La tentation turque d’un piège à ours en Syrie

M.K. Bhadrakumar

Par M.K. Bhadrakumar – Le 6 octobre 2015 – Source mkbhadrakumar

Les deux incidents, deux jours de suite le week-end dernier, impliquant les aviations militaires turque et russe opérant dans le nord de la Syrie ont mis en avant la seule forme fatidique que pourrait prendre le conflit syrien dans les prochains mois. La Turquie y apparaît comme la seule puissance régionale pouvant vraiment transformer la Syrie en un bourbier pour la Russie, comme celui que le Pakistan a créé contre les Soviets en Afghanistan dans les années 1980.

Comme pour le Pakistan (qui avait déjà commencé à entretenir des groupes islamistes afghans depuis les années 1970, bien avant le début de l’intervention soviétique), la Turquie aussi a trois ou quatre ans d’avance dans ses relations avec les groupes extrémistes en Syrie (dont État islamique). Ces groupes islamistes ont aussi le potentiel d’être regroupés comme les fameux Sept de Peshawar du djihad afghan des années 1980. A condition, bien sûr, que le président turc Recep Erdogan choisisse de suivre le chemin abrupt tracé par le dictateur pakistanais de l’époque, le général Zi ul-Haq.

Le fera-t-il ou pas ? Tel est la question à laquelle Moscou va tenter de trouver une réponse dans les semaines et mois qui suivent. Considérons donc ce qui suit.

Un official turc anonyme a prétendu vendredi que le système radar du pays avait allumé un avion russe survolant le nord de la Syrie. Si tel est le cas, cela représente sans aucun doute, une provocation inutile et inamicale de la part de la Turquie. Et puis, le jour suivant, un SU-30 russe a violé l’espace aérien turc, forçant Ankara à envoyer ses chasseurs. Évidemment la Turquie a été furieuse face à cet affront (des élections parlementaires ont lieu le 1er novembre) et a protesté auprès des Russes qui, bien sûr, ont rapidement clarifié la situation en disant qu’il y avait eu une erreur de navigation.

Puis encore, le jour suivant, ce fut au tour d’un MIG-29 non identifié d’être allumé pendant plus de 5 minutes quand deux F- 16 turcs étaient en train de patrouiller la frontière avec la Syrie. Cela ressemble beaucoup à une tentative de la part des deux bords de tester les nouvelle règles du jeu imposées par l’intervention russe qui vient de totalement changer les rapports de force en Syrie.

La Russie vient de montrer doucement, fermement, mais clairement que ses avions allaient survoler tout l’espace aérien syrien même celui proche de la frontière turque. La Russie vient de remettre frontalement en question la règle mise en place de façon unilatérale par la Turquie consistant à menacer de descendre tout avion militaire syrien survolant l’espace aérien proche de la frontière turque.

Cette règle turque avait permis, jusqu’à maintenant, aux rebelles syriens d’agir en toute impunité dans une large portion de territoire du nord de la Syrie, sans craindre d’attaque aérienne de la part de Damas. La Russie a sommairement mis fin à ce privilège profitant à Ankara. La Russie est, simultanément, en train de renforcer le système de défense aérien syrien pour empêcher l’aviation militaire turque de survoler son espace aérien. En bref, les incidents du week-end ont contraint Ankara à accepter cette nouvelle réalité, elle ne pourra plus violer l’espace aérien syrien sans en payer le prix.

D’ailleurs, Israël est dans la même galère que la Turquie, aidant clandestinement al-Qaida à agir en Turquie, lançant des attaques aériennes injustifiées sur des cibles situées au milieu de la Syrie, violant systématiquement la souveraineté de l’état syrien. Israël aussi est blême face aux lignes rouges tracées par la Russie en Syrie dans le but de faire cesser les interférences israéliennes dans les affaires syriennes. Israël est furieux envers Moscou, comme la Turquie, mais n’a pas d’autres choix que de respecter les règles du jeu russe.

Erdogan est en visite à Bruxelles (où est situé le quartier général de l’Otan) et à Paris, dans ce qui ressemble à une tentative de reconstruire les liens endommagés avec l’Europe et de sonder la France pour créer une opinion favorable à la mis en place d’une zone de sécurité et un espace aérien fermé en Syrie. La Turquie ne se confrontera pas à la Russie toute seule et toute tentative turque de s’opposer aux initiatives russes en Syrie ne se feront que dans le cadre d’une action stratégique occidentale pour contrer l’influence grandissante de Moscou au Moyen Orient.

