Par Alastair Crooke − Le 20 juillet 2020 − Source Strategic Culture
La Réserve fédérale américaine – la Fed – est le grand catalyseur. C’est le moteur qui pousse l’Amérique à la recherche de la primauté. La capacité, apparemment illimitée, de la Fed d’imprimer de l’argent ; son soutien à toutes les dépenses du gouvernement américain, suppriment simplement toute limite significative aux actions américaines. Cela crée l’illusion convaincante qu’il n’y a aucune conséquence aux actions du gouvernement américain. Les États-Unis estiment avec suffisance qu’ils gagnent la guerre commerciale. Ils peuvent sanctionner le monde à volonté, pour l’usage fait du dollar américain.
Comme l’économiste Mark Thornton l’a dit, dans un échange de Questions/Réponses, publié sur le blog Mises Wire, l’Amérique a maintenant un président, et une génération, au pouvoir qui n’ont aucun concept de restriction monétaire et, par conséquent, n’apportent aucune attention à la restriction de la politique gouvernementale – que ce soit au niveau national ou extérieur. Alors que la politique de la Fed est sans précédent et même extravagante, d’autres banques centrales du G7 vont à des extrêmes encore plus grands. Complices dans une course monétaire vers le bas – chaque État avilit sa monnaie conjointement et collectivement – ces banquiers centraux «vichyssois» [collabos] dissimulent le déclin du dollar, tout en alimentant l’illusion de « l’absence de conséquences, de responsabilité et de limites » à la puissance de feu du dollar.
Le gouvernement américain se sent donc habilité à sanctionner la Chine à propos des droits de l’homme au Xinjiang, de sa politique de visas au Tibet, des actions de Huawei, de Hong Kong – et pense même à interdire les voyages à l’ensemble des membres du PCC [100 millions de personnes ! NdT]. Le crime de la Chine ? Elle n’est pas devenue «comme les États-Unis» – comme nous l’avions prévu. La Russie non conforme, comme l’Iran, est déjà sanctionnée, et au Moyen-Orient, les responsables américains ont savouré la perspective de voir mourir de faim, et de matraquer financièrement, le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie et l’Iran. Les États du Golfe aussi – même Israël à cause de ses liens économiques avec la Chine – sont tenus de s’entendre dans une guerre de siège financière sous une forme ou une autre – sous peine de voir leur «parapluie de sécurité» retiré.
Nombreux sont ceux à Washington qui considèrent que l’Amérique est «gagnante» – et qu’il s’agit aussi de bonnes tactiques électorales. Il existe cependant une vieille sagesse à propos de cette poursuite du démembrement du monde. C’est l’histoire d’Osiris. Le «monde» était alors l’Égypte. Osiris, l’aîné, avait hérité du fertile delta du Nil, et son jeune frère, Seth, n’avait reçu qu’une portion moindre et plus aride.
Méchant et destructeur, Seth aspirait à «s’emparer du monde». Il assassina Osiris et cacha son corps. Mais Isis, la sœur/femme d’Osiris, après des recherches interminables, l’a finalement trouvé. Seth était indigné et en colère contre elle : il a de nouveau saisi le corps. Il l’a démembré, et les parties ont été cachées et se sont répandues dans des régions éloignées. Pourtant, Isis a recommencé : elle «est revenue». Elle a trouvé les «morceaux» d’Osiris, les a rassemblés à nouveau et a fait souffler Apollo en lui. Ils ont eu un fils : Horus.
Il y a beaucoup de messages dans cette histoire, mais l’un des principaux est que le démembrement d’Osiris par Seth n’a apporté que violence, instabilité et calamité en Égypte. Horus s’est battu pendant des décennies contre Seth. Mais ni l’un ni l’autre n’ont finalement pu l’emporter. Les combats n’ont apporté que des conflits et des ruines – et les Égyptiens en sont venus à détester Seth comme le symbole d’une destruction qui a tout entaché. Finalement, le conseil des dieux décida que Seth devait être expulsé et exilé d’Égypte, pour toutes les tensions et les troubles qu’il avait causés.
Seth était compris par les Égyptiens comme représentant un humain « sens dessus-dessous » ; un caractère unilatéral qui n’avait pas réussi à atteindre l’intégralité – il était incomplet et inadéquat. De manière significative, ce n’est que l’intervention du pôle opposé, la femelle Isis, en mariage alchimique avec Osiris, qui a ramené la fécondité – dans toutes ses significations – et l’harmonie en Égypte.
