Par Alastair Crooke − Le 26 aout 2019 − Strategic Culture
La perspective d’une récession mondiale en train d’arriver n’est-elle qu’une question économique, à discuter dans le cadre de la Grande Crise financière de 2008 ; c’est-à-dire savoir si les banquiers centraux ont, ou non, gaspillé leurs outils disponibles pour la gérer ? Ou bien existe-t-il un modèle plus large de marqueurs géopolitiques que l’on peut observer avant qu’elle n’arrive ?
Heureusement, nous avons de l’aide. Adam Tooze est un historien britannique primé, travaillant à l’Université de Columbia, dont les histoires sur la Seconde Guerre mondiale, The Wages of destruction (Les salaires de la destruction) et sur la Première Guerre mondiale, The deluge (Le déluge), racontent 100 ans de descente en spirale, de dette mondiale « passe-moi-la-patate-chaude », de récession (certaines idéologiquement imprégnées) et de modèles commerciaux à l’exportation, tout cela ayant façonné notre géopolitique. Ce sont les mêmes variables, bien sûr, qui sont en jeu aujourd’hui.
Les livres de Tooze décrivent un modèle de base d’événements, liés et répétés au cours des deux guerres, mais il y a d’autres idées à trouver dans ce modèle : comment les modes politiques ont été affectés, comment l’idée d’empire s’est métamorphosée et comment l’accumulation de dettes a provoqué de profonds changements.
Mais d’abord, comme le note Tooze, ce « modèle » commence avec l’observation de Woodrow Wilson en 1916, selon laquelle « la Grande-Bretagne possède le monde, mais l’Allemagne le veut aussi ». En fait, il s’agissait aussi de la peur de l’élite britannique face à ses rivaux (l’Allemagne, par exemple), la peur de paraître faible. Aujourd’hui, c’est l’élite américaine qui, de la même manière, craint la Chine et un hypothétique « empire » eurasiatique.
Les anciens empires européens sont effectivement « morts » en 1916, selon Tooze :
Alors que la Première Guerre mondiale entrait dans sa troisième année, l’équilibre du pouvoir était visiblement en train de basculer de l’Europe vers l’Amérique. Les belligérants ne pouvaient tout simplement plus supporter les coûts d’une telle guerre. Les alliés occidentaux, et en particulier la Grande-Bretagne, ont équipé leurs armées en achetant de plus en plus de matériel de guerre aux États-Unis. Fin 1916, les investisseurs américains avaient misé deux milliards de dollars sur une victoire de l’Entente (l’équivalent de 560 milliards de dollars en monnaie d’aujourd’hui). C’est aussi l’année où la production américaine a dépassé celle de tout l’Empire britannique.
Le revers de la médaille, c’est que cette quantité stupéfiante d’achats faite par les Alliés a déclenché une sorte de mobilisation de guerre aux États-Unis. Les usines américaines sont passées d’un stade de production civile à celui de production militaire. Et la même chose s’est répétée en 1940-1941. Il en a résulté d’énormes profits. Des oligarchies ont été fondées, et l’intérêt de l’Amérique pour son énorme complexe militaro-industriel est né à ce moment.
Wilson fut le premier homme d’État américain à percevoir que les États-Unis étaient devenus, selon les mots de Tooze, « une puissance pas comme les autres qui est apparue, tout à coup, comme une nouvelle sorte ‘super-État’, exerçant son veto sur les préoccupations financières et sécuritaires des autres grands États du monde. »
Bien sûr, après la guerre, il y a eu de la dette. Beaucoup de dettes. La France « était profondément endettée, devant des milliards aux États-Unis et des milliards à la Grande-Bretagne. La France avait également été prêteuse pendant le conflit, mais la plupart de ses crédits avaient été accordés à la Russie, qui avait répudié toutes ses dettes extérieures après la Révolution de 1917. La solution française a été d’exiger des réparations de l’Allemagne ».
La Grande-Bretagne était prête à assouplir ses exigences envers la France. Mais elle devait aux États-Unis encore plus que la France. A moins qu’elle ne perçoive de la France, de l’Italie et de tous les autres petits combattants, elle ne pouvait pas espérer payer ses dettes envers les États Unis. Les Américains, quant à eux, étaient préoccupés par le problème de la reprise allemande. Comment l’Allemagne pourrait-elle atteindre la stabilité politique si elle devait payer autant à la France et à la Belgique ? Les Américains pressent les Français de céder quand il s’agit de l’Allemagne, mais insistent pour que leurs propres revendications soient payées en totalité par la France et la Grande-Bretagne. L’Allemagne, pour sa part, ne pourrait payer que si elle pouvait exporter, et en particulier vers le plus grand et le plus riche marché de consommation du monde, les États-Unis. La dépression de 1920 a tué ces espoirs d’exportation. A ce moment, la crise économique a réduit la demande des consommateurs américains au moment même où l’Europe en avait le plus besoin.