Dans ce cas, tout dépend de l’attitude américaine. À partir de ce que l’on peut voir actuellement, le président Obama concentre plutôt les ressources américaines sur les problèmes majeurs du Moyen Orient élargi, la lutte contre État islamique et le problème afghan. L’Europe aussi ne peut se permettre de plonger dans un grand jeu pour la Syrie alors que les réfugiés s’accumulent à ses frontières, annonçant déjà ce qui se passerait si le conflit syrien empirait. Il est évident que l’Europe a finalement une convergence d’intérêts en matière de sécurité avec la Russie dans sa campagne pour détruire État islamique et les autres groupes extrémistes sévissant en Syrie.

En conclusion, il est peu probable que la Syrie devienne un bourbier de type afghan pour les Russes. Pendant la guerre froide, les USA ont brillamment réussi à soulever les islamistes radicaux contre le communisme. Mais, de nos jours, la Russie a su tisser différents liens avec les musulmans du Moyen-Orient. La diplomatie russe a été particulièrement active en Arabie saoudite, dans les Émirats arabes unis, ainsi qu’au Caire et à Amman. L’Égypte et la Jordanie se sont visiblement rapprochées de la Russie en ce qui concerne la question syrienne.

Et surtout, les liens étroits de Moscou avec les dirigeants kurdes syriens (qui aident le mouvement séparatiste PKK en Turquie) peuvent servir de garantie aux Russes au cas où Ankara voudrait poser un piège à ours en Syrie. Car alimenter la rébellion devient ainsi une stratégie pouvant être utilisée autant par la Russie que par la Turquie. (Voir a ce sujet l’interview par un vieil ami, Amberin Zaman, du dirigeant kurde syrien Salih Muslim qui nous fait bien comprendre le problème kurde auquel est confronté la Turquie.)

En résumé, si un Kurdistan se formait en Syrie (au coté de celui existant déjà dans le nord de l’Irak) l’inviolabilité actuelle des frontières turques sur sa face sud, kurde, n’existera plus et cet espace ressemblera à la ligne de Durand séparant le Pakistan de l’Afghanistan, une zone de non-droit qui sera comme un poignard planté en permanence dans le cœur turc.

La priorité de Erdogan sera donc de s’assurer une bonne place à la table des négociations de paix en Syrie. Il fera de son mieux pour éviter l’émergence d’une nouvelle entité kurde dans son voisinage, ce qui est déjà le scénario en train de se dérouler. Le principal défi de Erdogan est de convaincre la Russie et les USA de canaliser l’aspiration des Kurdes syriens à la création d’une région autonome kurde dans le nord de la Syrie, en échange de sa participation active comme fantassin de Washington et Moscou dans leur lutte contre État Islamique.

Il faudra donc bien que, finalement, Erdogan commence à dialoguer avec le Kremlin. En fait, ce dialogue n’a pas vraiment pris fin. Sa relation personnelle avec le dirigeant russe est toujours vivante. Poutine aussi a fait de grands efforts pour encourager Erdogan à regarder vers l’est. A la différence des puissances occidentales, la Russie ne s’est jamais mêlée des affaires intérieures turques. Si Erdogan réussi à remporter les élections de novembre et parvient à transformer le système politique turc en un système présidentiel, Poutine ne fera que l’en féliciter et trouvera même quelques satisfactions d’avoir un ami à Ankara, risquant d’être président à vie, et avec lequel il pourra faire de bonnes affaires pour le bénéfice de chacun.

M.K. Bhadrakumar

Notes du Saker Francophone

Effectivement la bonne humeur dans les relations russo-turques est vite revenue puisque le 9 octobre le vice-premier ministre turc, Numan Kurtulmus, vient de déclarer : «La Turquie et la Russie sont liées par d’étroites relations politiques et économiques. Depuis de longues années, nous vivons en paix et en bons voisinage. Ces relations ne doivent pas être sacrifiées à des intérêts politiques en Syrie

Cet analyse de Bhadrakumar et sa validation par le vice premier ministre turc démontrent, une fois de plus, que les analyses de nos experts de la presse de référence, qui prétendent à longueur d’articles que la Turquie, membre de l’Otan, va se fâcher toute rouge contre la Russie, ne voient toujours pas plus loin que le bout de leurs fantasmes.

Traduit par Wayan, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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