Isolé dans sa propre arrière-cour, Washington n’avait pas d’autre choix que de changer de politique envers Cuba
Par David Brooks – Le 21 juillet 2015 – Source legrandsoir
Puisque les politiques de terreurs et d’asphyxie économique ont échoué, depuis 2014 Obama a essayé d’employer d’autres moyens pour «instaurer la démocratie», affirme le linguiste.
Le changement dans la politique extérieure des États-Unis envers Cuba est dû au fait que, avec les changements notables survenus en Amérique latine ces dernières années, Washington s’est retrouvé de plus en plus isolé dans sa propre arrière-cour et s’est vu obligé de changer de position par rapport à l’île, a affirmé Noam Chomsky.
Durant un entretien accordé à La Jornada dans le cadre de l’inauguration des nouvelles ambassades de Cuba à Washington et états-unienne à La Havane ce lundi, nous avons demandé l’opinion de Noam Chomsky au sujet de la décision des États-Unis de rétablir des relations diplomatiques après plus d’un demi-siècle.
«Les raisons du changement dans la politique états-unienne [envers Cuba] sont assez claires. Depuis plusieurs décennies, les sondages révèlent que la population états-unienne est favorable à une normalisation des relations. Néanmoins, l’opinion publique est toujours ignorée, c’est une règle. Plus intéressant encore : des secteurs importants du grand capital états-unien sont pour une normalisation : pharmaceutique, énergie, agro-industrie, entre autres. Ce sont ceux qui habituellement prennent les décisions, et s’ils sont ignorés cela veut dire qu’il y a un intérêt d’État encore plus important», a signalé le linguiste et intellectuel, un des critiques les plus reconnus au sujet du pouvoir et des relations internationales des États-Unis.
«Cet intérêt (suprême) d’État est très clairement défini dans des documents officiels internes» que l’on pourrait résumer ainsi : «Le défi des Cubains face à la politique extérieure états-unienne, qui découle de la Doctrine Monroe, ne peut pas être toléré.»
Doctrine de la mafia
Chomsky décrit cette politique comme étant basiquement une «doctrine de la mafia», qui cherche à imposer cet ordre mondial, ce qui est compréhensible : les documents officiels internes [du gouvernement des États-Unis] expliquent que la désobéissance (à cette doctrine) peut potentiellement se muter en ce que Kissinger a appelé un virus, qui pourrait propager l’infection et perturber le système dans son ensemble.
Ainsi, dans le cas de Cuba, cette doctrine consistait à isoler et contrôler ce virus à tout prix depuis l’époque de la révolution jusqu’à récemment, mais quelque chose a changé.
Chomsky signale que «cette politique a dû faire face à un grand problème. Lors du Sommet des Amériques en Colombie, les États-Unis (avec le Canada) se sont retrouvés complètement isolés sur tous les sujets cruciaux, dont Cuba. Alors que le prochain Sommet de Panama approchait (il a eu lieu en 2014), il devenait possible que les États-Unis restent exclus par rapport au reste de l’hémisphère. Il fallait agir».
Il continue : «C’est à ce moment que Barack Obama a prédit dramatiquement que les politiques états-uniennes pour apporter la démocratie et les droits de l’homme à Cuba n’avaient pas fonctionné, et qu’il fallait trouver un autre moyen pour atteindre nos objectifs, des objectifs nobles puisqu’il s’agit des nôtres. Par conséquent, de façon magnanime, les États-Unis allaient permettre que Cuba s’échappe – un petit peu – de son isolement international ».
Il ajoute que «cette noblesse (d’Obama) a été chaleureusement applaudie par les médias de la gauche libérale, notamment par le New York Review of Books, qui a expliqué qu’Obama a vaillamment et intelligemment, mais en prenant des risques politiques considérables, décidé de rétablir les relations diplomatiques en décembre 2014, ce que le président des États-Unis a décrit comme un moyen plus effectif de permettre au peuple cubain de s’émanciper [le terme original utilisé par l’auteur est empowerment, NdT]. Obama a fait des pas vraiment historiques, ce qui lui a permis d’arriver à la Conférence de l’OEA au Panama avec une légitimité morale renforcée».
Chomsky traduit toute cette rhétorique ainsi : «Les changements notables dans une grande partie de l’Amérique latine durant ces dix ou quinze dernières années ont produit un isolement important des États-Unis dans ce qui était historiquement considéré comme son arrière-cour.»
Il conclut son explication avec un ton férocement ironique : «Puisque les politiques de terreur et d’asphyxie économique ont échoué, les États-Unis ont entrepris de mettre en place tous les moyens pour que Cuba puisse bénéficier des plus hauts standards de vie tel qu’au Honduras, au Guatemala ainsi que d’autres pays qui ont déjà bénéficié de la bienveillance des États-Unis.»
David Brooks – Correspondant à New-York de La Jornada
Traduit par Luis Alberto Reygada