La bataille de France – Le nouvel intellectualisme de l’anxiété culturelle


Par Scott McConnell – Le 20 avril 2017 –Source The American Conservative

Pensez ce que vous voulez de la politique identitaire si controversée des États-Unis ; par rapport à celle de la France, les États-Unis ressemblent à Mayberry, le symbole audiovisuel de l’innocence d’une petite ville. Même si nous avons Black Lives Matter, une résistance massive à un président cherchant à faire respecter les lois existantes sur l’immigration et des émeutes urbaines, en France, les émeutes sont plus importantes et durent beaucoup plus longtemps. Il existe des centaines de milliers de personnes possédant la citoyenneté française mais ne montrant visiblement aucune loyauté envers la nation. Et il existe peu de barrières géographiques entre le pays et les sources de cette immigration débordante. Personne ne peut prévoir avec confiance l’avenir américain, qu’il s’agisse d’une assimilation plus ou moins réussie de grands flux de nouveaux immigrants ou d’un pays transformé dans lequel la division ethnique devient une norme qui sous-tendrait toutes les transactions politiques. Mais quel que soit le sort de la civilisation occidentale, qu’il s’agisse d’une renaissance, ou, comme Pat Buchanan l’a prédit, de sa fin, ce sort sera visible à Paris avant même New York ou Chicago.

C’est pourquoi la France est l’épicentre d’une redoutable bataille contemporaine entre les élites occidentales qui veulent à tout prix protéger et élargir une politique déjà bien établie d’immigration de masse et ceux qui voient cet afflux croissant comme une menace ultime pour l’héritage culturel de l’Occident, sans parler de sa tranquillité de vie. En France, c’est une guerre sur deux fronts. L’un est le front politique, où le Front national de Marine Le Pen est passé du statut de parti politique marginal à celui de parti dominant. L’autre est le front intellectuel, où une nouvelle génération d’écrivains, de penseurs et d’historiens a émergé pour remettre en question l’orientation nationale et pour dénoncer ceux qui ont installé le pays dans sa tendance actuelle.

Les Américains ont toujours eu une affinité particulière pour la France. Elle a joué un rôle essentiel dans la fondation des États-Unis grâce à la mission de Lafayette. Au XXe siècle, beaucoup d’Américains artistes et des classes supérieures ont adopté Paris comme l’endroit et le modèle de leurs efforts culturels. La chute de la France en 1940 face à l’Allemagne nazie a porté le premier coup réel à l’isolationnisme américain. Après la victoire de 1945 en Europe, les liens entre les États-Unis, Paris, Londres et l’Europe ont fait que l’atlantisme d’après-guerre a été plus qu’une simple stratégie : cela a été un accord entre civilisations qui a aidé à définir qui nous étions en tant qu’Américains.

Paris reste une ville magnifique, bien que le crime augmente depuis une génération et que la ville ait des allures de temps de guerre, avec ses soldats lourdement armés protégeant bien visiblement les cibles sensibles – musées, écoles, journaux – contre la terreur islamiste. Les élections qui approchent, où le Front national dépassera certainement tous ses record de vote précédents, marquera les prémisses d’une nouvelle ère.

En effet, des personnes sérieuses se demandent depuis des années si la France n’approcherait pas du précipice d’une guerre civile. C’est peu probable, du moins dans un proche avenir, mais peu d’entre eux seraient choqués si les conflits politiques et communautaires éclataient dans une violence non atteinte depuis des décennies. Et cela a engendré un climat intellectuel radicalement différent. L’intelligentsia française et son environnement culturel penchent encore, en général, vers la gauche, comme c’est le cas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou même depuis l’affaire Dreyfus qui a tant divisée les Français de la Troisième République. Mais aujourd’hui, les écrivains populaires, les romanciers et les essayistes politiques les plus lus et les plus commentés en France, sont des conservateurs, d’un bord ou de l’autre. Ils ne sont pas concernés, même légèrement, par les problèmes qui inquiètent les conservateurs « traditionnels » américains : baisser les impôts, réduire les programmes fédéraux et maintenir une sorte d’hégémonie militaire mondiale. Leur attention porte sur la culture nationale française et sa survie. Lorsqu’ils soulèvent, comme ils le font, les sujets qui intéressent les paléoconservateurs américains et le soi-disant Alt-Right [La droite extrême. NdT], cela ne signifie pas que le débat français a été pris en otage par les extrémistes. Les auteurs qui dirigent ce débat français sont, dans presque tous les cas, des personnages éminents dont les opinions les auraient placés dans la frange gaulliste ou quelque part à gauche du centre dans les années 1960 ou 1970. Mais la France a changé et ce que le magasine National Review nommait « la question nationale », dans les années 1990, anime, de nos jours, le cœur même du débat national du pays.

