Le massacre perpétré par Isis dans la ville syrienne sacrée de Palmyre : Les récits des survivants


Par Robert Fisk – Le 5 juin 2015 – Source: The Independent

Nous avons entendu parler des menaces sur les monuments, mais qu’en est-il de la tragédie qu’ont vécue les êtres humains ? Dans la ville voisine de Hayan, située sur les gisements de pétrole et de gaz du désert syrien, Robert Fisk a recueilli les témoignages des rares personnes qui ont réussi à échapper aux envahisseurs djihadistes d’Isis

Lorsque les hommes armés cagoulés de noir de l’État islamique ont infiltré la banlieue de Palmyre, le 20 mai, la moitié des personnels de l’usine de traitement du pétrole et du gaz d’Assad Sulieman – 50 hommes en tout – effectuaient leur 12 heures de travail sur le site pétrolier de Hayan à 40 km de là. Ils ont eu de la chance. Sur leurs 50 collègues hors service qui dormaient dans leurs maisons situées à côté de l’ancienne ville romaine, 25 devaient être bientôt assassinés, au milieu d’au moins 400 civils – y compris des femmes et des enfants – par la milice islamiste que chaque syrien appelle désormais par son acronyme Daesh.

L’ingénieur pétrolier Ahmed – il a choisi ce nom pour protéger sa famille à Palmyre – assistait, par bonheur, à un cours à l’Université de Damas, le jour funeste où Palmyre est tombée. «J’étais horrifié, m’a-t-il confié. J’ai essayé d’appeler ma famille. On pouvait encore téléphoner. Ils m’ont dit que Daesh (ou Isis) ne permettait à personne de sortir de chez lui. Mais plus tard, mon frère est sorti prendre des photos des corps. C’était tous des hommes. Ils avaient été décapités. Il a réussi à m’envoyer les photos depuis [la ville contrôlée par Isis de] Raqqa par Internet, qui est le seul moyen de communication qui fonctionne encore là-bas.»

Destruction de l’usine de transformation de gaz et de pétrole de Jezaa

Certaines des photos sont trop horribles pour être publiées. On y voit des têtes séparées des torses, du sang qui coule en ruisseaux le long de la rue. Dans l’une d’elles, deux cyclistes contournent un corps gisant sur la chaussée. Ces hommes ont été abattus si peu de temps après la prise de Palmyre qu’on peut voir sur les photos les devantures des magasins encore peintes aux couleurs du drapeau rouge, blanc et noir du gouvernement syrien avec ses deux étoiles.

«Daesh a forcé les gens à laisser les corps dans les rues pendant trois jours, a poursuivi Ahmed. Les habitants ont dû attendre leur permission pour ramasser les corps ou les enterrer. Il y avait des cadavres partout dans la ville. Ma famille m’a raconté que deux hommes de Daesh étaient venus chez nous, deux étrangers – un semblait être un Afghan, l’autre avait un lourd accent tunisien ou marocain – et puis ils sont repartis. Ils ont tué trois infirmières. Une a été tuée dans sa maison, une autre dans la maison de son oncle, une troisième dans la rue. Peut-être parce qu’elles avaient aidé l’armée [en tant qu’infirmières]. Le bruit a couru qu’elles avaient été décapitées, mais mon frère dit qu’elles ont été abattues d’une balle dans la tête.»

L’ancienne cité oasis de Palmyre

Des gens qui s’enfuyaient précipitamment de Palmyre ont péri lorsque leur voiture a roulé sur des mines que les islamistes avaient placées sur les routes. L’un d’eux était un général syrien à la retraite de la famille al-Daas, sa femme, une pharmacienne de 40 ans, et son fils de 12 ans ont sauté avec lui. Selon des rapports ultérieurs, il y a eu aussi des exécutions dans l’ancien théâtre romain situé au cœur des vestiges de l’antique Palmyre.

Le directeur de l’usine de traitement de gaz et de pétrole de Hayan, Assad Sulieman, secouait la tête, incrédule, en racontant comment il avait appris l’exécution de son personnel au repos. Une partie d’entre eux, pensait-il, étaient gardés prisonniers dans les installations gazières dont Etat islamique avait pris le contrôle. D’autres ont été simplement emmenés et mis à mort parce qu’ils étaient des employés du gouvernement. Pendant des mois, avant la chute de Palmyre, il a reçu de terrifiants appels téléphoniques des islamistes, l’un d’eux lorsque des hommes armés assiégeaient une usine de gaz voisine.

Il a ajouté: «Ils ont appelé sur mon téléphone personnel, celui de mon bureau, et ils ont dit: ‹Nous venons vous chercher›. Je leur ai dit: ‹Je vous attends.› L’armée les a repoussés, mais mon personnel a aussi reçu ce genre d’appels téléphoniques et ils avaient très peur. L’armée est venue protéger trois de nos installations et les a chassés.» Après la chute de Palmyre, les appels téléphoniques menaçants ont continué, bien que Daesh ait coupé tous les téléphones mobiles et fixes dans la ville qu’ils venaient de prendre.

