Toutes les simulations récentes de wargames montrent que les États-Unis – avec ou sans AUKUS – perdraient une guerre contre la Chine, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle.
Par Alastair Crooke – Le 17 octobre 2021 – Source Al Mayadeen
Il n’y a aucun doute à ce sujet : le Reset est en marche. Seulement, il ne s’agit pas du « Reset du Davos » (pour l’instant). Après la fuite en avant de l’Amérique hors d’Afghanistan pour se concentrer sur la Chine, l’axe Russie-Chine contrôle désormais le « heartland » du monde. Il contrôle l’Asie centrale – ce que Mackinder appelait en 1904 l’énorme « île mondiale », dont la présence menaçante éclipse l’Euro-Asie.
La géopolitique thalassocratique classique définit l’ensemble des masses continentales eurasiennes et africaines comme cette Île mondiale. Cette « grande sphère » est entourée de quelques « sphères mineures » qui agissent comme ses satellites et qui, d’une manière ou d’une autre, ont historiquement essayé d’exercer une pression constante sur le centre et de contenir tout effort de coopération possible en son sein. Historiquement, ce rôle de division a été assumé par le Japon en provenance de l’Est, puis par les puissances maritimes de la Grande-Bretagne et des États-Unis qui cherchaient à contenir le cœur du heartland, mais depuis l’Ouest.
L’implosion afghane, cependant, de manière quelque peu inattendue (pour l’Occident), est devenue le « pivot » d’un Reset beaucoup plus large et significatif en cours. L’abandon par l’Occident de son projet afghan n’a pas seulement scellé l’émergence de cet axe central, mais la débâcle afghane a également sapé l’OTAN de manière substantielle.
Le retournement du pivot afghan a été l’élément déclencheur de l’intégration directe de l’Iran et du Pakistan dans l’axe du heartland, les autres États asiatiques (qui ne sont pas membres, associés ou partenaires de dialogue de l’Organisation de coopération de Shanghaï) dépendant de plus en plus de ces derniers pour le commerce et la technologie. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis envisageraient d’adhérer à l’OCS. La réalité pour l’Amérique est que la population totale de l’OCS, ou associée à celle-ci, représente 57% de la population mondiale. La réalité aussi, découlant de cette statistique, est que la Chine est loin d’être isolée.
Les États-Unis, en fait, ne pourraient jamais être en mesure de faire face militairement à une coalition de deux ou plusieurs puissances eurasiennes (l’Eurasie a deux fois et demie la superficie et dix fois la population de l’hémisphère occidental). Toutes les simulations récentes de wargames montrent que les États-Unis – avec ou sans AUKUS – perdraient une guerre contre la Chine, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle.
Ainsi, aujourd’hui, les puissances maritimes historiques (le Royaume-Uni, les États-Unis et peut-être le Japon) sont réunies dans une ancienne alliance avec l’Australie, afin de lancer un nouvel « ordre » pour préserver au moins un semblant de l’ancien. Le nouvel ordre, cependant, est une version très atténuée de l’ancien. Son objectif est de contenir le centre et de l’empêcher d’étendre son influence maritime sur les États satellites de la mer de Chine méridionale ; d’essayer – par le biais d’accords commerciaux et technologiques – de les lier à l’intérêt occidental de contenir la Chine (en particulier en ce qui concerne les exigences occidentales en matière de climat) ; et aussi de bloquer – autant que possible – toute interconnexion entre les ressources du heartland et la puissance industrielle des pays satellites du rimland (y compris l’Europe).
Ce n’est que de cette manière que l’administration américaine peut espérer tenir la promesse de Biden de maintenir la primauté des États-Unis : « Sous ma présidence » (a-t-il déclaré aux journalistes), la Chine n’atteindra pas son objectif de « devenir le premier pays du monde, le pays le plus riche du monde et le pays le plus puissant du monde ».
Le récent pacte AUKUS, signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, représente en fait une extension linéaire – sous la forme d’un pacte militaire – de la coopération antérieure en matière de renseignement et de technologie (l’accord UKUSA), qui remonte à 1946. C’est dans ce contexte que trois des partenaires actuels du Five Eyes ont formé l’AUKUS.
« La Grande-Bretagne », écrivait la semaine dernière James Forsyth, le très bien informé rédacteur en chef politique du Spectator de Londres, « s’est fermement rangée du côté des États-Unis. Il semble que les contours des 30 prochaines années de la politique étrangère britannique viennent d’être fixés. » La « nature institutionnelle » de l’alliance la rend spéciale, explique Forsyth en citant « une source », manifestement issue de l’État profond de la Grande-Bretagne. « La relation a des fondations suffisamment profondes pour pouvoir survivre quel que soit le sens du vent politique ». C’est à partir de là que Forsyth prédit une longévité de 30 ans pour le traité AUKUS, affirme l’article.
La « nature institutionnelle » est un code pour désigner la connexion profonde qui a existé au cours des décennies entre les services de renseignement et d’interception de l’Anglo-Sphère : Et « pour l’Australie, c’est une affaire énorme », écrit Rory Medcalf, directeur du National Security College d’Australie. « Et dans un sens militaire, presque existentiel ».
