La nouvelle étape contre l’Iran indiquera-t-elle l’avènement de l’ère des « Trois Grands »


… ou du début de la troisième guerre mondiale? Un point de vue original sur la vision du monde de Trump


Par James George Jatras – Le 28 juillet 2018 – Source Strategic Culture

Le 22 juillet, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a prononcé un discours bizarre sur l’Iran. Tenu à la bibliothèque présidentielle Ronald Reagan de Simi Valley, en Californie, et ostensiblement adressé à la communauté irano-américaine, le discours cherchait clairement à faire un parallèle avec la chute du communisme, en mettant en scène les Ayatollahs dans le rôle de Leonid Brejnev et compagnie.

L’administration Trump prétend publiquement qu’un « changement de régime » en Iran n’est pas son objectif. Mais cela ne colle pas du tout avec les exigences américaines envers Téhéran, puisque Pompeo compare le « régime » iranien (un terme utilisé des douzaines de fois pour suggérer son illégitimité) à une « mafia ». Il a affirmé que le comportement de l’Iran « prend racine dans la nature révolutionnaire du régime lui-même ». Comment changer sa « racine » ou sa « nature » sans changer le régime lui-même ?

Pompeo exige non seulement un changement total de politique de la part de Téhéran, mais aussi un mode de gouvernance différent, ce qui revient à dire que l’Iran doit cesser d’être une puissance régionale indépendante. L’analogie, dans le discours du 22 juillet avec l’effondrement du communisme en URSS et en Europe de l’Est, fait écho à la publicité faite par le secrétaire d’État pour « une nouvelle chaîne de télévision en farsi, émettant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » et incluant « non seulement la télévision, mais aussi la radio, le numérique et les médias sociaux, de sorte que les Iraniens ordinaires vivant en Iran et dans le monde entier peuvent savoir que l’Amérique est à leurs côtés ».

La position américaine sur l’Iran est qu’il s’agit uniquement de supprimer une couche de gouvernance malsaine, après quoi la démocratie, la tolérance, la paix et une gentillesse généralisée éclateront spontanément, la justice sera fluide comme l’eau et l’équité coulera comme un puissant ruisseau. Tout comme cela s’est passé en Irak après 2003 et comme en Libye maintenant.

Peu importe que l’Iran ne soit pas l’Amérique du Nord ou l’Europe. Peu importe que les idées américaines et européennes de liberté sociale et individuelles soient un anathème pour un pourcentage inconnu mais significatif de la population iranienne. Peu importe que le remplaçant potentiel des Ayatollahs envisagé par de nombreux gros bonnets de l’administration, l’Organisation des Moudjahidines du peuple iranien (Mojahedin-e Khalq, MEK), ne soit pas particulièrement démocratique, ni populaire auprès des Iraniens. Ne nous dérangez pas avec les détails – le mythe néo-bolchevique d’un soulèvement spontané des masses opprimées (avec un peu d’aide de l’extérieur, comme les généraux du Kaiser ont eu la gentillesse de fournir à Lénine) est bien vivant à Washington.

On se souvient de cette « vraie croyante » qu’est Condoleezza Rice qui, en 2006, dénonçait comme raciste toute objection à une promotion militante de la démocratie au Moyen-Orient, particulièrement en Irak :

« Eh bien, pour avoir grandi dans le Sud et avoir connu des gens qui vous sous-estiment parce que l’une des raisons de la ségrégation, l’une des raisons de la séparation des races était la prétendue infériorité d’une race envers l’autre », explique-t-elle. « Quand je regarde le monde entier et que j’entends les gens dire : ‘Eh bien, vous savez, ils ne sont tout simplement pas prêts pour la démocratie’, cela résonne vraiment. J’entends des échos de, eh bien, vous savez, les Noirs sont un peu comme des enfants. Ils ne peuvent vraiment pas vraiment voter. Ou ils ne peuvent vraiment pas prendre soin d’eux-mêmes. Ça me fait vraiment mal au ventre. Cela me met en colère parce que je pense que cela fait écho à ce que les gens pensaient autrefois à propos des Noirs américains. »

Pompeo a fortement insisté sur les problèmes internes de l’Iran, tels que la répression politique, la corruption, la détresse économique, dont certains points sont sans aucun doute bien réels. Pourtant, il était difficile d’écouter le secrétaire sans comparer mentalement comment la même liste de défauts correspondrait aussi bien au chouchou éternel du monde islamique de Washington, l’Arabie saoudite, qui en tous points est bien pire que l’Iran. Mais personne ne parle de ce qui équivaut à un changement de régime à Riyad, ni même de sanctions à leur encontre. Les accusations de soutien de l’État iranien au terrorisme seraient risibles si l’armement d’une myriade de groupes djihadistes sunnites par les États-Unis et nos divers partenaires, dont le chef saoudien, était un sujet de rigolade.

