Par Lee Trusk – Le 24 novembre 2015
Un Su 24 russe vient d’être abattu à la frontière turco-syrienne, par un missile turc. Il s’agit là d’un acte délibéré puisque l’ordre en a, semble-t-il, été donné par le premier ministre turc – ce qui est à peu près conforme aux usages dans ce type de situation.
À la guerre sur le terrain et à son prolongement médiatique vient donc s’ajouter brutalement une guerre des nerfs. En effet, il n’a pu échapper à personne que la nature même de la guerre en Syrie a complètement changé depuis le 30 septembre dernier, début de l’intervention russe en Syrie, depuis l’attentat contre un avion de ligne russe au dessus du Sinaï, depuis les attentats de Paris qui ont déclenché une psychose européenne, laquelle d’ailleurs se superpose au choc migratoire dont – étonnement – une certaine presse qui en vantait les mérites est subitement devenue silencieuse.
La guerre se précise et elle se précipite.
Avec l’intervention russe a pu notamment être mis en évidence le rôle de boutefeu dans la crise syrienne de la part de certains pays, les plus dangereux d’entre-eux étant aussi les plus proches : Turquie, Arabie saoudite, et Israël. Ils restent en effet les plus acharnés à vouloir par tous les moyens abattre le président syrien. Ces trois pays n’en feraient cependant rien s’ils n’avaient les États-Unis comme bouclier protecteur. Rien cependant ne permet d’affirmer qu’ils agissent en total accord avec eux. Le contraire est plutôt vrai dans la mesure où ils sont peu contrôlables et qu’ils disposent pour deux d’entre eux de puissants relais d’influence à l’intérieur même du système US, et que le troisième exerce un chantage direct aux migrants sur l’Europe. Depuis les accord de Vienne US – Iran qui replace ce dernier au centre du jeu, ils sont devenus encore plus nerveux.
La question que posait une intervention russe à laquelle rien ne semblait pouvoir militairement s’opposer était de savoir de quel côté tomberaient finalement ces pays : soit « avec » la Russie, contre leur gré mais pour préserver leur situation intérieure, soit « contre » la Russie mais en priant sainte mère de Kazan qu’une fois encore l’Occident viendrait les soutenir et les protéger.
La réaction turque indique désormais sans conteste qu’ils sont « contre ». Mais est-ce habile de leur part ? C’est la Turquie qui la première a perdu ses nerfs. Ce tir missile, outre qu’il engage nommément la responsabilité d’un premier ministre, est en quelque sorte la réaction face à un Vladimir Poutine qui, au sommet du G20 d’Antalya, accuse nommément la Turquie de soutenir les terroristes, notamment en favorisant leur financement par le pétrole syrien. Mais il n’y a plus encore. La Turquie est aussi désigné comme étant la base logistique des terroristes ainsi que la gare de triage sécurisée de ceux d’entre eux qui – venant de partout – rejoignent la Syrie ou la quittent.
Évidemment, ces révélations de moins en moins contestées malgré le rempart médiatique, placent ce pays dans une situation international particulièrement délicate au-delà des solidarités.
Un autre élément explique la réaction turque. C’est le fait que la frontière turco-syrienne est devenue un des enjeux essentiels des combats tels qu’ils évoluent sur le terrain. D’une part, les États-Unis, Israël et probablement la France sont soupçonnés de vouloir y établir un Kurdistan, de l’autre la Turquie veut verrouiller ce qu’il en reste encore pour préserver les voies d’approvisionnement sans lesquels la résistance terroriste s’écroule.
Les choses ont donc le mérite de s’éclaircir. Par ailleurs, les attentats étant devenu le « salaire de la peur », les habituelles voix occidentales – officielles ou médiatiques – si promptes habituellement à vitupérer la Russie, vont désormais devoir réfléchir avant de tenir n’importe quel propos.
« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » disait le maître florentin Mitterrand : voilà qui résume désormais la posture turque.
Que les guerriers salonnards ressentent désormais la peur d’une guerre généralisée n’est au fond que parfaitement normal. En revanche, l’armée russe ne pouvait pas ignorer l’occurrence d’un aéronef abattu. La guerre sans perte, seuls des occidentaux peuvent y croire encore. Le cas de figure était donc prévu puisque inévitable, et pourquoi pas d’une certaine manière provoqué ? Si tel était le cas, alors l’opération est stratégiquement payante. Que permet-elle ?
En procédant ainsi, la Turquie espère l’appui US/Otan sous la forme d’un engagement militaire ferme. La démonstration qu’il s’agit là d’une illusion pourrait être le but recherché. En effet, il ne saurait être question du moindre soldat US au sol, surtout en période électorale, car c’est désormais le gage d’un échec annoncé. Il faudrait en effet ne pas oublier les échecs répétitifs de l’Afghanistan, de l’Irak ou d’ailleurs.
Un confrontation dans les airs apparaît tout aussi improbable dans la mesure où la Russie vient de montrer qu’elle est devenue sur ce plan particulièrement redoutable. Nous n’avons pas ici le temps de le démontrer mais l’armée US est désormais surclassée à bien des égards au plan technologique. Le laisser voir lui serait insupportable.
L’Otan, qui n’est qu’un bras armé des US, dispose d’encore moins de capacités pour intervenir elle-même. Par conséquent, hormis des paroles verbales de la part de ses alliés, la Turquie n’a que peu à en attendre. Dans le cas inverse – il faut toujours prévoir le pire – autrement dit si la tension guerrière monte réellement, alors la Chine viendra à se ranger naturellement aux cotés de son allié russe. Voilà qui devrait donc calmer bien des ardeurs. Par conséquent, le calcul des risques, au centre de toute véritable stratégie, paraît ici très correct.
De l’autre coté d’une ligne de front qui désormais se précise, il devient inversement inévitable que la résolution de la question terroriste, par delà la question syrienne, exige désormais la neutralisation des trois pays pré-précités s’agissant du soutien ouvert ou secret qu’ils apportent aux terroristes. Si l’intensité du conflit est montée d’un cran, la répartition des risques parmi les acteurs a également changé. Pour faire court, l’acteur US forcé à l’inaction de fait – évidemment il compensera par la voix – aura pour effet de précipiter la crise intérieure, politique, économique et sécuritaire de ces pays du simple fait de la crainte d’une rétorsion russe qui viendra, mais dont on ignore le comment et le où. C’est aussi ça la guerre : l’incertitude.
À ce stade où la situation est devenue très complexe, l’éventail des possibles reste cependant ouvert, y compris des retournements voir des reniements, mais pas de guerre généralisée. Les occidentaux en seraient d’ailleurs les principales victimes. Que celui qui se demande pourquoi s’interroge sur l’efficacité militaire réel d’un porte-avion contre des bandes terroristes !
Lee Trusk est analyste en stratégie et prospective. Après une carrière dans la Défense, au contact de l’armement, des opérations, du renseignement et de la pratique stratégique, il a exercé une activité de consultant indépendant dans les domaines de la prospective et de la stratégie, mais telle qu’elle doit se pratiquer, ainsi qu’une participation à diverses lettres d’information. Il rédige actuellement une thèse sur les conflits actuels et à venir.