À l’heure actuelle, l’intellectuel politique le plus important de la droite française est probablement Éric Zemmour, ancien éditorialiste du Figaro. Polémiste naturel, il est le descendant de Juifs algériens de la classe ouvrière qui ont fui vers la France dans les années 1950. Bien qu’il fasse preuve d’une grande connaissance intellectuelle, la passion particulière de Zemmour est la bataille polémique. Il a été condamné en 2011 à une amende en vertu des lois françaises antiracistes, pour se référer publiquement aux divergences raciales dans les taux de criminalité. Personne n’a remis en question l’exactitude de ses statistiques, mais en parler d’une manière qui a été considérée comme contrevenant à la loi française a été perçu comme le franchissement d’un tabou. Trois ans plus tard, il a atteint un pic de célébrité avec la publication de son Suicide français de 500 pages, une histoire nationale moderne dont il a vendu 400 000 exemplaires en deux mois, en faisant le livre le plus vendu en France. Des semaines plus tard, lorsque les attaques d’islamistes français contre les bureaux de Charlie Hebdo et un supermarché kasher à l’extérieur de Paris ont abasourdi la nation (tout en étant accueillis avec une indifférence choquante dans la banlieue parisienne, majoritairement musulmane), le livre de Zemmour était là pour expliquer comment la France en était arrivée là.

La technique littéraire du Suicide français semble faite pour l’internet et les médias sociaux. Le livre se déroule en une série de courtes vignettes s’étalant depuis la mort de De Gaulle, en 1970, jusqu’à la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy en 2012. Zemmour prend un événement comme exemple, parfois une manifestation, un film ou une chanson pop, et montre comment ils reflètent le déclin national ou l’ont accéléré.

Le thème central est que les jeunes nihilistes bourgeois de la révolution de mai 1968 ont gagné. Pas en politique ou du moins pas immédiatement : le parti de De Gaulle est resté au pouvoir pendant plus d’une décennie après mai 1968. Mais la victoire culturelle a été décisive. De Gaulle en tant que figure paternelle a été renversé, de même que l’idée traditionnelle du père. Au fur et à mesure que la famille traditionnelle s’affaiblissait, les taux de natalité ont chuté. Bref, la France adopta l’avortement légalisé et le divorce sans raisons nécessaires ; le père, quand il ne disparut pas complètement, commença à se comporter comme une seconde mère. Les traces du décalage apparaissent dans la musique pop. Le chanteur Michel Delpech a donné sa bénédiction à sa femme, qui le quittait pour un autre homme, dans une chanson populaire :

 « Vous pouvez même faire un demi-frère pour Stéphanie

Ce sera merveilleux pour elle. »

Ou, comme l’a dit le comique Guy Bedos, « Nous nous sommes séparés d’un commun accord, surtout le sien. »

Ces changements ont coïncidé, d’une manière symbiotique peu comprise à l’époque, avec l’avènement de l’immigration de masse. Zemmour écrit : « Au même moment, la famille française traditionnelle a reculé. Comme pour compenser symboliquement et démographiquement, le type le plus traditionnel de la famille maghrébine, plus archaïque, plus patriarcal, est invité à prendre sa place. Pour venir à son secours. Pour compléter les lieux laissés vacants. Pour la remplacer. »

