L’American way of life a besoin de la guerre pour perdurer

Par Phil Butler – Le 19 août 2016 – Source New Eastern Outlook

Je me souviens bien de mon oncle Duke. Il avait belle allure, beau et grand dans son uniforme bleu de l’US Air Force. Alors que j’étais encore enfant à El Paso, au Texas, je me souviens des feuilles de chêne argentées qui ornaient les revers de son col. Membre d’un corps d’élite, Duke Wolfe se rendait à la base aérienne de Biggs chaque semaine pour son travail. En 1962, ce pilote-navigateur de B-52 du Strategic Air Command [grand commandement de l’US Air Force, en charge de la dissuasion nucléaire aérienne des États-Unis, dissout en 1992, absorbé dans l’Air Combat Command, NdT] était un commandant au sommet de sa carrière, tout comme l’Amérique était au faîte de sa puissance. À l’époque, préserver l’American way of life voulait dire contenir la menace de destruction nucléaire par l’Union soviétique. Depuis, pas grand-chose n’a changé, si ce n’est la vérité, bien sûr.


Comprendre les crises du monde d’aujourd’hui implique que nous comprenions la vérité sur les raisons qui nous ont menés à la situation actuelle. Peu d’experts sont disposés à nous expliquer la vérité sur les conflits qui agitent notre monde. L’essentiel du propos est pourtant d’une simplicité étonnante, mais il a toujours été considéré éminemment anti-patriotique d’en parler.

Notre monde d’aujourd’hui connait des crises dont le seul objectif est la préservation du Rêve américain.  Il s’agit du même rêve de consommation ostentatoire et de désir qui nous aveugle depuis les années 1960, le mirage de possibilités sans fin. Aussi idyllique que ce rêve a pu paraître, c’est l’infinité du désir qui était impossible à assouvir perpétuellement. Le peuple américain en a largement profité, il est vrai, en partie du fait de son ingéniosité innovante et son dur labeur. Mais les élites au pouvoir ne nous ont jamais informés de la facture salée dont nous devrions nous acquitter pour garantir leur part du gâteau. Il se trouve, voyez-vous, que la croissance est un objectif qui n’est pas extensible à l’infini. Laissez-moi vous expliquer.

La plus simple équation à laquelle je peux réduire mon affirmation est qu’au cours des soixante-dix dernières années, les Américains ont consommé 25% de tout ce qui est consommable sur cette planète. Les denrées alimentaires, le pétrole, le charbon, le cuivre, l’étain, le bois des forêts, le minerai de fer, le titane, peu importe la matière première que vous choisissez, nous, Américains, en avons abusé. Une fois que vous comprenez cet état des choses, immédiatement la vérité que nous cachent les médias devient apparente. J’expliquerai ultérieurement l’impossibilité pour notre économie de continuer sur sa trajectoire, mais pour le moment, rappelons-nous une citation du très ostentatoire président américain George Bush senior, qui encapsule bien cette impossibilité. En 1992, il a déclaré lors du Sommet de la Terre [de son nom officiel « Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement » NdT] à Rio de Janeiro : « On ne touche pas à l’American way of life. »

Pendant que vous mesurez l’impact de cette phrase, je vous emmène rapidement en 2014 et aux idées du milliardaire Tom Perkins, un homme qui incarne la cause des difficultés de notre époque. Perkins est un des membres fondateurs de la société de capital-risque Kleiner Perkins Caufield & Byers, à savoir les gens qui ont financé et gavé de milliards le plus grand tour de passe-passe de tous les temps. Par tour de passe-passe, je fais référence aux immenses groupes, pour la plupart inutiles, de la Silicon Valley, à l’origine des jouets et autres logiciels sur lesquels les consommateurs gaspillent des milliards. AOL, Google, et des centaines d’autres entités pour la plupart creuses ont rendu Perkins et d’autres indécemment riches, alors qu’ils n’ont ajouté que très peu de valeur réelle au développement du monde. Perkins est l’incarnation de tout ce qui est détestable dans le Rêve américain.

Un courrier que Perkins a adressé au Wall Street Journal confirme mes dires. Dans une lettre ouverte au directeur de la publication de ce journal, à propos de la grogne qui gagne le peuple américain au sujet des 1% de nantis de la Silicon Valley et de leurs profits indécents, Perkins a écrit :

« Je tiens à attirer l’attention sur le parallèle qui existe entre une Allemagne nazie et la guerre qu’elle mena contre son 1% de nantis, à savoir les juifs, et la guerre que font les progressistes américains à leur 1% de nantis, à savoir les riches. »

La préoccupation croissante du peuple américain au sujet du 1% de nantis qui se gobergerait un peu trop déclenche immédiatement la sempiternelle rhétorique servant à dénoncer les politiques les plus effroyables entreprises par le genre humain.  « Si vous nous critiquez, vous êtes antisémite, anti-juif et nazi », et autres onomatopées stigmatisantes utilisées pour brocarder les défavorisés, les laissés-pour-compte, les 99% restants qui constituent le Peuple.

