Par F. William Engdahl − Le 1er septembre 2019 − Source williamengdahl.com
De très inhabituelles remarques et actions de l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre ainsi que d’autres proches des banques centrales suggèrent fortement qu’il existe un sale scénario à l’œuvre pour mettre fin au rôle du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Dans le processus, cela impliquerait que la Fed déclenche délibérément une dépression économique dramatique. Si ce scénario est réellement déployé dans les mois à venir, Donald Trump sera considéré dans les livres d’histoire comme le second Herbert Hoover, et l’économie mondiale sera poussée dans son pire effondrement depuis les années 1930. Voici quelques indices à intégrer.
Le discours de la Banque d’Angleterre
A son départ, le directeur de la très privée Banque d’Angleterre, Mark Carney, a prononcé un discours remarquable lors de la récente réunion annuelle des banquiers centraux et des élites financières à Jackson Hole dans le Wyoming le 23 août. Ce discours de 23 pages adressés aux autres banquiers centraux et aux grands initiés financiers constitue clairement un signal majeur de l’endroit où les pouvoirs installés aux commandes des banques centrales du monde projettent de s’emparer le monde.
Carney y vise les lacunes évidentes du système de réserve monétaire d’après 1944, en notant qu’« […] une asymétrie déstabilisante au cœur du SMFI (Système monétaire et financier international) s’accroît. […] Au moment où l’économie mondiale est en cours de réorganisation, le dollar américain demeure aussi important que lorsque [le système de] Bretton Woods s’est effondré. » Il affirme rondement : « À plus long terme, nous devons changer les règles du jeu. […] Les risques s’accumulent, et ils sont structurels. » Il décrit ensuite un plan remarquablement détaillé pour la transformation mondiale de l’ordre du dollar par les banques centrales du monde entier, un changement révolutionnaire.
Carney discute du fait que la Chine en tant que première nation commerciale mondiale est le candidat explicite pour remplacer le dollar comme réserve principale, mais il remarque :
« Pour que le renminbi devienne une véritable monnaie mondiale, il en faut beaucoup plus. De plus, l’histoire enseigne que la transition vers une nouvelle monnaie de réserve mondiale risque de ne pas se faire sans heurts. »
Cela signifie, indique-t-il, qu’il y a souvent besoin de guerres ou de dépressions, et il cite le rôle de la Première Guerre mondiale qui éjecta la livre sterling en faveur du dollar américain. Ce que Carney aborde de plus immédiat, c’est un nouveau système monétaire fondé sur le FMI pour remplacer le rôle dominant du dollar. Carney déclare ainsi :
« Bien que la montée du renminbi puisse au fil du temps fournir une deuxième solution aux problèmes actuels avec le SFMI, la solution prioritaire serait de construire un système multipolaire. Le principal avantage d’un SFMI multipolaire est la diversification. »
Et il ajoute : « Quand les temps changent, ça ne devrait pas être pour troquer une devise hégémonique pour une autre. Aucun système unipolaire n’est adapté à un monde multipolaire. […] » En d’autres termes : « Pékin, tu dois attendre ».
Le gouverneur de la Banque d’Angleterre propose en effet que le FMI, avec ses droits de tirage spéciaux (DTS) multi-devises, constitués d’un panier de cinq monnaies (dollar, livre, yen, euro et maintenant renminbi) joue le rôle central dans la création d’un nouveau système monétaire. « Le FMI devrait jouer un rôle central dans l’information des politiques nationales et transfrontalières, […] dans la mise en commun des ressources et, par conséquent, dans la répartition des coûts entre les 189 pays membres. » Pour ce faire, il propose de tripler les fonds de DTS du FMI à hauteur de 3 000 milliards de dollars pour constituer le noyau d’un nouveau système monétaire.
Ensuite, Carney propose que le FMI supervise la création d’une nouvelle infrastructure de paiements fondée sur un « stablecoin » international. Se référant au Libra, cette monnaie privée, il affirme clairement qu’une « nouvelle monnaie hégémonique synthétique (SHC) serait mieux fournie par le secteur public, peut-être par un réseau de monnaies numériques des banques centrales. » Notez que Carney, un ancien banquier de Goldman Sachs, est considéré comme un candidat des plus sérieux pour remplacer Christine Lagarde à la tête du FMI. Son discours décrit-il ouvertement que ce que les principaux banquiers centraux du monde envisagent comme la prochaine étape vers une monnaie et un contrôle économique mondiaux ?
Christine Lagarde s’adresse à la BCE
Le discours de Carney, dépouillé de son code verbal de banquier central, nous donne pour la première fois une feuille de route explicite vers un but où les puissances qui contrôlent les banques centrales mondiales voudraient nous emmener. Le rôle de réserve mondiale du dollar américain doit cesser : il doit être remplacé par une forme quelconque de DTS du FMI servant de base à une réserve multi-devises. Ces monnaies, ne vous y trompez pas, seraient entièrement contrôlées par les autorités de banques centrales et le FMI. Cela nécessiterait l’élimination de tout argent liquide, ce qu’ils proposent souvent, en faveur d’argent numérique où chaque centime dépensé peut être suivi et surveillé par l’État. Cette société sans argent liquide ouvrirait également la voie à la prochaine grande crise financière puis à la confiscation des dépôts bancaires des citoyens ordinaires par les gouvernements dans le cadre d’un nouveau « renflouement bancaire » suivant les lois en vigueur depuis 2014 dans tous les grands pays industriels, y compris l’UE et les États-Unis.