Comme l’histoire au sujet de l’immigration dans chaque pays occidental avancé, elle est complexe. La France a accueilli et assimilé des immigrants de l’Europe orientale et méridionale pendant un siècle. Dans les années 1960, le Premier ministre Georges Pompidou, encouragé par une élite industrielle à la recherche d’une main d’œuvre moins chère, attire chaque année en France des centaines de milliers d’ouvriers venant d’Espagne, du Portugal et d’Afrique du Nord. Les travailleurs venant du Maghreb rural étaient les préférés ; ils étaient considérés comme moins francisés que les travailleurs venant des villes d’Algérie, comme plus dociles. Après que le recrutement des travailleurs a été arrêté à cause de la récession de 1974, le regroupement familial en tant que politique humanitaire a été lancé et des centaines de milliers de femmes et d’enfants nord-africains ont rejoints leurs maris et pères en France. Zemmour en conclut que cela représente une sorte de victoire posthume sur De Gaulle par les partisans de l’Algérie française, le mélange de la France et de l’Algérie que De Gaulle avait rejeté – pour des raisons sociologiques et démographiques autant que pour la paix. Comme il l’a dit à Alain Peyrefitte en 1959, « ceux qui rêvent d’intégration sont des cervelles d’oiseaux, même les plus brillants. Essayez de mélanger l’huile et le vinaigre. Secouez la bouteille. Après un certain temps, ils se séparent. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont français ». Dans le même entretien, De Gaulle a déclaré que l’Algérie française entraînerait une immigration massive en France et que sa ville natale, Colombey-les-Deux-Églises, serait transformée en Colombey-les-Deux-Mosquées.

Lorsque la récession de 1974 a frappé, les politiciens français ont découvert qu’il était beaucoup plus facile de lancer un flux d’immigration que de l’arrêter. Les fournisseurs de services sociaux ont été submergés par les besoins des nouvelles familles. Lorsque le premier ministre Raymond Barre a cherché à suspendre la réunification familiale, il a été bloqué par une Haute Cour française. Lorsque Barre a finalement mis en place un système de rémunération pour les immigrants qui rentreraient volontairement, les travailleurs espagnols et portugais ont empoché les chèques et sont partis, alors que les Nord-Africains sont restés. En dépit des difficultés tangibles d’assimilation des immigrants du Maghreb, la France bien-pensante et la culture audiovisuelle avaient alors célébré les nouveaux arrivants. Le chanteur français Pierre Perret a composé une ballade, en 1977, intitulée Lily, sur une immigrante somalienne confrontée aux épreuves du racisme à Paris. Dans Dupont Lajoie, l’un des premiers films d’Isabelle Huppert, un personnage semblant venir de la petite bourgeoisie française blanche (le titre anglais du film était L’Homme commun) viole et tue accidentellement une jeune femme et tente de mettre son crime sur le dos de gentils travailleurs algériens. Pour Zemmour, le message du film au public était « Nous sommes tous des Dupont Lajoie ».

Dans les années 1980, les travailleurs temporaires, leurs familles et leurs enfants ont obtenu une résidence permanente, mais l’idée que la plupart d’entre eux fusionneraient d’une manière ou d’une autre dans la grande communauté française a été discrètement abandonnée. Zemmour fait remonter l’adoption par la gauche d’un antiracisme accusateur à un besoin de compenser son incapacité à poursuivre tout type de programme économique socialiste ou pro-ouvrier dans une période de forte progression du capitalisme néolibéral.

Sur le front culturel, les crimes de la collaboration de Vichy après la défaite de la France en 1940 sont devenus une sorte d’obsession nationale. Zemmour souligne le travail de l’historien américain Robert Paxton pour avoir transmis un récit beaucoup plus audacieux de la conduite de Vichy que la plupart des Français ne l’avaient jamais acceptée. (Je note, en tant qu’ancien étudiant et admirateur de Paxton, que Zemmour distingue le travail de Paxton de celui de ses épigones français moins nuancés.) La conduite de Vichy fut honteuse, mais peut-être aussi défendable d’une manière ambiguë : la plupart des juifs français ont survécu à la guerre, contrastant nettement avec le destin des juifs dans d’autres pays occupés par les nazis. Mais Vichy a également collaboré avec des campagnes allemandes pour expulser des réfugiés juifs non français et a aussi mené ses propres politiques antisémites sans y être forcé par les allemands.