Le discours de Pompeo a déclenché une réponse directe du président iranien Hassan Rouhani, qui a déclaré que « la paix avec l’Iran est la mère de toute paix, et la guerre avec l’Iran est la mère de toutes les guerres », un choix de mots malheureux compte tenu de la manière dont la « mère de toutes les batailles » de Saddam Hussein, s’est terminée. Trump a immédiatement rétorqué avec un tweet menaçant l’Iran de « SOUFFRIR DE CONSÉQUENCES COMME PEU DE PAYS EN ONT SOUFFERT AUPARAVANT ». Comme on pouvait s’y attendre, l’attaque de Trump se concentrait autant sur les lettres majuscules que sur la substance du propos.

Personne ne sait où tout cela nous mènera. Cela rappelle tout de suite les durs échanges verbaux entre Kim Jong-un, le « Little Rocket man » de Corée du Nord, et Trump, « le vieux sénile américain dérangé mentalement » juste avant leur rendez-vous d’amour à Singapour. Justin Raimondo d‘Antiwar.com a été succinct dans son optimisme : « Cela signifie qu’il programmera un sommet avec Rouhani dans quelques mois. »

Pourtant, au lieu d’un Singapour 2018, nous pourrions assister à une répétition de la préparation de l’Irak 2003. Tant de gens qui battaient les tambours de guerre contre l’Irak sous la direction du président George W. Bush jouent le même rythme pour l’Iran. Il est significatif qu’alors qu’en ce qui concerne la Corée du Nord, notre principal partenaire régional, la Corée du Sud, s’efforce de parvenir à une issue pacifique, Israël et l’Arabie saoudite, les deux États étrangers qui exercent un contrôle quasi total sur la classe politique à Washington, souhaitent vivement que les États-Unis s’occupent de leur problème iranien à leur place. Même l’idée farfelue d’une « OTAN arabe » a été relancée.

Le secrétaire à la défense James « Mad Dog » Mattis a réfuté un rapport selon lequel les États-Unis identifiaient des cibles à frapper en Iran dès le mois prochain et a nié toute tentative de changement de régime. Pour ce qu’il vaut (probablement pas beaucoup), un sondage récent montre que les Américains sont contre une guerre contre l’Iran dans une proportion supérieure à deux contre un. Mais, comme le fait remarquer Raimondo, « il y a beaucoup de bellicistes à Washington qui sont impatients que la fusillade recommence au Moyen-Orient, et ils ont ciblé l’Iran comme prochaine victime. (…) Une guerre détruirait la présidence de Trump précisément parce que sa base s’y opposerait. Et pourtant, malgré le fait que les conseillers du Président poussent à la guerre avec l’Iran, Trump les ignore systématiquement et fait exactement ce qu’il veut : c’est pourquoi nous avons eu le sommet de Singapour et la rencontre d’Helsinki avec Poutine ».

Nous pouvons espérer que Trump décidera de ses prochaines étapes en ce qui concerne l’Iran en se basant sur des considérations internationales beaucoup plus larges et ayant un impact sur ses objectifs nationaux. Pris avec beaucoup d’optimisme, cela pourrait signifier un concept que certains d’entre nous suggèrent depuis près de deux ans : une nouvelle vision des « trois grands » entre Trump, Poutine et le président chinois Xi Jinping. En effet, le professeur Michael T. Klare, écrivant dans TomDispatch.com, affirme que c’est l’intention consciente de Trump :

« L’examen de ses discours de campagne et de ses actions depuis son entrée au Bureau ovale, y compris sa rencontre avec Poutine, reflète son adhésion à un concept stratégique fondamental : le besoin d’établir un ordre mondial tripolaire, un ordre qui a été, curieusement, envisagé pour la première fois par les dirigeants russes et chinois en 1997 et qu’ils ne cessent de poursuivre depuis lors.

Un tel ordre tripolaire – dans lequel la Russie, la Chine et les États-Unis assumeraient chacun la responsabilité de maintenir la stabilité dans leurs sphères d’influence respectives tout en coopérant pour résoudre les différends là où ces sphères se chevauchent – rompt radicalement avec le paradigme de la fin de la guerre froide. Pendant ces années enivrantes, les États-Unis étaient la puissance mondiale dominante et ont dominé la majeure partie du reste de la planète avec l’aide de leurs loyaux alliés de l’OTAN.

Pour les dirigeants russes et chinois, un tel système « unipolaire » est considéré comme un anathème. Après tout, il accorde aux États-Unis un rôle hégémonique dans les affaires du monde tout en leur refusant ce qu’ils considèrent comme leur place légitime en tant qu’égaux de l’Amérique. Il n’est pas surprenant de constater que la destruction d’un tel système et son remplacement par un système tripolaire est leur objectif stratégique depuis la fin des années 1990 – et maintenant un président américain adopte avec zèle ce projet nouveau comme étant le sien. […]

La grande question dans tout cela, bien sûr, est : Pourquoi ? Pourquoi un président américain chercherait-il à démolir un ordre mondial dans lequel les États-Unis sont l’acteur dominant et bénéficient du soutien de tant d’alliés loyaux et riches ? Pourquoi voudrait-il le remplacer par un autre où ils ne seraient qu’un des trois poids lourds régionaux ? […]

