Par Anthony C. Black − Le 19 juillet 2017 − Source Unz Review
Présentation du livre Hidden History de Gerry Docherty & Jim Macgregor
Parmi les nombreux mythes qui troublent l’esprit politique contemporain, celui qui pollue le plus la compréhension des faits historiques est la notion selon laquelle les grandes fortunes et les puissants ne fomentent pas de conspiration.
Il se trouve qu’ils le font.
Ils conspirent continuellement, ordinairement, efficacement, diaboliquement, et à une échelle qui dépasse l’imagination. Réfuter l’existence de ces conspirations revient à fermer les yeux à la fois sur des preuves empiriques écrasantes, et à refuser la rationalité la plus élémentaire.
A contrario, pour l’observateur avisé du « Grand Jeu » de la politique, c’est une source d’émerveillement sans fin que de trébucher chaque fois sur des exemples plus incroyables les uns que les autres des machinations monstrueuses dont les fortunés et les élites puissantes sont capables. Et de fait, c’est bien sur ce registre que les auteurs Docherty et Macgregor entrent dans la mêlée et menacent de nous couper tout à fait le souffle.
Ainsi, nous disent-ils, l’histoire officielle et canonisée de la première guerre mondiale est un vaste mensonge absolu du début à la fin. La thèse soutenue par les auteurs s’inscrit à fond sur ce registre conspirationniste, qui énonce que — et pour paraphraser un mot prononcé plus tard par un Churchill qui s’activa au premier-plan de ce récit — on n’a jamais assassiné plus de gens aussi inutilement, pour satisfaire à l’ambition et aux bénéfices de quelques-uns.
En démolissant les nombreux schibboleths qui entourent les origines de la « Grande Guerre » (parmi lesquels « la responsabilité allemande », « les efforts de paix britanniques », « la neutralité belge » et « l’inéluctabilité de la guerre »), Docherty et Macgregor pointent du doigt ce qu’ils considèrent comme la véritable source du conflit : une cabale plus ou moins secrète fomentée par des impérialistes britanniques, dont l’ensemble de l’existence politique, durant une quinzaine d’années, fut consacrée à façonner une guerre européenne visant à détruire le concurrent émergeant à l’Empire britannique, en cours d’émergence sur les sphères commerciale, industrielle et militaire, à savoir l’Allemagne.
En résumé, loin de « marcher tels un somnambule vers une tragédie globale », Docherty et Macgregor soutiennent qu’il « fut piégé par une embuscade posée par une cabale secrète ourdie par les fomenteurs de guerre », et que son origine n’était pas à Berlin, mais bien « au cœur de Londres ».
Je dois bien avouer à ce stade que j’entretiens une tendance à accorder du crédit à une thèse aussi frappante, ne serait-ce que par principe. Après tout, qui considère sans s’illusionner la réalité politique de notre temps distingue bel et bien la gueule du cauchemar décrit par Orwell. Qui plus est, trois décennies de journalisme indépendant m’ont amené à conclure non seulement que presque rien de ce qui est présenté comme « les informations » n’est vrai de près ou de loin, mais que le récit et la présentation conventionnels de l’histoire sont une imposture s’apparentant à un billet de banque d’une valeur de trois dollars. Mais pour autant, il convient d’exiger un ou deux arguments crédibles soutenant cette thèse. Considérons quelques arguments présentés dans le livre « Hidden History ».
Les Joueurs
Avant de se lancer au petit bonheur dans le labyrinthe argumentaire, il convient que nous commencions par présenter les personnages principaux de cette sinistre histoire.
Au commencement était Cecil Rhodes, premier ministre de Cape Colony, mais qui, nous rappellent les auteurs, était « en réalité un opportuniste dont l’activité consistait à s’accaparer des terres », dont la fortune avait été constituée à parts égales « par une élimination brutale des indigènes et les intérêts d’extraction minière, au niveau mondial, de la maison Rothschild ». Rhodes avait, semble-t-il, depuis longtemps à l’esprit le projet d’établir une « société semblable aux Jésuites » pour contribuer aux ambitions globales de l’Empire britannique. Au mois de février 1891, il sollicita les services de ses proches associés, William Stead, un journaliste de premier-plan, et Lord Esher, un proche conseiller de la Monarchie britannique.