Les guerres sont souvent suivies de ralentissements économiques, mais en 1920-21, les autorités monétaires américaines ont en fait cherché à ramener les prix à leur niveau d’avant-guerre par des mesures d’austérité. Ils ont créé une dépression. Ils n’ont pas entièrement réussi, mais assez bien quand même. Lorsque les États-Unis ont opté pour une déflation massive, ils ont imposé à tous les pays qui voulaient revenir à l’étalon-or un dilemme angoissant. Revenez à l’or aux valeurs de 1913 et vous devrez égaler la déflation américaine avec une déflation encore plus forte de votre côté, et accepter le chômage de masse conséquent, ou dévaluez.
La Grande-Bretagne a alors choisi la voie de la déflation et de l’austérité. Presque tout le monde, cependant, a choisi de dévaluer sa monnaie (par rapport à l’or), à la place. Mais les dirigeants américains des années 1920 n’étaient pas prêts à accepter ce résultat. Ils ne voulaient pas que leur industrie et leurs marchés soient perturbés par un flot de produits français et allemands bon marché. En 1921 et 1923 – tout comme aujourd’hui en ce qui concerne la Chine – l’Amérique a donc augmenté ses taxes douanières, mettant fin à une brève expérience de libéralisation du commerce entreprise après les élections de 1912. « Le monde devait des milliards de dollars aux États-Unis, mais le monde allait devoir trouver un autre moyen de gagner cet argent que de vendre des marchandises aux États-Unis. »
Ce moyen a été trouvé (vous pouvez le deviner) – encore plus de dettes. L’Allemagne a eu recours à l’impression monétaire. (L’impression était le seul moyen pour elle de se réarmer en prévision de la Seconde Guerre mondiale). L’hyperinflation de 1923, qui a anéanti les épargnants allemands, a cependant également assaini le bilan du pays. Post inflation, l’Allemagne ressemblait à un emprunteur très solvable.
Entre 1924 et 1930, les flux financiers mondiaux ont pu être vus comme une guirlande de dettes. Les Allemands empruntaient aux Américains et utilisaient cet argent pour payer les dommages de guerre aux Belges et aux Français. Les Français et les Belges utilisaient alors cet argent pour rembourser les dettes de guerre envers les Britanniques et les Américains. Les Britanniques l’utilisaient ensuite pour rembourser les États-Unis, qui remettaient tout cet argent en circulation. Tout le monde pouvait voir que ce système était dingue.
Seuls les États-Unis pouvaient le réparer. Ils ne l’ont jamais fait.
Pourquoi ? Parce que « au cœur de ce système mondial centré sur l’Amérique, qui se mettait rapidement en place, il y avait une politique liée à une vision conservatrice de son propre avenir » [comme hégémonie mondiale], estime Tooze.
Le revers de cette fixation avec un dollar « aussi bon que l’or » n’était pas seulement les difficultés de l’entre-deux-guerres d’une Europe ravagée par la guerre, mais aussi la menace de marchés américains inondés d’importations européennes à bas prix : les sidérurgistes et les chantiers navals allemands moins chers que leurs concurrents américains grâce à leur faible monnaie. Une telle situation a également prévalu après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis ont accepté la sous-évaluation du mark allemand et du yen, précisément pour aider la reprise allemande et japonaise.
Accélérons jusqu’à aujourd’hui, et c’est là que se trouve la racine du Zeitgeist économique de Trump. La peur américaine est relancée pour un nouveau cycle : la primauté mondiale de l’Amérique est dépassée, cette fois par la Chine.
L’austérité des années 1920 et la dépression qui a suivi ont éviscéré les gouvernements dans toute l’Europe. Pourtant, les dictateurs qui les ont remplacées n’étaient pas, comme le souligne Tooze dans The Wages of Destruction, des absolutistes réactionnaires ; ils aspiraient plutôt à être des modernisateurs. Et personne ne l’a été plus qu’Adolf Hitler. Tooze écrit : « L’originalité du national-socialisme est que, plutôt que d’accepter docilement une place pour l’Allemagne dans un ordre économique mondial dominé par les riches pays anglophones, Hitler a cherché à mobiliser les frustrations refoulées de sa population pour relever un épique défi à cet ordre. »
Hitler rêvait de conquérir la Pologne, l’Ukraine et la Russie comme moyen d’obtenir les ressources nécessaires pour égaler celles des États-Unis, affirme Tooze. « Le vaste paysage entre Berlin et Moscou deviendrait l’équivalent de l’Ouest américain pour l’Allemagne ». L’objectif initial d’Hitler, suggère Tooze, était plus celui d’un premier Reich hautement modernisé et industriel ; un « empire » carolingien, tel celui que les Francs avaient créé après la chute de Rome.
Bien que configuré différemment, le rêve national-socialiste allemand d’un empire carolingien « moderne » sous-tend toujours la vision européenne de l’Europe d’aujourd’hui, en tant que sa descendance linéaire.
Après la Seconde Guerre mondiale, une Europe affaiblie et châtiée s’est définitivement détournée de la « puissance » brute ; ou, pour le dire un peu différemment, elle a dépassé la puissance pour adopter un style différent d’« empire ». Toujours carolingien par essence ; c’est-à-dire avec un commandement centralisé (dans le style franc), supervisant un monde autonome de lois et de règles et une coopération étroitement réglementée.