De Gaulle avait promu un récit national basé sur l’idée que Vichy ne représentait pas « la vraie France », et la plupart de ses partisans ont adopté ce récit au début de la guerre. Mais dans les années 1980, il est devenu à la mode pour les jeunes Français éduqués de croire que le racisme et l’antisémitisme venaient de l’essence même de la France. Le souvenir de la Shoah, à travers des essais, des films, des livres et des journaux, a imprégné la culture politique. Zemmour fait valoir que les jeunes juifs ont été particulièrement touchés, au point de rejeter le modèle assimilationniste que leurs parents avaient précédemment adopté. Cela a entraîné des conséquences politiques, en particulier à gauche, où la célébration de quiconque ou de quoi que ce soit n’étant pas français devenait une prise de position automatique. Lorsque le gouvernement de François Mitterrand, à la fin des années 1980, a rassemblé des immigrants clandestins du Mali et les a mis dans un vol de retour à la maison, la gauche a comparé cette initiative aux trains exportant des juifs vers les chambres à gaz d’Auschwitz. Parmi les militants et les célébrités qui s’organisaient pour soutenir les immigrants illégaux, les sans-papiers sont devenus le symbole ultime de la victime, le « juif idéal », selon l’expression de Zemmour. Avec une ironie sardonique, il conclut : « Pour tous les Français qui ne pouvaient pas, ne voulaient pas, n’osaient pas, ou n’ont simplement pas voulu sauver les juifs en 1942, l’histoire a bien voulu leur offrir une deuxième opportunité. »

Dans les années 1990, il a commencé à devenir évident que la nouvelle immigration ne serait pas normalisée dans le sens où les enfants des nouveaux groupes étrangers seraient lentement assimilés par la France. La France officielle a reconnu cela de diverses façons. En 1993, elle a mis au rebut une loi française, rarement appliquée, exigeant que les prénoms des nouveau-nés français viennent d’un registre officiel. Bientôt, « Pierre » et « Nicole » ont été remplacés de plus en plus souvent par des noms aléatoires tels que « Ryan » ou « Enzo », beaucoup plus souvent par « Mohammed ». La musique rap a explosé sur la scène pop française et a été célébrée dans les médias français. Nique Ta Mère fut un groupe populaire ; une chanson intitulée « Nique La France » a été un grand succès au début des années 2000.

La première grande émeute dans les banlieues habitées d’immigrants a éclaté en 2005. À cette époque, l’État français s’était déjà partiellement dissous dans l’Europe, se débarrassant de nombreux pouvoirs qu’il aurait pu utiliser pour transformer en Français les fils et les filles d’immigrants. En réaction à la dernière guerre, les technocrates européens ont cherché à éteindre pour toujours les passions nationalistes qui avaient autrefois détruit l’Europe. Le résultat en a été des organes représentatifs sans pouvoir (les anciens États-nations) et un pouvoir sans légitimité (les technocrates de Bruxelles). L’adoption de cette politique par l’élite politique française, qui a réussi à persuader la population que le fait de se débarrasser de la monnaie française résoudrait tous ses problèmes économiques, a donné lieu à d’amusantes lectures.

Dans sa conclusion, écrite à la veille des premières attaques terroristes de 2015, Zemmour annonce que la France est en train de mourir, est même déjà morte. Mais on doute qu’il le croie vraiment. Il écrit toujours, continue de faire de la télévision, défendant toujours la survie d’une certaine nation greco-judéo-chrétienne-française, comme si le « suicide français » était loin d’être un fait accompli.

Alors que l’œuvre de Zemmour atteignait le sommet de la liste des livres le mieux vendus en France, le romancier Michel Houellebecq était déjà là. Le romancier français le plus renommé depuis Camus, ce gagnant du Prix Goncourt est un réactionnaire culturel avec des tendances économiques vaguement socialistes. L’un de ses amis proches, l’économiste de gauche Bernard Maris, considérait Houellebecq comme l’un des critiques les plus virulents du capitalisme moderne français.

Pourtant, l’écrivain n’est pas un progressiste. Son roman de 1998, Les particules élémentaires, a présenté une image décadente de la vie familiale post-1968, où des parents hédonistes ont recherché avant tout leur développement personnel et ont largement délaissé l’éducation de leurs propres enfants. C’était l’expérience personnelle de Houellebecq après que sa mère l’a essentiellement abandonné, lui et son frère, chez ses grands-parents afin qu’elle puisse explorer des expériences exotiques. Mark Lilla écrit qu’il a entendu parler du livre par des amis français qui avaient été poussés à le lire par leurs enfants. Il avait été surpris que ce récit de libertinisme sexuel adulte et le carnage émotionnel qu’il a entraîné aient touché une corde si profonde chez les adolescents français.

Soumission, publié le jour même du massacre de Charlie Hebdo, est régi par une narrative similaire. Son protagoniste, François, est un universitaire parisien modeste, un expert sur le romancier du XIXe siècle, Huysmans. Il est apparemment incapable d’amour, d’engagement émotionnel ou même de trouver du plaisir dans la vie. Il se retrouve au milieu d’une crise politique, se déroulant sept ans dans le futur, alors que la France chancelle au bord de la guerre civile.