Deux autres personnages furent bientôt acceptés au cercle restreint constituant le groupe clandestin : Lord Nathaniel (Natty) Rothschild, membre de la célèbre dynastie bancaire britannique et européenne, ainsi qu’Alfred Milner, un universitaire brillant et administrateur colonial qui allait rapidement devenir le génie organisateur et le maître déterminé des cérémonies tenues par le groupe.
Ces quatre figures centrales allaient par la suite s’adjoindre : Lord Northcliffe, propriétaire du journal « The Times », qui allait compléter l’effort de Stead dans la tâche de propagande et de travail sur l’esprit du public britannique vers la guerre contre l’Allemagne ; Arthur Balfour et Herbert Asquith, deux futurs premiers ministres britanniques qui allaient apporter l’influence parlementaire nécessaire ; les lords Salisbury et Rosebery, qui allaient amener un nouveau cercle de connexions politiques à la table ; et Lord Edward Grey, ministre des affaires étrangères en 1914, qui allait enfoncer le dernier clou dans le cercueil de la paix européenne.
Personnage particulièrement important à avoir rejoint le groupe, le prince Edward (qui allait bientôt devenir le Roi Edward VII), qui malgré son image de coureur de jupons, était bel et bien un politicien sagace dont les fréquentes incursions sociales à l’international allaient apporter la couverture parfaite pour aider à façonner les alliances militaires et politiques, souvent secrètes, entre la Russie, la France, la Grande-Bretagne et la Belgique.
Cette garde prétorienne centrale étendit ensuite ses tentacules dans toutes les branches de la hiérarchie britannique (et, sur la fin, internationale) du pouvoir, en recrutant avec vigueur son « Association de Contributeurs », la myriade de bureaucrates de plus bas niveau, officiers militaires, universitaires, journalistes et hauts fonctionnaires, dont il s’avère que nombre sortaient des Colleges de Balliol et All Souls, à Oxford.
Et avec eux, le légendaire Churchill, généreusement gonflé de sa propre grandiloquence, et bien huilé avec l’argent des Rothschild, allait monter pour prendre sa sainte position parmi les élus secrets avides de guerre.
Premières aventures
La première percée menée par cette cabale d’élites se produisit en Afrique du Sud, avec la fomentation délibérée de la (seconde) guerre des Boers (1899 – 1902). En 1886, on avait trouvé de l’or dans la région du Transvaal, et les impérialistes britanniques étaient déterminés à mettre la main dessus. Après une suite de machinations ratées menées par Rhodes en personne pour faire tomber les Boers, l’élite secrète reçut un as dans son jeu lorsque Alfred Milner fut nommé haut-commissaire à l’Afrique du Sud. Saisissant l’occasion, Milner entra en guerre sans autre forme de procès, avec sa tristement célèbre politique de la terre brûlée, et ses exigences catégoriques de reddition sans condition, et fit montre d’une philosophie martiale générale qui serait par la suite déployée contre l’Allemagne.
Suite à la défaite des Boers, Milner & Co (Rhodes était mort durant les « négociations de paix ») pénétrèrent rapidement les principaux organes de la gouvernance impériale britannique, y compris les services des relations étrangères, coloniales, et le ministère de la guerre. Arthur Balfour alla encore plus loin en établissant, en 1902, le Committee for Imperial Defence (CID). Ce dernier s’avéra particulièrement utile pour aider à contourner presque entièrement le Cabinet britannique au fil des années, mois et jours amenant à août 1914. Balfour allait bel et bien s’avérer constituer l’un des deux seuls membres permanentes de cette institution impériale de prime importance ; l’autre fut Lord Frederick Roberts, commandant-en-chef des forces armées, et ami proche de Milner. Ce fut Roberts qui nomma par la suite deux parasites tragiquement incompétents, Sir John French et Douglas Haig, à leurs postes de supervision du meurtre de masse de centaines de milliers de soldats alliés.