La levée de boucliers qu’a déclenchée l’attaque de Perkins contre le peuple était prévisible, mais le soufflé est depuis retombé. Ce n’était sûrement pas son intention, mais sa comparaison de la situation actuelle aux États-Unis et l’horrible Nuit de Cristal de l’Allemagne nazie est probablement pertinente. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la Nuit de Cristal, il s’agit d’une vague de violences et de pogroms anti-juifs qui a eu lieu les 9 et 10 novembre 1938 en Allemagne. De la même manière que Perkins ignore les causes de la Nuit de Cristal, les nouveaux milliardaires de ce monde pataugent aveuglément vers un objectif de croissance illimitée qui les perdra.

Des capitalistes modérés ont qualifié la lettre de Perkins de vulgaire et déshonorante, trouvant qu’elle érige un peu plus haut encore le mur qui sépare les nantis des déshérités. Mais cela n’est pas la vraie raison de leur indignation. Le magazine AdWeek et d’autres médias détenus par les géants de la Silicon Valley se sont rués sur Perkins et sa diatribe contre les sans-dents. Ils l’ont qualifié de simplet du village et se sont distancés de ses propos. Si le dédain adressé à Perkins par ses congénères de la haute société est évident, il n’en est pas moins simulé. Perkins a maladroitement lancé la première salve, mais les médias aux ordres ont vite tenté de cimenter l’idée que les sans-dents sont ingrats.

Les subterfuges utilisés par les 1% sont multiples et variés. Je vous rappelle que le magazine AdWeek appartient à Prometheus Global Media, une société contrôlée par Pluribus Capital Management et Guggenheim Partners. Je ne m’étendrai pas ici sur la collusion entre le milieu des affaires et les médias, parce que l’économie nous permet de mieux comprendre encore.

La Nuit de Cristal en 1938 a été l’événement précurseur de certains des actes les plus horribles commis sur cette planète. L’internement et l’extermination de millions d’innocents par les nazis est une tache plus tenace qu’aucune autre sur notre histoire. Il s’agit d’une horreur bien médiatisée, mais ces horreurs sont aussi utilisées comme un instrument de propagande. Je ne m’étendrai pas ici sur l’utilisation de l’holocauste comme outil de propagande. La mention d’une nuit de cristal au XXIe siècle est déterminante pour comprendre ce qui se passe en Amérique.

La distribution inégale de la richesse en Allemagne, qui permit à Hitler de manipuler la rage de son peuple, est à la base de ce qui se passe aujourd’hui en Amérique et dans le monde. Les causes de la Nuit de Cristal ne sont pas à chercher dans une haine du judaïsme, ou de toute autre religion ou race. La racine se trouve dans les inégalités, les disparités entre les fabuleusement riches et les désespérément pauvres. Les juifs n’étaient pour les nazis que le catalyseur immédiat du mécontentement populaire.

« Un enfant né aux États-Unis créera treize fois plus de dégâts environnementaux au cours de sa vie qu’un enfant né au Brésil.» – Dave Tilford, Sierra Club

Aujourd’hui, alors que nous observons une raréfaction des ressources naturelles, et connaissons des difficultés économiques grandissantes, les occasions de profit pour ces milliardaires se compliquent. La Croissance, le Rêve américain, ces deux dogmes ne sont plus viables à moins de presser encore plus tous ceux qui sont au bas de la pyramide. Dr. Brian Czech, du Centre pour la promotion d’une économie d’État stable, explique dans son rapport comment l’économie structurelle (analyse des déséquilibres internes et externes causés dans une économie par des rigidités dans sa structure de production) est annonciatrice des crises à venir. Czech  explique que la référence de Perkins à une Nuit de Cristal est en fait la révélation de l’existence d’une nouvelle politique de Lebensraum (espace vital), le plan nazi de conquête des territoires de la Russie et de l’Europe orientale pour le  peuple. Il a raison : la diatribe de Perkins, la stupéfaction des Guggenheim et de leurs semblables nous montrent à quel point le 1% de nantis a peur que l’Histoire ne se répéte. Czech nous propose quelques éléments de réflexion :