Le résumé de Soumission a souvent été fait de la manière suivante : un talentueux politicien musulman modéré, Ben Abbes, est élu président avec l’appui des partis de gauche et ceux de la droite soutenue par les grosses entreprises, qui se sont alliés contre le candidat du Front national. Pour certains Français, il existe des compensations imprévues à un régime islamique doux – la perspective de la polygamie pour les hommes qui a plus de succès, par exemple. En outre, impliqué mais jamais déclaré, les femmes françaises pourraient obtenir un répit face au rouleau compresseur de la postmodernité occidentale sexualisée et orientée travail, c’est-à-dire de ce qui compose les devoirs et des attentes du féminisme moderne. François se convertit finalement à l’islam pour protéger son travail à la Sorbonne. Peut-être que la perspective d’avoir plusieurs jeunes épouses sera une sorte de compensation pour cet homme solitaire.

Mais la plupart du roman porte sur des scènes se passant avant la victoire de Ben Abbes. Alors que l’épreuve électorale commence à prendre forme, François rencontre un jeune professeur de droite (nommé Lempereur) lors d’un cocktail scolaire. Manquant d’expérience sur la façon de parler aux gens de droite, il demande « Vous êtes quoi ? … Catholique ? Fasciste ? Les deux ? ». Puis le bruit de tirs lointains secoue la réunion. En partant, les deux professeurs passent devant la place de Clichy, on y voit des feux, des voitures brûlées, des CRS en tenue d’émeute. Pourtant, rien n’est signalé aux informations. François apprend que Lempereur était, dans sa jeunesse, impliqué dans des groupes « identitaires » d’extrême droite. L’homme plus jeune explique que l’extrême droite essaie de remuer la merde, de provoquer des émeutes ; plus il y a de violence ouverte, plus les chances du Front national sont grandes. Il poursuit en expliquant que l’extrême droite a été galvanisée par un nouveau groupe appelé « les indigènes d’Europe », qui luttent autant contre « l’occupation musulmane » que contre les entreprises américaines et les nouveaux capitalistes d’Inde et de Chine qui « achètent notre patrimoine ». Les nativistes européens estiment que « tôt ou tard, nous verrons une guerre civile entre les musulmans et tous les autres. Ils concluent que … la guerre ferait mieux de survenir le plus tôt possible ». Bien que la raison démographique expliquant plus tôt que tard ne nécessite pas d’élaboration, Lempereur ajoute que la question est quelque peu compliquée par l’armée française, la plus forte d’Europe, capable de contrer toute insurrection de droite. L’aile politique des Européens indigènes, explique-t-il, veut retarder une guerre civile jusqu’à ce qu’elle puisse exercer un contrôle politique de l’armée grâce à un enrôlement massif et systématique.

Cette conversation fictive n’est pas éloignée des spéculations qui travaillent aujourd’hui certains Français. Des amis parisiens m’ont dit que Lempereur est inspiré d’une personne réelle. Ses homologues islamistes veulent la même chose. Gilles Kepel, le plus important analyste de l’islam contemporain en France, a expliqué que la récente vague d’attaques terroristes lancées en France, en Belgique et en Allemagne trouve sa base doctrinale dans les écrits du théoricien de troisième génération, Abu Musab al-Suri. Le terrorisme vise non seulement à tuer, mais aussi à provoquer des sentiments et des politiques anti-islamiques afin de transformer les populations musulmanes en Europe en réservoir de main-d’œuvre pour les djihadistes. Les deux parties sont en alerte sur les questions démographiques. Tout le monde sait que la France blanche chrétienne (et juive) est, en termes relatifs, en diminution.

La rapidité avec laquelle elle se rétrécit reste une question critique. Le gouvernement français publie peu de chiffres sur l’origine ethnique, apparemment parce que de telles classifications sont considérées comme des retours aux viles classifications religieuses de Vichy ou sont simplement racistes ou étrangères à l’esprit d’une République française non raciale. Les statistiques sur la démographie de la France ont donc tendance à être obscures, l’establishment libéral souvent suspecté de sous estimer le nombre de musulmans ou d’immigrés. Néanmoins, tout le monde sait qu’il y a des régions de la France qui se sentent de moins en moins en françaises, et qu’elles augmentent.