L’année 1902 vit également l’établissement du traité anglo-japonais. La Grande-Bretagne entretenait de longue date des craintes pour son empire d’Extrême-Orient, à cause de la Russie, et voulait renforcer le Japon comme contre-pouvoir. L’alliance fructifia avec le conflit russo-japonais de 1904-1905, qui infligea une défaite décisive à la Russie. Gardant toujours leur objectif à long terme en tête, c’est-à-dire la guerre contre l’Allemagne, Milner et ses comparses changèrent adroitement d’appât, et se mirent immédiatement à courtiser le Tsar Nicolas II, débouchant sur la convention anglo-russe de 1907. Au cours de la même période (en 1904), la Grande-Bretagne, avec l’assistance incontournable d’Edward VII — rompit son inimitié de presque mille ans avec la France, et signa l’Entente Cordiale avec son ancienne rivale.
Dans le même temps (en 1905), un accord plus ou moins secret fut conclu avec le Roi Leopold II, autorisant la Belgique à annexer l’État libre du Congo. Il s’agissait pour ainsi dire d’une alliance entre la Grande-Bretagne et la Belgique ; une alliance qui, au cours de la décennie à suivre, allait se trouver continûment approfondie par de nombreux accords militaires bilatéraux (pour la plupart secrets, c’est-à-dire inconnus du Parlement britannique) et « mémorandums d’entente », choses qui supprimaient toute notion de « neutralité » quant au positionnement de la Belgique dans le conflit à venir contre l’Allemagne.
Le cœur de l’alliance était désormais prêt, à savoir la Grande-Bretagne, la France et la Belgique, et tout ce qui restait à faire était de garantir la fidélité et l’obéissance des colonies britanniques. Pour y contribuer, Milner convoqua la Conférence de Presse Impériale de 1909, qui assembla quelque 60 propriétaires de journaux, journalistes et auteurs en provenance de tout l’Empire, fréquentant quelque 600 journalistes, hommes politiques et figures militaires britanniques, dans une vaste orgie de propagande de guerre. Le message martial fut alors durement délivré aux multitudes d’habitants des colonies, qui n’avaient rien demandé. On put mesurer la réussite de la Conférence particulièrement au Canada, où malgré l’extrême discorde sur ce sujet, la nation allait finir par envoyer plus de 640 000 soldats sur les champs de la mort européens, pour le compte d’une petite poignée d’impérialistes britanniques.
La « Crise » marocaine
Docherty et Macgregor nous rappellent que l’historienne renommée Barbara Tuchman, dans son ouvrage lauréat du prix Pulitzer, « The Guns of August », « a très clairement indiqué que la Grande-Bretagne était déterminée à la guerre dès 1911 au plus tard. » De fait, les préparations de guerre avaient été bon train dès 1906.
Mais 1911 marqua un tournant lorsque l’élite secrète se permit pour la première fois d’essayer de démarrer une guerre contre l’Allemagne. Le prétexte en fut le Maroc. À dire vrai, la Grande-Bretagne ne disposait d’aucun intérêt colonial direct au Maroc, mais c’était bien le cas pour la France et l’Allemagne. À ce moment-là, la cabale de Londres — avec Edward Grey au poste de ministre des affaires étrangères — avait intronisé un ministre français, Théophile Declasse, dans son cercle de confiance, et fut en mesure de fabriquer ce qui fut fondamentalement une opération sous faux drapeau à Fez. La France fit suivre l’incident en envoyant une armée d’occupation sur place. L’Allemagne dépêcha une réponse minimaliste en envoyant une petite canonnière à Agadir, ce qui permit à l’ensemble de la presse britannique — reflétant les intérêts de l’« État profond » britannique — d’entrer dans un état d’hystérie condamnant les « menaces allemandes pour les voies maritimes britanniques », etc. La mèche allumant la guerre ne fut finalement éteinte qu’en toute dernière minute, lorsque le premier ministre français (tout juste élu) Joseph Caillaux initia des pourparlers de paix avec le Kaiser. La guerre contre l’Allemagne allait devoir attendre.