Si nous repensons à l’ancien concept des « deux terres » de l’Égypte – les terres noires fertiles du Nil et les terres rouges stériles du désert environnant – nous avons une idée de la façon dont la croissance, et le déclin, d’une polarité à sa valeur «opposée», a été comprise dans les temps anciens. Tout est en mouvement : les polarités s’échangent, comme dans une danse formelle, et les puissances du monde invisible sont bousculées et s’arc-boutent contre le flux et le reflux de l’activité humaine.
Les «Deux Terres» de l’Égypte représentent bien plus qu’une simple distinction géographique. Dans l’Égypte ancienne, le paysage physique avait une résonance métaphysique dont les anciens Égyptiens étaient parfaitement conscients : les Deux Terres étaient comprises comme les deux royaumes de la vie et de la mort, opposés, mais s’interpénétrant.
Le paysage combiné des Deux Terres est celui du «paradis» et de «l’enfer», en guerre l’un avec l’autre, mais unis dans un équilibre précaire et réciproque. «Horus» symbolise ainsi l’unité harmonieuse et créatrice de la culture dans la vallée ; et «Seth» celui de l’incohérence, du chaos et de la mort dans les zones désertiques.
Mais même Seth, qui symbolise à bien des égards une négativité destructrice et vorace, incarne aussi une certaine dualité. Il n’a jamais été perçu comme intrinsèquement mauvais ou méchant, mais comme une composante nécessaire du Cosmos : l’aridité, la dessiccation et la mort. Son ambivalence est vécue dans le désert égyptien : impitoyablement chaud, sans aucun abri du soleil ; mais dans ce paysage de roches et de silence, où aucun oiseau ne vole et aucun animal, sauf la vipère du désert ne bouge, il y a aussi une immobilité profonde que la vallée fertile ne peut offrir.
Seth peut, dans un sens, personnifier la prégnance de la vieillesse, de la décadence et de la mort, mais sa polarité dramatique réside précisément dans sa nécessité même de se renouveler. Les Égyptiens de l’Antiquité se voyaient tenus dans cet équilibre et cette interaction des polarités : la vie et la mort, l’abondance et la rareté, la lumière et l’obscurité – le paysage même enseigne le principe des polarités oscillantes. Le maintien de l’équilibre était une succession de destructions et de renaissances ; il permettait de surmonter la stérilité insidieuse et corrosive de Seth avec les inondations provoquées par Horus, c’était la préoccupation centrale du roi égyptien, le pharaon. Seth et Horus devaient donc être maintenus en équilibre.
On pourrait comprendre ce double mouvement – composé d’aspects toujours en tension polaire, mais pourtant co-constituants l’un de l’autre – comme étant en quelque sorte une réflexion, une analogie et une conséquence d’un rythme de vie intérieur profond : la systole et la diastole de la créativité humaine elle-même.
Des historiens plus tardifs, tels que Plutarque – écrivain grec, décédé vers 125 après JC – ont observé que Seth [après son bannissement par les dieux] aurait erré dans la région, où il avait engendré des fils – qui, alimentés par leur ressentiment face au traitement infligé par l’Égypte, ont choisi de racheter l’inimitié mortelle de l’Égypte, en s’identifiant précisément à une divinité vengeresse, ambitieuse – mais désormais exclusive – Seth. En bref, Plutarque dit que l’impulsion et la polarité de Seth se sont perpétuées, c’est-à-dire qu’elles se sont incarnées à travers la condition humaine.
Les États-Unis peuvent croire que le démembrement et la dispersion des membres institutionnels de leurs Némésis perçues – la Chine, la Russie et l’Iran – rendront l’Amérique à nouveau grande ; mais cette ancienne sagesse nous dit qu’elle échouera, précisément à cause de son caractère unilatéral et du manque de la faculté féminine d’empathie – et non parce qu’une monnaie de réserve militarisée n’est pas un outil assez puissant.
La région fait face – comme l’Égypte ancienne – à une période d’épreuves, car ni les États-Unis, ni ses Némésis, ne prévaudront initialement ; mais en fin de compte, l’Amérique sera, comme Seth, forcée de s’exiler pour goûter à sa propre bile après l’échec de sa mission exceptionnelle – et divine.
L’avantage ici est que cette crise contient la promesse de discréditer l’illusion dominante que la planche à billet de la Fed est sans conséquences, et qu’il ne doit donc y avoir aucune limite – ni aucune responsabilité – à son abus et aux menaces d’exclusion de la sphère du dollar, pour appauvrir des vies dans une grande partie du reste du monde. Et que cette action est innocente et ne laisse présager aucun retour de bâton.
Alastair Crooke
Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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