L’année dernière, Michel Gurfinkiel a retrouvé des estimations assez larges (entre trois et six millions) du nombre de musulmans français au milieu des années 1990 et les a comparés avec les estimations actuelles. Il a conclu que le chiffre actuel est d’environ six millions, soit 9% de la population, et qu’il augmente beaucoup plus rapidement que la population française dans son ensemble. Dès 2010, 20% des Français de moins de 24 ans ont été décrits comme musulmans. Un sondage plus récent dans l’hebdomadaire libéral français L’Obs a annoncé que plus d’un quart de la jeunesse française se décrivait comme musulmane.

Parce que le gouvernement ne publie pas de statistiques sur la race, certains chercheurs curieux ont examiné le nombre de nouveau-nés examinés pour les marqueurs de l’anémie falciforme, un test donné si les deux parents sont d’origine africaine, nord-africaine ou sicilienne. Le chiffre est passé de 25% en 2005 à 39% en 2015. Dans la région métropolitaine de Paris, il est passé de 54% à 73%. On comprend pourquoi le professeur de droite de Houellebecq dit qu’il désire que la guerre civile inévitable arrive « le plus vite possible ».

Ni Houellebecq (et certainement pas ses personnages d’extrême droite), ni Zemmour ne représentent le centre intellectuel de la vie française, mais Alain Finkielkraut un peu plus. L’écrivain parisien de 67 ans, récemment admis à la prestigieuse Académie française, joue un rôle dans le débat littéraire et politique français depuis près de quatre décennies. Auteur de quelque deux douzaines de livres, participant fréquemment aux débats intellectuels à la télévision française et professeur à l’École polytechnique depuis de nombreuses années, il est une voix que la France a écouté pendant de nombreuses années sur des questions morales et politiques. Enfant de juifs polonais qui ont échappé à l’Holocauste, il s’est marié en France après la guerre. Finkielkraut était un manifestant de la génération 68 et, une décennie plus tard, l’un des soi-disant nouveaux philosophes qui ont rompu avec le marxisme à l’époque de l’archipel du Goulag et du génocide Khmer rouge.

Parfois décrit comme un libéral dans la presse anglaise, Finkielkraut projette de nombreuses attitudes du début du néoconservatisme, lorsque le mouvement était plus engagé à repousser les mensonges et les hystéries de la Nouvelle Gauche qu’à encourager les interventions militaires au Moyen-Orient. Quand il cite les auteurs américains, ce qui n’est pas fréquent, il choisit parmi ceux qui se trouvent dans cette orbite : Saul Bellow, Philip Roth, Cynthia Ozick.

Mais ce qui frappe dans les points de vue de Finkielkraut aujourd’hui, c’est sa reconnaissance, dont il a fait un thème central de ses écrits, que la France traverse malheureusement une crise d’identité, conséquence de l’immigration musulmane et autre venant du tiers monde et qu’une grande partie de l’establishment français refuse d’accepter pensant qu’il n’est pas valorisant de combattre pour l’identité française traditionnelle.

Il aborde ces questions dans son style infiniment doux, littéraire, discursif, presque envoûtant. Une discussion sur la question du foulard, un conflit majeur en France, commence par un détour par les mémoires d’un envoyé du Pacha d’Égypte à Paris pendant la Restauration des Bourbons. Il a été étonné par la façon dont les femmes étaient bien traitées, respectées par les coutumes de la chevalerie qui ont marqué les interactions entre les sexes. Finkielkraut change alors de chemin pour observer que les flux généraux de haine et d’agressivité qui semblent imprégner les banlieues immigrantes ne sont peut-être pas entièrement dus (comme le récit officiel le dit) au manque d’emplois ou à l’exclusion sociale. Au contraire, suggère-t-il, cela pourrait être dû à l’exclusion des femmes des espaces publics dominés par les immigrés et du terrain émotif qui en résulte. Finkielkraut se demande si la violence ne serait pas « une conséquence du déni de sensibilité, du rejet de la courtoisie envers les femmes que ces quartiers imposent … [l’effet] que la misogynie collective a sur chaque individu ». Peu importe si l’intelligentsia libérale a tenté de montrer les émeutes des banlieues de 2005 comme un « Mai 68 » des classes populaires, « ils ne pouvaient pas éviter les images contrastées entre des jeunes hommes ultra-violents qui ne posaient pas de demandes verbales, ni de slogans et le printemps hautement rhétorique et sexuellement mélangé de 1968 ».

