Travailleurs (bien que cela ne suffira pas).

Et ensuite ? La seule façon pour Rousseff de se rétablir est de concocter, avec son parti, un récit crédible des priorités pour le pays jusqu’aux élections présidentielles de 2018. Cela implique beaucoup de négociations politiques en coulisse – et Rousseff est vraiment nulle pour cela.

Ce qui a été décrit avec justesse comme un condominium présidentiel – la nouvelle normalité au Brésil – se compose d’agendas contradictoires sans vision consensuelle. Donc, il faut s’attendre à voir la nation s’embourber, pour longtemps, dans la logique du scandale perpétuel.

La variable clé à partir de maintenant, est de savoir comment le gang de la nouvelle république bananière provisoire des crapules (RBPC) va manœuvrer – peut-être illégalement – pour s’accrocher au pouvoir. Le Ministère public et la police fédérale sont totalement politisés. Il y a de moins en moins de pouvoirs de médiation. Le gang de la RBPC ne fera pas de prisonniers. Le Ministère public poursuivra Lula, alors que le procureur général essaiera de bloquer toute chance de réintégration de Rousseff.

Pendant ce temps, les sociaux-démocrates sont devenus des néolibéraux forcenés – éléments clés de la RBPC – et ils vont continuer à avancer leur propre agenda : privatisations à la hussarde, remise de l’exploration des gisements de pétrole pré-sel entre les mains du Big Oil US et soumission consciencieuse à la suzeraineté de Washington. Il suffit d’examiner l’extrême intérêt du ministère américain de la Justice dans toutes les choses liées à l’enquête Car Wash pour comprendre comment Washington est profondément impliqué dans la mainmise sur les grandes entreprises brésiliennes.

Et les BRICS ?

Le Brésil est maintenant isolé à l’échelle mondiale. L’ami des fonds vautours, le président argentin Mauricio Macri, a été le seul dirigeant à reconnaître le gouvernement illégal de la RBPC. La RPBC adore Macri comme si c’était Beyonce ; ils adorent son rôle de sabreur d’un cycle de politique sociale des gouvernements argentins.

Washington n’a pas eu les couilles de le faire directement – comptant sur ses mignons tels que le porte-parole du Département d’État et l’ambassadeur intérimaire à l’OEA. Mais le message est sans équivoque : le golpeachment est légal, et Washington fait confiance aux institutions démocratiques brésiliennes. Comparez avec l’attitude du ministère russe des Affaires étrangères, qui a alerté à propos d’une ingérence étrangère dans les affaires du Brésil.

Le nouveau ministre des Affaires étrangères du Brésil – un perdant (deux fois) aux élections présidentielles remportées par le Parti des travailleurs – n’a pas perdu de temps pour lancer sa glorieuse politique de vassal de Washington/Big Business. Il avait déjà émis une menace voilée à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, à la Bolivie, à l’Équateur et au Salvador. Le Mercosur sera mis de côté au profit de l’Alliance du Pacifique – où le Mexique, le Pérou et la Colombie sont déjà sous les ailes de Washington. L’Unasur sera enterrée.

Et puis il y a la crème glacée rance dans la tarte du scélérat. Le «B» des BRICS est maintenant en sommeil. Cela signifie que le rôle du Brésil dans la banque des BRICS sera sérieusement compromis. Certes, les BRICS n’ont jamais été un groupe homogène et ont été criblés de conflits d’intérêts. Par exemple, l’accord de partage nucléaire entre les États-Unis et l’Inde lie efficacement ce dernier pays à Washington. Le prochain sommet du BRICS est en Inde, en octobre. Le Brésil risque l’ignominie d’être représenté par le gang de la RBPC.

Pendant ce temps, ne vous méprenez pas : dans la mesure où l’enquête Car Wash s’est révélée être un exercice totalement politisé – où la lutte contre la corruption était seulement une couverture commode – le gang de la RBPC et ses alliés vont tout faire pour se débarrasser des élections présidentielles directes de 2018.

Alors, voici la triste feuille de route du Brésil jusqu’en 2018 : chaos politique, économique, social et juridique total.

Article original paru dans Sputnik – Russian news agency

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone

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