Par Andrew Korybko − Le 6 juin 2023 − Source The automatic earth
Au mois de décembre 2022, un article du Washington Post faisait déjà mention des plans entretenus par Kiev de faire sauter ce barrage. Et deux mois plus tôt, Business insider en parlait déjà également. L’article du Washington Post était le premier à indiquer que Zelensky n’était pas le seul à entretenir ce projet.
Mardi 6 juin au matin, la destruction partielle du barrage de Kakhovka a déclenché des envois d’accusations mutuelles de la part de Kiev et de Moscou, mais un rapport produit par le Washington Post, remontant au mois de décembre 2022, apporte du crédit à la version des événements produite par le Kremlin. Cet article, paru sous le titre : Au sein de la contre-offensive ukrainienne qui a choqué Poutine et donné un nouveau tournant à la guerre, cite le major-général Andrey Kovalchuk, ex-commandant en chef de la contre-offensive de Kherson — au mois de novembre — qui avouait alors planifier ce crime de guerre :
Kovalchuk a envisagé d’inonder la rivière. Selon lui, les Ukrainiens ont même mené une frappe d’essai avec un lanceur HIMARS sur l’une des portes de retenues d’eau, créant trois brèches dans le métal, afin de vérifier si l’on pouvait faire monter le niveau de l’eau de la rivière Dnieper afin d’entraver la traversées des Russes sans inonder les villages voisins. L’essai a réussi, selon Kovalchuk, mais cette action a été considérée comme à pratiquer en dernier recours. Il l’a mise en suspens.
Son propos selon lequel « cette action a été considérée comme à pratiquer en dernier recours » peut désormais amener les observateurs à envisager l’idée que la première phase de la contre-offensive ukrainienne soutenue par l’OTAN aurait totalement échoué lundi, comme l’a soutenu le ministère de la défense russe. Faire sauter le barrage peut avoir constitué un leurre médiatique visant à détourner l’attention du public vis-à-vis de cet échec, exactement comme le lancement de l’invasion du territoire russe par mandataire interposé a constitué une action de détournement de l’attention par rapport à l’échec ukrainien à conserver Artyomovsk (Backmout).
Une telle idée n’est pas spécialement tirée par les cheveux. Après tout, l’un des préceptes de la théorie de la complexité est que les conditions initiales qui prévalent au cours des processus non-linéaires peuvent influencer le résultat de ces processus de manière disproportionnée. Dans ce contexte, l’échec de la première phase de la contre-offensive de Kiev mettait en risque l’ensemble de la campagne, ce qui pourrait fort bien avoir amené les décideurs ukrainiens à faire usage du « dernier recours » de Kovalchuk pour insérer une variable inattendue dans l’équation, afin d’essayer d’améliorer leurs chances.
La Russie a disposé de 15 mois pour se retrancher dans les régions qui précédemment constituaient l’Est et le Sud de l’Ukraine — et toujours revendiquées par Kiev — en édifiant diverses structures de défenses et en élaborant des plans pour répondre aux imprévus, afin de maintenir son contrôle sur ces territoires. Il s’ensuit donc que la contre-offensive la mieux préparée et la mieux soutenue par la logistique promettait de ne pas s’apparenter à une promenade de santé, contrairement aux attentes de l’Occident, ce qui explique l’échec de sa première phase.
Cette confrontation à la réalité a provoqué l’effondrement des vœux pieux potentiellement entretenus par Kiev : elle a montré que le plan initial, consistant à déborder la ligne de contact, provoque des pertes considérables qui réduisent les chances de réussite de ce plan, sauf à voir des événements graves se produire derrière les lignes de front, propres à distraire les défenseurs russes. C’est là que réside le raisonnement stratégique derrière la destruction partielle du barrage de Kakhovka mardi matin, conformément à ce que Kovalchuk avait spontanément affirmé l’an dernier au Washington Post.
Cette attaque terroriste a répondu au premier objectif de Kiev, consistant à soulever des préoccupations universelles au sujet de la sûreté de la centrale nucléaire de Zaporozhye contrôlée par les Russes, qui a besoin pour se refroidir des eaux du réservoir de Kakhovka, dont le niveau est en baisse rapide. L’agence internationale de l’énergie atomique a affirmé qu’« il n’existe aucun risque immédiat de sûreté nucléaire », mais on ne peut pas exclure un risque latent. Si une crise devait éclater, celle-ci pourrait semer le chaos au sein des défenses russes dans la région du Nord de Zaporozhye.