La fracture culturelle profondément enracinée entre les immigrants et les Français, selon Finkielkraut, est assez établie. Et cela exige un effort français prodigieux, entamé dans les écoles, pour la résorber. Le problème est qu’il n’y a pas de volonté en France, ni en Europe, de faire cet effort. Dans L’identité malheureuse, Finkielkraut examine les attitudes des élites politiquement correctes en Europe, en particulier la nouvelle passion pour la « diversité ». Pour certains, cela signifie clairement que l’identité essentielle de l’Europe doit être diverse ou cosmopolite, ce qui signifie qu’elle ne devrait pas avoir d’identité ; en d’autres termes, une identité basée sur une sorte de déni d’identité. Pour répondre à ce Soi désiré, l’Europe doit nier ses origines. Les conséquences s’en font fréquemment voir, par exemple dans le brouhaha autour du projet de Musée d’histoire de France. Les multiculturalistes voulaient que la nouvelle structure soit nommée Musée de l’Histoire en France, de sorte qu’aucun appel à renforcer l’identité nationale ne soit transmis. Comme le conclut Finkielkraut, c’est la première fois dans l’histoire de l’immigration que ceux qui sont accueillis rejettent l’idée que ceux qui les accueillent aient le droit de représenter leur pays. Cela a suscité de grandes inquiétudes concernant la direction de la France : « La France a changé, la vie a changé, même les changements ont changé … Quand autrefois c’était l’esprit d’entreprendre, maintenant c’est une fatalité, quand c’était autrefois ce que nous avons réalisé ou ce que nous avons voulu, c’est devenu maintenant ce qui nous arrive. »

Finkielkraut est souvent accusé d’être devenu un réactionnaire. À l’époque de son élection à l’Académie française, un député socialiste a lancé : « Si Finkielkraut n’était pas juif, il serait un porte-parole du Front national. » Lorsqu’il a cherché l’année dernière à rendre visite à Nuit Debout, une manifestation de gauche qui a duré un mois, les manifestants l’ont viré de force, lui et sa femme. Il a rétorqué par des observations moqueuses sur la gauche : « Au moment où Marine Le Pen tue son père, les antifascistes se donnent tant de peine pour le relancer. » C’est une référence au refus de l’établissement politique de reconnaître les changements profonds que la fille du fondateur du parti a opéré dans le Front national, notamment en expulsant son père de la fête. Il note aussi la croyance de la gauche selon laquelle « les gens sont admirables lorsqu’ils agissent en tant que membres d’une classe sociale, mais méprisables lorsqu’ils agissent en tant que membres d’une nation ». Finkielkraut ne fait pas partie de la droite populiste ni ne considère la guerre civile comme inévitable. Il préconise des réformes visant à sauver la France, en particulier dans les écoles. Il s’agit notamment de mettre l’histoire, la langue et la culture de la France au centre du programme dans les banlieues ou logent les immigrants. Mais il y a peu de chance que cela soit effectivement mis en œuvre.

Les trois hommes dont nous avons parlé ci-dessus sont la pointe d’un iceberg culturel et politique. Nous pourrions facilement y inclure l’ami de Finkielkraut, Pierre Manent, auteur de La situation de la France, qui expose un plan pour trouver un accord avec un islam qui a été invité, sans préconditions, en France. Il suggère la flexibilité au sujet des foulards ; d’accueillir à des heures différentes les filles et les garçons dans la salle de gym ; la fermeté du rejet du hijab ; et un soutien absolu à la liberté d’expression. En même temps, il regrette la réalité que l’adhésion de la France à l’UE prive l’État de la force et de la flexibilité nécessaires pour faciliter une assimilation plus profonde. D’autres dans cette nouvelle école d’identité culturelle française comprennent l’historien Jacques Julliard, le célèbre théoricien révolutionnaire Régis Debray et l’éminent écrivain Pascal Bruckner, tous des intellectuels importants, tous aujourd’hui qualifiés de réactionnaires. L’année dernière, Eugénie Bastié a remarqué dans le Figaro que le 13 novembre 2015, date du massacre de Bataclan, a marqué un point de rupture décisif pour les intellectuels français, générant une dichotomie entre, d’une part, ceux qui pensaient qu’il était essentiel de voir le monde comme il l’était vraiment et, d’autre part, ceux qui ont mis les bouchées doubles sur la cause de l’antiracisme parce qu’ils pensaient que c’était juste et parce que, avant tout, ils ne doivent pas « jouer le jeu » du Front national. Certains ont décrit cela comme une bataille entre « le Bien et le Vrai ». Cette division perdurera certainement après l’élection présidentielle de mai, quel qu’en soit le résultat. Mais on ne peut nier que l’influence de ceux qui penchent pour « voir les choses comme elles le sont réellement », représentée sous une certaine forme par Zemmour, Finkielkraut et Houellebecq, entre autre, a considérablement augmenté au cours des cinq dernières années.