Paradoxalement, la création de l’AUKUS a suscité la colère de la France bien plus que celle de la Chine, car elle démontre une fois de plus le caractère non égalitaire des alliances occidentales. L’Anglo-Sphère redevient en effet le moteur stratégique de l’« Occident » , tandis que l’Europe n’est qu’un simple allier, utile principalement en tant qu’acheteur captif des produits du complexe militaro-industriel américain. En effet, le nouvel accord met un frein aux ambitions de l’UE de compter pour quelque chose au niveau mondial et renforce un vieux soupçon parmi les dirigeants de l’UE – autrefois formulé explicitement par Trump – que les États-Unis perçoivent l’Europe comme un rival, plutôt que comme un allié.
Il est presque certain que cette situation incitera la France, l’Italie et l’Allemagne à réexaminer, ensemble ou séparément, leur politique de défense. Il se peut que l’un ou l’autre poursuive sa route séparément.
Mais la collecte de renseignements et le renforcement de la puissance navale dans le Pacifique ne permettront pas de vaincre les Chinois. L’accord révèle toutefois des éléments importants de la pensée américaine. En substance, le pacte suggère que Biden souhaite sérieusement tenter de détacher Taïwan de la Chine. L’orientation de la politique américaine va clairement dans ce sens. Dans sa déclaration annonçant l’accord, Biden a exposé la vision américaine d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » – ou, en d’autres termes, libre de toute domination chinoise. C’est le point essentiel à retenir.
Deuxièmement, comme l’a écrit Adam Tooze dans le New Statesman du 10 septembre, les stratèges de Washington pensent que « la technologie ultra-avancée – et non la taille du PIB – sera le facteur décisif » dans l’ordre mondial du 21e siècle.
En dotant un État partenaire de la technologie de la propulsion nucléaire et en ouvrant la porte à la mise en commun des progrès de la cybernétique, de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique, Washington envisage une mise en réseau de cette suprématie technologique. Certains y voient le noyau d’une OTAN indo-pacifique – un regroupement de l’AUKUS, des Five Eyes et du « Quad » (États-Unis, Japon, Australie, Inde). Le raisonnement qui sous-tend cette approche américaine – une présence militaire croissante marquée par une suprématie technologique en réseau et un patchwork d’alliances qui se croisent – est qu’elle permettra de suivre le rythme de la montée en puissance de la Chine, de maintenir un équilibre des forces et donc de prévenir les conflits.
Bien sûr, l’essentiel du pacte n’est pas dit, mais comme Pepe Escobar l’a astucieusement relevé, dans un lapsus qui dévoile le jeu, le ministre australien de la défense a déclaré : l’AUKUS permettra de moderniser « l’infrastructure de Perth qui sera nécessaire à l’exploitation de ces sous-marins. Je m’attends à voir … des accords de location ou des opérations conjointes plus importantes entre nos marines à l’avenir ».
Traduction : Perth sera une base avancée pour les sous-marins américains à propulsion nucléaire et porteurs d’armes nucléaires. Bien sûr, les sous-marins d’attaque équipés d’armes nucléaires peuvent constituer une menace existentielle, mais à partir du moment où nous en arrivons à ce stade (le lancement d’armes nucléaires), nous sommes déjà complètement engagés.
C’est vraiment incroyable. Les « partenaires » croient-ils vraiment à ce techno-babillage, après avoir vu leur techno-managérialisme de défense, avec son IA et son réseau de données de masse en nuage, s’effondrer en 11 jours en Afghanistan ? Soyons réalistes : combien de navires de guerre le Royaume-Uni peut-il déployer (et maintenir en poste) dans la mer de Chine méridionale ? Un seul ? Il faudra huit ans pour construire ces sous-marins australiens. Ce plan est présenté comme si la Chine était un dinosaure technologique, sans défense navale.
Il s’agit essentiellement d’un montage pour harceler la Chine au sujet de Taïwan et des îles « contestées » (un « Indo-Pacifique » libre et ouvert), et pour renforcer l’impression que les États-Unis pourraient soutenir militairement l’« indépendance » de Taïwan. En l’état actuel des choses, la Chine commande le Pacifique, et l’Australie et la Grande-Bretagne ne pèsent rien. Les États-Unis ne peuvent pas projeter leur puissance dans le Pacifique. Les missiles de croisière submersibles chinois achèveraient la flotte américaine en un rien de temps.
En dépit de cette dure réalité, la nouvelle posture n’est pas sans intérêt. Loin de là, elle met les États-Unis sur la voie d’un résultat qui s’auto-alimente et s’amplifie : un affrontement avec la Chine au sujet de Taïwan et des îles. Avec autant de pièces mobiles dans un patchwork d’alliances qui se croisent, de lignes rouges floues et d’une activité militaire agressive croissante, le risque de malentendus et de faux pas n’est pas seulement probable, il est presque certain.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par wayan, pour le Saker Francophone
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