Dans l’intervalle, la Grande-Bretagne, sous la direction de ses mandarins secrets — c’est-à-dire presque totalement sans examen ni approbation parlementaire — poursuivit ses préparatifs de guerre. À cette fin, par exemple, Churchill, qui avait en 1911 été nommé Premier Lord de l’Amirauté, redéploya la flotte britannique de l’Atlantique de Gibraltar à la Mer du Nord, et la flotte de la Méditerranée à Gibraltar. Dans le même temps, la flotte française fut retirée de l’Atlantique pour pallier à l’absence britannique en Méditerranée. Ces manœuvres étaient toutes stratégiquement dirigées contre la marine allemande de la Mer du Nord. On était en train de placer les pièces sur l’échiquier global.
En France, Caillaux, homme de gauche et non-violent, fut remplacé en 1913 au poste de premier ministre par l’un des « contributeurs » tout acquis aux élites britanniques, en la personne de Raymond Poincaré, un germanophobe enragé de droite. Poincaré rappela rapidement son ambassadeur anti-guerre déployé en Russie, George Louis, et le remplaça par le revanchard Declasse. Dans le même temps, aux États-Unis, la cabale secrète, agissant en grande partie au travers de la Pilgrim Society et au travers des Maisons de Morgan et de Rockefeller, machina pour faire élire un démocrate inconnu mais malléable, Woodrow Wilson, en préférence au partisan d’un contrôle public des banques centrales, le président Taft. Ce fut depuis ce noble perchoir que l’« État profond » anglo-étasunien lança l’US Federal Reserve System, une banque centrale privée dédiée dès le départ à financer la guerre contre l’Allemagne.
Le coup monté des Balkans
Le récit simple que l’on répète à satiété au sujet des circonstances autour de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, nous indiquent Docherty et Macgregor, contient aussi peu de vérité que la version officielle de l’assassinat de JFK deux générations plus tard. De fait, les ressemblances structurelles entre les deux événements — du retrait quasiment total de l’appareil de sécurité aux éléments indiquant clairement la complicité de l’État (dans cette instance, au départ de Serbie, mais menant droit à Londres) — sont remarquables. Il suffit d’affirmer qu’il se produisit une chaîne d’événements en cascade — les événements ne furent pas pilotés par les instincts humains de base ainsi que par des forces inéluctables dépassant tout contrôle humain, comme on le profère souvent, mais par des esprits calculateurs et un dessein conspirationniste.
Ainsi, juste après l’assassinat, l’Autriche-Hongrie fut l’objet d’un vaste soutien sur la scène internationale, ce pays était largement perçu comme la partie lésée. Néanmoins, les suspects habituels, ayant contribué à organiser le meurtre en premier chef, furent en mesure d’orienter adroitement la propagande contre l’Autriche ainsi que l’Allemagne, au moyen d’une ruse ingénieuse. Ayant secrètement obtenu le contenu de la « Note », qui contenait les exigences autrichiennes (raisonnables au vu des circonstances) pour la contrition serbe, la cabale secrète fut en mesure d’accéder directement à la rédaction de la « réponse serbe ». La « réponse » fut bien entendu conçue pour être inacceptable du point de vue de l’Autriche. Dans le même temps, le président français, Poincaré, fila à Moscou pour assurer au Tsar et à ses généraux que, si l’Allemagne devait agir pour honorer les responsabilités de son alliance avec l’Autriche, la France soutiendrait la Russie dans le déclenchement d’une guerre européenne à grande échelle. La France savait naturellement que l’Angleterre — ou plutôt sa clique de l’élite impériale — était tout aussi déterminée à la guerre. Ce fut en réalité durant ce moment d’opportunité, que Grey et Churchill se mirent d’accord pour acheter l’Oil Company anglo-perse, pour garantir les approvisionnements en pétrole de la marine britannique.
Durant tout ce temps, il resta visible que le Kaiser Guillaume et le chancelier Bethmann étaient les seuls dirigeants à véritablement poursuivre un objectif de paix. Leur diabolisation, par la suite, par les hordes d’historiens malpropres sonne des mêmes accents orwelliens que la diabolisation contemporaine des nations et des individus qui résistent à l’Imperium étasunien.