Il convient de noter aussi que ce n’est certainement pas un accident si deux des trois hommes dont nous parlons sont juifs et qu’un personnage juif (la petite amie de François, Myriam) joue un rôle central dans Soumission quand elle décampe, avec ses parents, pour Israël. Ce qui est sûr, c’est que ni Zemmour ni Finkielkraut ne passent beaucoup de temps à écrire sur la question « communautaire » juive française. Mais Zemmour avait raison d’affirmer que l’intensification de la culpabilité française par rapport à Vichy et la Shoah, dans les années 1980, a joué un rôle important en poussant une grande partie de l’establishment culturel et politique français vers l’idée qu’ils avaient l’obligation morale de rejeter la France traditionnelle. Certains ont vu le remplacement par de nouveaux immigrants comme une sorte de chance providentielle. Mais il semble également que cette nouvelle France, rachetée en quelque sorte, de tous les sentiments provinciaux, nationalistes et petits racistes qui imprégnaient Vichy et le gaullisme menace désormais les juifs français de manière très concrète et indéniable. La population juive française est d’environ un demi-million, moins de 1%, mais son poids est important dans le monde intellectuel et culturel français. Et beaucoup de Juifs français, pour des raisons très compréhensibles, ont développé des antennes sociales sensibles pour percevoir l’avènement du danger sociétal.

En France aujourd’hui, ce danger sociétal grandissant est indéniable. Environ la moitié des crimes haineux reconnus par le gouvernement du pays sont menés contre des juifs. Les terroristes islamistes ont frappé de nombreuses cibles françaises, y compris les catholiques. Mais environ la moitié de leurs attaques ont été contre des cibles spécifiquement juives : des écoles, des musées, des supermarchés kasher. Peut-être plus grave encore est l’augmentation des crimes violents, qui font maintenant partie de l’ambiance générale. Les écoles publiques dans les banlieues de Paris, autrefois remplies d’enfants juifs, en sont maintenant presque vides. Selon une estimation récente, 40% des étudiants juifs vont dans les écoles juives, tandis que 35% fréquentent les académies catholiques. Leurs parents ne croient pas que les écoles publiques françaises soient sûres pour leurs enfants. Au cours des dernières années, la France a perdu chaque année environ 2% à 3% de sa population juive, qui émigre vers Israël. Les rapports prolifèrent sur les juifs quittant les villes moyennes pour profiter de la sécurité relativement plus grande à Paris, mais à Paris on voit aussi des synagogues et des écoles juives sous garde militaire.

Bien que ce ne soit qu’un aspect de l’inquiétude croissante de la société française à propos des problèmes d’assimilation apparemment insolubles auxquels le pays est confronté, c’en est un important. Au-delà, il y a une foule de craintes populaires et d’inquiétudes culturelles plus centrées sur la France des anciens et ce qui sera perdu quand ils seront partis. Il n’est donc pas surprenant que nous voyions dans les milieux intellectuels français une nouvelle appréciation pour les habitudes, la culture, les vertus et même les défauts des républiques françaises historiques. Personne ne devrait se laisser tromper en pensant que ce ferment intellectuel en France, centré sur la protection de la culture traditionnelle du pays, est un phénomène restreint à cette nation européenne particulière. Tout comme nous voyons des échos du Front national de Le Pen dans la politique d’autres pays occidentaux, y compris aux États-Unis, nous sommes susceptibles de voir un débat intellectuel croissant sur de telles controverses politiques. Un nouveau débat puissant s’est ouvert dans toutes les nations occidentales, avec des écrivains, des penseurs, des essayistes et des polémistes de diverses origines et points de vue y participant. Mais la France est le pays à observer car elle en est l’avant-garde.

Scott McConnell est le rédacteur en chef et fondateur de The American Conservative

Traduit par Wayan, relu par M pour le Saker Francophone

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