Mais, avec la philosophie d’après-guerre du « plus jamais ça », elle a évolué vers un projet millénaire, fondé sur la « paix perpétuelle » de Kant et sur sa logique « convaincante » de gouvernance mondiale comme seule solution à la politique brutale de l’anarchie hobbésienne (bien que Kant craignait aussi que l’« état de paix universelle » rendu possible par le gouvernement mondial soit une menace encore plus grande pour la liberté humaine que l’ordre international hobbésien, dans la mesure où un tel gouvernement, avec son monopole du pouvoir, deviendrait « le plus horrible despotisme »).
L’Europe vit donc un « système postmoderne » qui ne repose pas sur un rapport de force, mais sur « le rejet de la force » et sur « des règles de conduite auto-imposées ». Dans le « monde postmoderne », écrit Robert Cooper (lui-même haut fonctionnaire européen) : « La raison d’état et l’amoralité des théories de Machiavel sur l’art de l’État… ont été remplacées par une conscience morale » dans les affaires internationales.
Le résultat est paradoxal. Les États-Unis ont résolu le « paradoxe kantien » de l’UE avec leur rejet libéral de toute politique de puissance en leur apportant la sécurité, ce qui a rendu inutile que le gouvernement supranational européen le fasse. Les Européens n’avaient pas besoin de puissance pour parvenir à la paix, et ils n’avaient pas non plus besoin de puissance pour la préserver.
C’est précisément sur ce paradoxe que Trump s’est « focalisé », afin de mobiliser sa base vers une nouvelle vision de l’Europe, la voyant comme un rival commercial prédateur. Face à la montée de la Chine, les États-Unis se retranchent dans un monde hobbésien où la « puissance » brute est primordiale, et seront donc de moins en moins favorables aux discours européens libéraux et moralistes.
Voici où je veux en venir : au départ, l’Union Européenne n’aurait jamais vu le jour sans l’ingénierie politique secrète de l’Amérique. Et l’Europe a été (et est toujours) par conséquent fondée sur le principe de la bienveillance sans réserve des États-Unis à l’égard de l’UE. Mais cette prémisse clé ne tient plus : une Union Européenne à l’aube d’une récession peut-elle réussir à rester équilibrée et à l’écart d’une guerre commerciale entre les États-Unis et l’Eurasie ?
Qu’est-ce qu’une récession imminente pourrait alors présager ? Le pendule va (presque certainement) basculer à l’autre extrême de celui des années 1920. Trump est un renfloueur, à 0% d’intérêt. Mais ce virage extrême dans la direction opposée, cependant, est susceptible d’induire des cycles similaires d’effondrement en chaîne de cette dette toxique sur quelqu’un – n’importe qui – d’autre ; de dévaluation compétitive et de tentative d’exportation de la déflation.
Une récession mondiale de grande ampleur pourrait remettre en marche toute cette « folle machine à dettes ». Mais cette fois, amplifiée par l’effondrement du prix du pétrole, la chute des États du Moyen-Orient, etc. Tout le monde peut voir que le système est fou. Les États-Unis pourraient y remédier, mais ils ne le feront jamais.
Ils ont tellement transformé le système financier en arme qu’ils ne cèderont jamais sur le statut du dollar. La question est de savoir si la Chine et la Russie ont la volonté politique, et la capacité, d’assumer la corvée d’instaurer un ordre financier différent.
Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas réparé le système pendant l’entre-deux-guerres ? Parce que, nous dit Tooze (en termes codés), le système s’était révélé une mine d’or pour les oligarques fabricants d’armes, et l’Amérique était puissamment attirée par la perspective de devenir le leader mondial : le « siècle américain » qui allait venir.
En outre, avant la Première Guerre mondiale, écrit Tooze dans The Deluge, la capacité d’action des États-Unis était entravée par leur système politique inefficace, leur système financier dysfonctionnel et leurs conflits raciaux et sociaux d’une violence unique. « L’Amérique était synonyme de greffe urbaine, de mauvaise gestion et de politique avide, autant que de croissance, de production et de profit. »
Eh bien, les deux « guerres mondiales », parce qu’ils étaient le principal fournisseur d’armes, n’ont pas beaucoup changé cette situation. Les fortunes et l’influence oligarchiques se sont épanouies. L’entre-deux-guerres a vu l’intersection de certains intérêts oligarchiques avec ceux du crime organisé en Amérique, et la Seconde Guerre mondiale a vu le lien de la mafia italienne avec les opérations étrangères américaines, et donc avec la classe politique américaine.
En 1916, la production américaine dépasse celle de tout l’Empire britannique. Quatre-vingt-dix-huit ans plus tard, la suprématie de la production américaine a pris fin. La Chine est en train de surpasser l’Amérique. Une politique intérieure américaine plus fragmentée et de plus en plus belliqueuse sera-t-elle capable de restaurer l’ordre financier, alors qu’ils passent d’un extrême à l’autre ? L’Amérique sera très probablement une fois de plus mariée à une vision « conservatrice » [c’est-à-dire hobbésienne] de la poursuite de son propre avenir.
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par San pour le Saker Francophone.
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