 

Le directeur de l’usine de traitement de gaz et de pétrole de Hayan, Assad Sulieman, montre les dommages causés aux champs de pétrole (Nelofer Pazira)

Un autre jeune ingénieur d’Hayan se trouvait à Palmyre lorsque État islamique est arrivé. Il avait tellement peur de témoigner qu’il a même refusé de se choisir un pseudonyme. «J’étais revenu à Palmyre deux jours plus tôt et tout semblait normal, a-t-il dit. Quand ma famille m’a dit qu’ils étaient arrivés, je suis resté à la maison comme ma mère, mon frère et mes sœurs et nous ne sommes plus sortis. Tout le monde savait que l’arrivée de ces hommes n’annonçait rien de bon. Il n’y a pas eu d’électricité pendant deux jours, puis les hommes armés l’ont remise en route. Nous avions des stocks de nourriture – nous sommes une famille aisée. Nous sommes restés enfermés toute une semaine, puis nous sommes sortis pour vaquer à nos affaires. Ils n’ont jamais fouillé notre maison.»

Le témoignage de cet homme montre la nature aléatoire de la loi d’Isis. Une semaine après l’invasion, la famille est sortie de la maison – les femmes portant le voile islamique intégral – et ils ont pris un bus pour la ville occupée de Raqqa et de là pour Damas. «Ils ont regardé ma carte d’identité, mais ne m’ont pas demandé quel était mon travail, a dit l’homme. Le voyage en bus s’est passé normalement. Personne ne nous a empêchés de partir.» Comme Ahmed, ce jeune ingénieur pétrolier, était un musulman sunnite – la même religion que les militants de Daesh – mais il n’avait aucun doute sur la nature des occupants de Palmyre. «Quand ils arrivent quelque part, a-t-il dit, la vie s’arrête.»

Le théâtre antique de Palmyre (Reuters)

Les oléoducs et gazoducs syriens courent actuellement sur 160 km de désert, de Homs, au centre de la Syrie, jusqu’aux installations pétrolifères stratégiques du brûlant désert de Palmyre. Il nous a fallu deux heures pour atteindre un endroit situé à 45 km de Palmyre; les dernières troupes syriennes sont stationnées, plus près, à 12 km de la ville.

A l’ouest se trouve la grande base aérienne syrienne de Tiyas – son nom de code T-4 vient de la vieille quatrième station de pompage du pipeline Irak-Palestine – où j’ai vu des bombardiers Mig peints en gris décoller dans le crépuscule et revenir atterrir sur les pistes. Une voûte de radars plats et des bunkers en béton protègent la base, et il y a des troupes syriennes dans toute une série de fortifications de terre situées de part et d’autre de la route principale menant à Palmyre, qui défendent leurs positions avec des mitrailleuses lourdes, de l’artillerie de longue portée et des missiles.

Les soldats syriens patrouillent sur la route toutes les quelques minutes sur des pick-up – et ils nous ont parlé de leur dangereuse mission. Ils nous ont dit qu’ils avaient trouvé un engin explosif improvisé quelques heures plus tôt à plus de 45 km à l’ouest de Palmyre. Plus loin sur la route, nous sommes tombés sur l’épave d’un camion plein de bombes que les tirs de roquettes de l’armée syrienne avaient fait exploser. Assad Sulieman, le directeur de l’usine gazière, dit que son père l’a prénommé Hafez, le nom du père du président Bachar al-Assad. Il a expliqué que les rebelles islamistes avaient totalement détruit une usine gazière près de Hayan, l’année dernière, et que ses équipes l’avaient entièrement restaurée et remise en marche en quelques mois en se servant du matériel récupéré sur d’autres installations. La capacité de production de son usine a atteint trois millions de mètres cubes de gaz par jour, qui alimentent les centrales électriques du pays et six mille barils de pétrole qui vont à la raffinerie de Homs.

Mais l’homme qui connait le mieux les dangers de cette guerre, est le général Fouad – comme tout le monde, dans la région de Palmyre, il préfère utiliser uniquement son prénom – un officier de carrière qui a enregistré sa plus grande victoire sur les rebelles, dans une chaîne de montagnes voisine, au moment où son fils a été tué en combattant à Homs. Il nous confie qu’il a ressenti un grand choc lorsque Palmyre est tombée. Il pense que les soldats qui se battaient depuis longtemps pour défendre la ville ne s’attendaient pas à une attaque d’une telle force. Selon d’autres militaires – pas le général – État islamique avançait à ce moment-là sur un front large de 75 km, ce qui a submergé l’armée.

«Ils n’iront pas plus loin, a affirmé le général Fouad. Nous les avons repoussés quand ils ont attaqué trois sites d’exploitation l’an dernier. Nos soldats ont pris et fouillé quelques uns de leurs quartiers généraux locaux dans la montagne Shaer. Nous avons trouvé des documents sur nos installations de production, nous avons trouvé des livres religieux takfiris. Et nous avons trouvé de la lingerie.»

Qu’est-ce que État islamique pouvait bien faire de cette lingerie, ai-je demandé? Le général n’a pas souri. «Nous pensons qu’ils avaient des femmes yazidis avec eux, celles qu’ils avaient enlevées en Irak. Lorsque nos soldats ont pris leur QG, nous avons vu des hommes plus âgés s’enfuir avec des femmes.»

Mais il y a une question qui taraude ce général, comme presque tous les officiers syriens que j’ai rencontrés dans le désert – et tous les civils : les Américains, qui disent vouloir détruire Isis, savaient bien, grâce à leurs satellites, que des milliers d’hommes armés se massaient pour attaquer Palmyre. Pourquoi n’ont-ils pas prévenu les Syriens ? Et, même si Washington n’aime pas le régime d’Assad, pourquoi ne les ont-ils pas bombardés ? Ils étaient pourtant une cible facile pour l’armée de l’air des États-Unis pendant les jours qui ont précédé l’attaque sur Palmyre. C’est une question à laquelle il faudra un jour donner une réponse.

Traduction : Dominique Muselet

   Envoyer l'article en PDF