Grey déclenche les opérations
Étant parvenus à attiser les flammes d’un incendie local aux Balkans pour en faire un enfer général européen, Grey, ministre britannique des affaires étrangères, et Asquith, premier ministre, déployèrent ensuite tous les coups les plus bas sur la scène diplomatique pour gâcher toute possibilité de paix, et garantir la survenue de la guerre.
Par exemple, le 9 juillet, l’ambassadeur allemand en poste à Londres, le prince Lichnowsky, reçut plusieurs fois l’assurance de la part de Grey que la Grande-Bretagne n’était engagée dans aucune négociation secrète pouvant faire survenir la guerre. Il s’agissait évidemment d’un mensonge patent. Le 10 juillet, Grey trompa le Parlement et l’amena à croire que la Grande-Bretagne n’était pas le moins du monde préoccupée par l’idée que les événements de Sarajevo pourraient déboucher sur une guerre à l’échelle du continent. Dans le même temps, Berchold, le premier ministre autrichien, fut trompé de même par les trois gouvernements de l’Entente, lui affirmant que leur réaction à la « Note » ne dépasserait pas le seuil des protestations diplomatiques. Cependant, lors de la troisième semaine du mois de juillet, chacun de ces mêmes gouvernements fit volte-face, et affirma un rejet total de la réponse de l’Autriche.
Le 20 juillet, comme nous l’avons déjà noté, Poincaré, le président français, se rendit à St. Petersbourg pour réaffirmer les accords martiaux respectifs des deux nations. Le 25 juillet, Lichnowsky se présenta sans s’être annoncé au Foreign office britannique, muni d’un plaidoyer désespéré produit par le gouvernement allemand, implorant Grey d’user de son influence pour mettre fin à la mobilisation russe. Chose incroyable, nul ne fut disponible pour le recevoir. La Russie avait de toutes façons déjà entamé, en secret le 23 juillet, sa mobilisation, et le 26 juillet, Churchill mobilisa sans bruit la flotte britannique à Spithead.
Aucun de ces événements, bien entendu ne fut soumis à un quelconque contrôle démocratique. Comme Docherty ey Macgregor, l’énoncent,
Pour autant que le grand public [britannique] fût concerné, rien de fâcheux n’était en cours. On vivait simplement un week-end estival.
Le 28 juillet, l’Autriche, bien qu’elle ne fût pas en position de pratiquer une invasion avant une quinzaine de jours, déclara la guerre à la Serbie. Dans le même temps, le Foreign office britannique se mit à faire circuler des rumeurs selon lesquelles les préparations allemandes pour la guerre étaient plus avancées que celles de la France et de la Russie, alors que c’était l’exact opposé qui se produisait. Les événements dépassèrent rapidement le contrôle de Guillaume.
Le 29, Lichnowsky supplia de nouveau Grey d’empêcher une mobilisation russe aux frontières de l’Allemagne. La réponse de Grey fut de rédiger quatre dépêches à destination de Berlin, dont l’analyse, une fois la guerre terminée, a prouvé qu’elles ne furent en réalité jamais envoyées. Ces dépêches se sont avérées relever purement de la charade totalement inventée pour faire passer la Grande-Bretagne (et spécifiquement Grey) comme faisant tout son possible pour éviter la guerre. Dans la soirée du 29, Grey, Asquith, Churchill et Richard Haldane s’assemblèrent pour discuter ce qu’Asquith appela la « guerre en approche ». Docherty & Macgregor insistent ici encore sur le fait que ces quatre hommes étaient en pratique les seules personnes de Grande-Bretagne qui étaient dans le secret de la calamité qui approchait, c’est-à-dire à l’exclusion de tout autre membre du cabinet, des membres du Parlement, et absolument des citoyens britanniques. C’étaient eux qui en furent les architectes.