« Pour comprendre la logique du Lebensraum, nous devons brièvement nous référer à l’économie structurelle. L’économie se divise en trois secteurs de base : l’agriculture et l’extraction minière, l’industrie et les services. (Le secteur financier est séparé, mais tombe dans la catégorie des services.) Il semble que cette structure classique relève du bon sens. Mais à l’âge de l’internet, la sagesse économique disparaît aussi rapidement que n’émerge la mode du bitcoin. Si nous ne sommes pas prudents, nous connaîtrons le même destin que le roi Midas, l’archétype du nanti imprudent. »

Est-ce que la Nuit de Cristal progressiste de Thomas Perkins est déjà tombée sur nous ? Il n’a pas vécu assez longtemps pour le voir, mais je crois que son apparente folie était plus lucide que ce que veulent nous faire croire ses congénères. Perkins est décédé en juin de cette année, à l’âge de 84 ans, mais l’effrayant message qu’il nous a envoyé depuis le monde des dominants continue de résonner.

J’ai commencé cet article sur une note personnelle au sujet de l’Amérique au faîte de sa puissance. Depuis cette époque, j’ai observé l’Amérique, comme beaucoup de mes contemporains. À une époque, je possédais trois voitures, mon grenier était plein à craquer, tout comme mon garage, emplis des fruits du Rêve américain. Je connais des familles de la classe moyenne américaine qui possèdent bateaux, voitures, motos, jet skis, résidences secondaires et des boxes de location pour empiler tout les fruits de leur Rêve américain.

« La Terre a perdu la moitié de sa faune au cours des quarante dernières années. » – 2014 Living Planet Report

Les pubards de l’époque nous rebattaient les oreilles sur l’infinie extensibilité des richesses de notre monde. Nos dirigeants ont mené d’innombrables guerres en se jouant de nos vies, répandant notre sang comme si c’était une ressource inépuisable qu’ils pouvaient gaspiller. Nous avons bâti des monuments à notre propre gloire, gaspillé la nourriture, le pétrole, et nos forêts dans des proportions qui nous auraient permis de survivre dix mille ans si nous les avions consommé raisonnablement.

Revenons maintenant à l’affirmation catégorique de Bush senior sur le caractère non-négociable du Rêve américain. Considérons ainsi que le rôle du 1% de nantis est de permettre la perpétuation de ce Rêve américain, tout en continuant à dégager des dividendes pour les investisseurs.

Si tout ce que j’ai suggéré précédemment est vrai, alors la crainte de Perkins et du 1% de nantis devient claire comme de l’eau de roche. Tout d’abord, il n’y a pas de juif du quotidien à blâmer aujourd’hui pour la banqueroute de la planète. Il n’y a pas de synagogue habitée par un démon, tel que celui qui pouvait obséder Adolf Hitler. Les élites n’ont pas de bouc émissaire cette fois-ci. À part la Russie ou l’Iran, ou tout autre ennemi juré remontant à la Guerre froide. Ainsi, il n’existe qu’une solution pour préserver ce rêve Américain torturé…

Nous dirigeons-nous vers une Nuit de Cristal progressiste, ou serons-nous piégés dans une guerre perpétuelle pour mettre fin aux guerres ? Cette question est la cause de l’inconfort que nous ressentons tous. C’est aussi la raison pour laquelle 100% des médias occidentaux nous abrutissent de propagande. C’est aussi la raison pour laquelle on ne nous donne comme choix pour président que deux pantins narcissiques. Nous avons atteint le paroxysme de la consommation ostentatoire et de la croissance, et nous n’avons plus aucune marge de manœuvre.  Le choix qui s’offre à nous est de traîner les responsables de cette situation devant le peuple, ou de continuer à leur remplir les poches dans une lutte vaine contre l’inévitable. Les milliardaires ont peur que nous les traînions dans la rue et vidions leurs coffres pour nourrir les pauvres de ce monde. J’ai, pour ma part, peur que nous ne le fassions pas, et que la Troisième Guerre mondiale qu’ils nous préparent n’épargne que quelques uns d’entre nous, une petite tribu condamnée à être dirigée par ce qu’elle croira être son élite salvatrice. En 1962, je pensais que mon oncle et ses camarades protégeaient un pays qui était le phare du monde. Nous y avons tous cru. Cinquante-quatre ans plus tard, je me demande qui va nous protéger de nous-mêmes.

Phil Butler est un analyste en politiques publiques, politologue et expert sur l’Europe de l’Est, qui écrit exclusivement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.

Article original paru sur New Eastern Outlook

Traduit par Laurent Schiaparelli, édité par Wayan, relu par Cat pour Le Saker Francophone

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