Le FMI soutient totalement ce virage vers les monnaies numériques de type blockchain à l’échelle mondiale ainsi que l’utilisation de DTS pour remplacer la domination du dollar. Dans un discours peu remarqué le 14 novembre 2018, la directrice du FMI, Christine Lagarde, a fortement indiqué que le FMI appuyait les monnaies numériques des banques centrales ainsi que les sociétés sans espèces. Elle a déclaré très prudemment : « Je crois que nous devrions envisager la possibilité d’émettre de la monnaie numérique. L’État a peut-être un rôle à jouer pour alimenter l’économie numérique en argent. » Et elle a ajouté :
« Un vent nouveau s’est levé, celui de la digitalisation. […] Quel place restera au liquide dans un monde digital ? la demande pour le liquide diminue, comme le montrent les recherches récentes du FMI. Et dans dix, vingt, trente ans, qui échangera encore des morceaux de papier ? »
Les remarques de Dudley
L’introduction des monnaies numériques de banques centrales nécessitera, comme le suggère Carney, des bouleversements dramatiques du statu quo, et ces bouleversements mèneraient à la fin du dollar qui règne en maître depuis les accords de Bretton Woods en 1944. Comme cette monnaie de réserve en dollars est un pilier de la puissance américaine dans le monde, que cela se produise ne nécessiterait rien de moins qu’une catastrophe. En fait, est-ce ce que la Réserve fédérale planifie discrètement par ses politiques financières ?
Un indice remarquable de ce qui pourrait être dans les tuyaux est venu d’un éditorial rédigé par la personne qui, jusqu’en 2018, a été le très important président de la Banque de réserve fédérale de New York, Bill Dudley, qui comme Mark Carney est un ancien de Goldman Sachs. Dudley n’est pas un second couteau du monde des banques centrales. Jusqu’à l’an dernier, il était également membre du Conseil d’administration de la Banque des règlements internationaux et y présidait le Comité sur les systèmes de règlement des paiements ainsi que le Comité sur le système financier mondial.
Dudley, pointant du doigt les politiques de guerre commerciale de Trump et les dangers économiques qu’elles entraînent, a émis la déclaration suivante d’une rare manque de tact :
« On peut affirmer que la réélection de Trump menace l’économie américaine et mondiale, l’indépendance de la Fed et sa capacité d’atteindre ses objectifs en matière d’emploi et d’inflation. Si l’objectif de la politique monétaire est d’obtenir les meilleurs résultats économiques à long terme, les fonctionnaires de la Fed devraient alors examiner comment leurs décisions influeront sur les résultats politiques en 2020. »
Bien que cela ait choqué beaucoup de gens, Dudley ne fait que divulguer ce que la Fed a toujours fait depuis sa création en 1913 : influencer furtivement le cours du monde et la politique américaine sous couvert de politiques monétaires « neutres ». Dudley suggère non pas une « ingérence russe », mais plutôt une ingérence de la Fed.
La Fed pourrait facilement plonger les États-Unis dans une crise : l’endettement de l’économie américaine se situe à des niveaux records pour les ménages privés, le gouvernement fédéral et la dette des entreprises américaines. La plupart des sociétés américaines ont utilisé la dette, bien au-delà de 9 000 milliards de dollars, pour effectuer des rachats d’actions plutôt qu’investir dans de nouvelles usines et de nouveaux équipements, et ont ainsi alimenté une bulle sans précédent dans les actions du S&P. La hausse des actions n’est pas un signe de santé économique, mais celui d’une dangereuse bulle spéculative susceptible de s’effondrer.
Si la Fed décidait maintenant de reprendre ses hausses de taux et poursuivre un resserrement quantitatif moins médiatisé jusqu’en 2020, une série de défauts de dettes en chaîne, de faillites d’entreprises, de saisies de prêts hypothécaires, de défaut de paiement des prêts automobiles et des prêts étudiants pourrait rapidement rendre une deuxième présidence Trump plus que douteuse en 2020. Cependant, ce ne serait pas un motif de joie pour le reste du monde qui s’oppose aux politiques de Trump, car cela déclencherait également un effondrement dans les grands pays émergents qui ont emprunté des centaines de milliards de dollars américains, y compris les sociétés d’État chinoises, la Turquie, l’Argentine, le Brésil, pour ne citer que quelques-uns. Ce serait également une catastrophe pour les banques de l’UE, de l’Italie à l’Allemagne en passant par la France.
Si ce scénario de Dudley se concrétisera en 2020 ou non, seuls les acteurs clés de la banque centrale le savent avec certitude. Il est clair que, près de onze ans depuis la crise financière mondiale de 2008, les politiques sans précédent de taux zéro de la banque centrale en UE et jusqu’à récemment aux États-Unis ont alimenté ce que certains appellent une « bulle de tout et n’importe quoi », non seulement en actions, mais aussi en obligations de sociétés et d’État, ainsi que pour les prix de l’immobilier. Est-ce cette nouvelle intervention de la Fed qui augmenterait les taux et resserrerait le crédit, autrement dit la rupture délibérée de cette bulle gonflée par la Fed en utilisant l’excuse du danger que Trump représente pour l’économie mondiale, est-ce cet événement que Carney a en tête lorsqu’il explique que « la transition vers une nouvelle monnaie de réserve mondiale pourrait ne pas se faire sans heurts » ? C’est ce que les moins prochains nous apprendront.
F. William Engdahl est consultant et conférencier en risques stratégiques, diplômé en politique de l’Université de Princeton et auteur de best-sellers sur le pétrole et la géopolitique, exclusivement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.
Vous pouvez relire notre note de lecture de son dernier livre publié aux éditions demi-lune.
Traduit par Stünzi pour le Saker Francophone