Le 30, le Kaiser envoya un câble au Tsar Nicolas, contenant un appel du cœur pour négocier la prévention des hostilités. De fait, Nicolas fut tellement remué par le plaidoyer de Guillaume qu’il décida d’envoyer à Berlin son émissaire personnel, le général Tatishchev, pour négocier une paix. Malheureusement, Tatishchev ne parvint jamais à Berlin, car il se fit arrêter et emprisonner cette même nuit par Sazonov, le ministre russe des affaires étrangères, que l’ouvrage « Hidden History » désigne de façon convaincante comme un atout dans la manche de la cabale secrète de Londres. Sous la pression soutenue des hauts-membres de son armée, Nicolas finit par céder, et dans l’après-midi du 30, il ordonna la mobilisation générale.
L’annonce officielle de la mobilisation russe ferma dans les faits toutes les portes à la paix. Les Allemands, comprenant qu’ils avaient été piégés, et réalisant également qu’ils allaient subir des attaques sur deux fronts — depuis l’Ouest par la France, et depuis l’Est par la Russie — finirent par ordonner le 1er août leur propre mobilisation ; de manière éloquente, la dernière puissance continentale à prendre cette décision. L’Allemagne, à ce stade, commit une grave erreur tactique : elle décida de faire suivre sa mobilisation par une déclaration de guerre formelle, tenue par l’honneur, contre la France. Ce faisant, elle tomba encore plus profondément dans le piège tendu par Grey & Co, qui avaient du début à la fin fomenté une machination pour faire tout ce qui était possible pour assurer la guerre, sans pour autant apparaître comme ayant officiellement déclenché la guerre.
Grey disposait encore d’une carte à jouer pour amener à la fois un Cabinet et une Chambre des Communes, rétifs à la guerre, à abandonner leur sens commun et à plonger derechef dans une guerre pan-européenne à grande échelle. De la même manière que le mythe des « armes de destruction massive » allaient, dans une ère ultérieure, servir à promouvoir l’agression impériale étasunienne, ce fut alors le mythe de la pauvre petite « Belgique neutre » exsangue qui porta la bannière de l’impérialisme britannique.
Le discours qui a scellé le sort de millions de gens
Le 2 août 1914, le premier ministre Asquith convoqua une réunion spéciale du Cabinet afin de discuter de la crise (fabriquée). Bien que le Cabinet ne fût pas d’humeur à approuver l’engagement britannique dans une guerre européenne, il se retrouva mis sous pression, et pris de cours par des révélations d’un « réseau d’obligations [militaires et politiques], dont il avait été assuré qu’il ne s’agissait pas d’obligations, [et] qui avaient été entortillées autour d’eux durant leur sommeil. » Qui plus est, Grey s’abstint bien de leur révéler le fait que l’ambassadeur allemand, Lichnowsky avait, la veille encore (le 1er août) spécifiquement proposé de garantir la neutralité belge. En réalité, les manœuvres trompeuses de Grey auraient pu ne jamais être révélées, si le chancelier Bethmann n’avait pas présenté cette proposition au Reichstag le 4 août.
Le Cabinet suffisamment dominé, confondu — et trompé, car Asquith, sans assentiment du Cabinet et sans que celui-ci le sût, avait déjà ordonné la mobilisation de l’armée et de la marine — il ne restait plus qu’à en mettre plein les yeux au Parlement. Ainsi, le 3 août, Sir Edward Grey monta au pupitre et se lança dans un panégyrique épique sur les folies de la paix et les vertus de la guerre. Là non plus, son public n’était pas particulièrement réceptif, mais le sermon rassembla des forces.
Après avoir donné le ton en annonçant que la paix en Europe « ne peut pas être préservée », Grey poursuivit par une suite stupéfiante de mensonges et de fausses représentations sur les accords militaires compliqués et longs entre l’Angleterre, la France, la Russie et la Belgique. À en croire Grey, ils n’existaient pas. Mais qu’en était-il du dense écheveau d’accords diplomatiques ? Il n’existait pas d’accord de cette nature, il n’existait pas de tel imbroglio. Le Parlement était « libre » de voter en conscience, d’exercer son mandat démocratique. Pourvu, bien entendu, qu’il ne se prononçât pas en faveur de la paix.