Le second objectif est que les zones de la région de Kherson, en aval, dont le contrôle est divisé entre Kiev et Moscou, se retrouvent désormais inondées. L’eau va certes refluer après un certain temps, mais cela pourrait compliquer les plans défensifs de la Russie sur la rive gauche de la rivière Dnieper. Cet élément, conjugué avec les conséquences du premier scénario, implique qu’une partie significative du front voisin de la ligne de défense pourrait rapidement s’assouplir pour faciliter la prochaine phase de la contre-offensive de Kiev.
De fait, le périmètre géographique de l’« opération d’assouplissement non conventionnelle » menée par Kiev pourrait s’étendre jusqu’en Crimée en raison de la menace que l’attaque terroriste de mardi matin pourrait faire peser sur les approvisionnements en eau de la péninsule, au travers du canal de Crimée. Le gouverneur de la région a affirmé que les réserves actuelles sont pour l’instant suffisantes, mais qu’au cours des jours prochains, un certain niveau de risque pourrait se révéler. La Crimée a certes réussi à tenir au cours des huit années de blocus pratiqué par Kiev sur ce canal, mais il ne fait aucun doute que ce développement n’est pas avantageux pour la Russie.
Le quatrième objectif stratégique, établi sur la base des trois précédents, porte sur la composante de guerre psychologique de cette attaque. Sur le front extérieur, l’accusation propagée par Kiev selon laquelle Moscou est coupable d’« écocide« a été amplifiée par les médias dominants, malgré les aveux de Kovalchuk au mois de décembre 2022 face au Washington Post ; la pression porte ainsi sur Moscou, alors que sur le front intérieur, on s’emploie à semer la panique dans les anciennes régions d’Ukraine, dans l’idée de ramollir les défenses russes qui y sont en place.
Enfin, le dernier objectif stratégique auquel a répondu la destruction partielle du barrage de Kakhovka revient à placer la Russie face à un prochain dilemme. L’« opération non conventionnelle d’amollissement » menée par Kiev sur la ligne de contact Kherson-Zaporozhye pourrait divertir l’attention du Kremlin des fronts de Belgorod-Kharkov et du Donbass, ce qui pourrait affaiblir l’un de ces trois fronts et y permettre une percée. La situation défensive pourrait devenir encore plus difficile pour la Russie si Kiev étendait le conflit en attaquant également le Bélaruss et/ou la Moldavie.
La dynamique militaro-stratégique de la guerre par procuration menée par l’OTAN contre la Russie reste pour l’instant favorable à la Russie, mais c’est précisément pour cette raison que Kiev a lancé mardi matin cette attaque terroriste, comme tentative désespérée de modifier cette dynamique en sa faveur. Cette affirmation se fonde sur l’observation selon laquelle la victoire obtenue par la Russie lors de la bataille d’Artyomovsk montre qu’elle est capable de tenir la distance face à l’OTAN dans la « course logistique »/« guerre d’attrition » déclarée par le maître de l’OTAN à la mi-février.
Qui plus est, c’est jusqu’au New York Times qui a reconnu que les sanctions occidentales ont échoué à provoquer l’effondrement et l’isolement de l’économie russe, et certains personnes influentes et haut-placés ont même reconnu qu’il est impossible de réfuter la prolifération des processus multipolaires au cours des quinze mois ayant suivi le début de l’opération spéciale russe. Parmi ces personnes influentes se trouvent le chancelier allemand Olaf Scholz, Fiona Hill, ancienne membre de l’US National Security Council, et Jared Cohen, président des affaires mondiales pour Goldman Sachs.
La dynamique militaro-stratégique que nous avons décrite dans les deux paragraphes précédents promet à l’Occident une défaite inévitable dans le conflit par mandataire interposé le plus important de la Nouvelle Guerre Froide, sauf si quelque événement majeur et inattendu se produit de manière à l’enrayer ; c’est exactement cela que Kiev a essayé de produire au travers de cette attaque terroriste. Et c’est parce que Kovalchuk avait reconnu face au Washington Post au mois de décembre 2022 que l’Ukraine avait déjà prévu de faire sauter une partie du barrage de Kakhovka, dans le cadre de la contre-offensive de Kherson, que quelques observateurs avaient déjà pu anticiper ce développement.
Il apparaissait certes comme impensable que Kiev se décide, six mois après ces déclarations, à mettre son projet en pratique, puis à accuser Moscou, alors que les médias dominants eux-mêmes avaient rapporté l’existence des plans terroristes entretenus par l’Ukraine après avoir cité le même major-général qui s’en était vanté à l’époque. Cela peut produire un impact puissant sur les perceptions du conflit en Occident, et c’est pour cette raison que l’article du Washington Post doit être évoqué et rappelé.
Andrew Korybko
Traduit par José Martí, relu par Wayan pour le Saker Francophone