Dans l’esprit de Trump, ce pays est devenu faible et s’est trop étendu à cause de son adhésion non critique aux préceptes directeurs de l’ordre international libéral, qui appelait les États-Unis à assumer la tâche de surveiller le monde tout en accordant à ses alliés des avantages économiques et commerciaux en échange de leur loyauté. Une telle évaluation, qu’elle soit exacte ou non, concorde certainement bien avec le récit de victimisation auquel son électorat de base des régions du centre des États-Unis adhère. Cela suggère également que ce fardeau hérité pourrait maintenant être déposé, permettant l’émergence d’une Amérique moins alourdie et donc plus forte – tout comme une Russie plus forte a émergé, au cours de ce siècle, de l’épave de l’Union soviétique et une Chine plus forte de l’épave du maoïsme. Ce pays revigoré devrait encore, bien sûr, rivaliser avec ces deux autres puissances, mais dans une position beaucoup plus forte, en étant capable de consacrer toutes ses ressources à la croissance économique et à l’autoprotection sans avoir l’obligation de défendre la moitié du reste du monde.

Écoutez les discours de Trump, lisez ses entrevues et vous découvrirez que cette proposition se cache derrière pratiquement tout ce qu’il a à dire sur la politique étrangère et la sécurité nationale. « Vous savez… il y aura un moment où nous ne pourrons plus le faire », a-t-il dit à Haberman et Sanger en 2016, en parlant des engagements de l’Amérique envers ses alliés. « Vous savez, quand nous avons conclu ces accords, nous étions un pays riche… Nous étions un pays riche avec une très forte capacité militaire et une capacité énorme, à bien des égards. Nous ne le sommes plus. »

La seule réponse acceptable, a-t-il dit clairement, est de se débarrasser de ces engagements envers l’étranger et de se concentrer plutôt sur la « restauration » des capacités d’autodéfense du pays par le biais d’un renforcement massif de ses forces de combat. (Le fait que les États-Unis possèdent déjà beaucoup plus d’armes que n’importe lequel de leurs rivaux et les dépassent d’une marge significative lorsqu’il s’agit de l’acquisition de munitions supplémentaires ne semble pas avoir d’impact sur les calculs de Trump) »

Si tel est bien le calcul de Trump, sa probabilité d’attaquer l’Iran est donc très faible.

Inversement, on ne peut pas s’attendre à ce que les forces bénéficiant du statu quo que Trump veut démanteler voient un tel avenir avec envie : le Pentagone et les établissements militaires de l’OTAN, la communauté du renseignement, les hordes d’entrepreneurs et de groupes de réflexion va-t-en-guerre, et bien d’autres. Pire encore, les critiques domestiques de Trump font face à la perspective terrifiante qu’il puisse devenir le plus grand artisan de paix de l’histoire moderne, ainsi que le restaurateur de la puissance économique de l’Amérique.

On peut donc s’attendre à un zèle supplémentaire né du désespoir de la part de l’ancien « directeur de la CIA John Brennan, directeur du FBI James Comey, Robert Mueller, James Clapper, Andrew McCabe, Peter Strzok, le procureur général adjoint Rod Rosenstein et le Comité national démocratique », qui, selon Paul Craig Roberts, « sont engagés dans une haute trahison envers le peuple américain et le président des États-Unis et sont activement engagés dans un complot cherchant à renverser le président des États-Unis ». Ces dernières semaines, l’intensité de cette campagne a empêché Trump d’accepter quoi que ce soit de substantiel avec Poutine à Helsinki, l’a forcé à faire des pirouettes autour de ce qu’il a fait ou n’a pas dit lors de la conférence de presse qui suivit le sommet, et à reporter, selon le bon vouloir du Grand Inquisiteur Mueller, un second sommet entre les États-Unis et la Russie (sans doute au grand soulagement de ses propres conseillers, autant que celui de ses ennemis).

Nous pouvons nous attendre à ce que, d’ici les élections du Congrès de novembre 2018, Mueller publie plusieurs actes d’accusation contre des associés de Trump dans l’espoir de donner de l’avance aux Démocrates se présentant à la Chambre des représentants. Si cela se produit, malgré le maintien prévu du parti Républicain au Sénat, Trump sera destitué ou forcé de démissionner en 2019, avec un pourcentage substantiel de Républicains prêts à soutenir la perspective de mettre Mike Pence au Bureau ovale, avec l’actuel ambassadeur de l’ONU, Nikki Haley, comme vice-présidente.

Une telle évolution provoquerait une explosion angoissée mais futile de la part de la base électorale de Trump. Puis, avec le retour au pouvoir de l’ancien régime, les gardiens de l’ordre néolibéral et unipolaire que l’interlope avait mis en péril agiront rapidement pour répudier toute entente possible avec Moscou et Pékin. Le glissement vers une catastrophe aux proportions littéralement inimaginables, que Trump avait cherché à arrêter, deviendra alors irréversible.

À ce moment-là, l’Iran ne sera plus que le cadet de nos soucis.

James George Jatras

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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