Tout ce qui précède, en tous cas, ne constituait que le préambule de l’axe central du discours de Grey : la neutralité de la Belgique. La duplicité que constituait ce pur simulacre ne fut dépassée que par la dissimulation pratiquée par Grey, non seulement au Cabinet, mais à présent face au Parlement, de l’offre de l’Allemagne proposant de garantir très précisément ce point, c’est-à-dire la neutralité de la Belgique. Au lieu de cela, Grey produisit de manière dramatique un télégramme envoyé par le roi de Belgique au roi George, demandant son assistance. Le calendrier n’aurait pas pu être plus parfait que s’il avait été délibérément envoyé pour servir à cette occasion. Et bien entendu, c’était le cas. Les affirmations favorables à la guerre, suivant ce sermon, énoncées par les dirigeants des divers partis d’opposition étaient tout aussi préparées. Chacun d’eux avait été évalué et convaincu de rejoindre le mouvement par Churchill avant la session du jour. Seul Ramsay Macdonald, dirigeant du parti travailliste, nagea contre la marée bien orchestrée de l’« inévitabilité » qui marqua du début à la fin les péroraisons martiales de Grey.
La session du jour se termina sans débat ; Asquith n’en avait autorisé aucun, bien qu’il fût mis sous pression par le président de la Chambre des Communes pour reconvoquer l’assemblée plus tard le même soir. Dans l’intervalle, Grey scella l’accord, c’est-à-dire la guerre, en expédiant un ultimatum à l’Allemagne, exigeant qu’elle n’envahît pas la Belgique, alors que Grey savait que cette même invasion avait déjà commencé. Comme l’énoncent Docherty et Macgregor, ce fut un « coup de maître ». La guerre ne pouvait plus être évitée. Et même si, durant la nuit, la session connut un débat vigoureux et important, qui démolit en grande partie la position de Grey, ce fut en pure perte. Au moment choisi, Arthur Balfour, « ancien premier ministre conservateur et membre du cercle rapproché de l’Élite Secrète, se leva de manière menaçante. Il en avait assez. » Usant de tout le poids de son autorité magistrale, il condamna, tourna au ridicule et écarta les arguments des opposants à la guerre, les qualifiant des « dernières miettes et lies du débat. » La Chambre des Communes se retrouvant ainsi contrainte au silence par l’émotion, la dernière chance pour la paix en Europe s’éteignit.
Plus ça change
Ce qui est frappant, de manière répétée, lorsqu’on lit « Hidden History », ce sont les accents de vérité qui résonnent en chaque page, au timbre de chaque révélation. Qu’un aussi petit groupe d’individus membres de l’élite, au-delà de tout contrôle démocratique, ait pu déterminer le destin — et la mort — de millions de gens, voilà qui devrait être choquant. Cela devrait l’être, mais cela n’est pas vraiment le cas. Ce n’est pas le cas, car nous voyons de nos jours le même phénomène se reproduire, de manière répétée, sous nos yeux. De fait, l’état actuel de « guerre permanente » relève plus ou moins de la substance de la modernité.
Docherty et Macgregor ont ici produit une contribution précieuse. Ils sont allés plus loin que ceux que David Irving a identifié comme les « historiens courtisans », c’est-à-dire les historiens qui sont fondamentalement prostitués au service du consensus de l’élite / de l’establishment, et ils nous donnent un aperçu de ce qu’écrire l’histoire signifie véritablement. Et s’il existe un enseignement — ou plutôt, un contre-enseignement, que nous pouvons en tirer, c’est que nous ne sommes condamnés à répéter l’histoire que tant que nous écouteront ceux qui s’occupent de l’obscurcir et de l’inverse ; ceux qui nous mentent, en deux mots.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Note du Saker Francophone
L’excellent ouvrage de Russell Grenfell, Haine Inconditionnelle, traduit par nos soins et en libre accès, fait également mention des origines du premier conflit mondial dans ses premiers chapitres. On pourra également se reporter aux révélations stupéfiantes du même acabit, concernant la seconde guerre mondiale, dans l’ouvrage La guerre perpétuelle pour une paix perpétuelle de Harry E. Barnes, également disponible en français dans notre bibliothèque de livres gratuits.
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