Dans l’état actuel des tensions, les deux parties savent au moins désormais à quoi s’en tenir.
Par Fyodor Lukyanov − Le 30 janvier 2022 − Source RT
La dégradation rapide des relations entre la Russie et l’Occident semble ne faire que commencer, mais elle a déjà apporté quelque chose. L’impasse sur l’expansion de l’OTAN pourrait finalement s’avérer être une bénédiction, car elle a fait disparaître la couche d’hypocrisie dont ces relations étaient recouvertes. Ce vernis était un mélange de double face, de double discours et d’illusion sur soi, avec une bonne part de dogme idéologique. La quantité des ingrédients de la recette était une question de goût, mais le mélange restait essentiellement le même.
Lorsque Moscou a décidé de ne plus mâcher ses mots, cela a provoqué un choc. Soudain, cela n’avait plus de sens et ne servait plus à rien de continuer à tisser des récits politiquement corrects avec des déclarations encore plus vides de sens. Le revêtement s’est détaché de l’édifice, révélant sa structure sous-jacente ; une structure où les deux parties peuvent au moins voir l’état de délabrement tel qu’il est.
Cette détérioration des liens bilatéraux a donné lieu à quelques découvertes curieuses. La plus intéressante d’entre elles est que l’expansion de l’OTAN au cours des 25 dernières années n’a en rien contribué à renforcer la puissance politique ou militaire du bloc. En termes de capacité militaire, elle a accueilli un certain nombre de pays qui n’ont pas eu grand-chose à apporter à la force conjointe mais qui, par contre, bénéficient des mêmes privilèges quant à l’assistance qu’ils peuvent recevoir, conformément à la charte. En termes politiques, la situation est encore plus compliquée.
L’OTAN s’est développée au point que ses membres ne sont plus en phase sur le sujet des menaces. En effet, il est difficile d’imaginer une menace qui préoccupe autant le Canada que le Portugal, la Lituanie que la Grèce ou la Turquie que l’Islande, par exemple. La longue recherche par l’OTAN d’une mission unificatrice qui pouvait remplacer la guerre froide est restée infructueuse en raison d’une telle diversité d’intérêts entre ses États membres. Tant que la situation sur la scène mondiale restait calme, les désaccords étaient réglés au moyen de discussions, de sommet en sommet, et de beaucoup de paperasserie. Lorsqu’il s’agissait de l’engagement du bloc sur le terrain (en Yougoslavie et ailleurs), il y avait toujours un groupe de nations qui prenait l’initiative tandis que les autres apportaient un soutien symbolique.
Lorsque la géopolitique de l’après-guerre froide s’est orientée vers un conflit avec la Russie post-soviétique, il a semblé que cela apportait enfin la solution à la recherche d’une mission par l’OTAN, qui durait depuis dix ans. La boucle était bouclée, les choses étaient revenues à l’ancien temps. Mais cela n’a pas fonctionné et ne peut plus fonctionner ainsi. Les « nouveaux anciens » adversaires dépendent beaucoup plus les uns des autres aujourd’hui qu’à l’époque de la guerre froide. L’impasse entre Moscou et l’OTAN concerne ces mêmes États qui relèvent de la politique d’élargissement de l’Union, qui vise à servir de fondement à la sécurité européenne. C’est cette même politique qui est le résultat de la guerre froide et qui a affecté ses perdants, notamment les républiques post-soviétiques et les États post-socialistes d’Europe. Les garanties de sécurité de l’OTAN indiquent que l’ensemble du bloc est prêt à s’opposer à la Russie si ses États membres d’Europe de l’Est le lui demandent ; ou du moins, c’est ainsi qu’il devrait en être.
Cependant, c’est là que la diversité des intérêts entre en jeu, car trop d’États membres ne considèrent pas une telle situation comme une menace imminente pour eux-mêmes, même s’ils choisissent de soutenir officiellement la cause. Pour eux, ce qui se passe en Europe de l’Est est trop éloigné et trop ancré dans une histoire dont ils ne font pas partie, alors pourquoi prendre le risque ? Ce manque d’alignement entre les États membres n’a rien d’inquiétant dans les périodes calmes, mais dans les périodes difficiles, l’OTAN doit prendre position, d’autant plus que les États qui cherchent à se protéger de la prétendue agression russe exigent publiquement des preuves de la solidarité promise par l’organisation. Elle ne peut revenir publiquement sur ses promesses sans saper ses propres fondations.
En d’autres termes, lorsque l’OTAN a formulé sa politique d’élargissement, elle ne s’attendait pas vraiment à ce que les garanties de sécurité qu’elle offrait soient mises à contribution par quiconque à long terme. Si cela se produit lorsqu’un État membre de l’OTAN appelle à l’aide, que dire des appels à l’aide des non-membres, même si la propagande massive leur a fait croire qu’ils n’étaient qu’à un pas d’être à bord ?
L’incident récent au cours duquel le chef de la marine allemande a dû démissionner en raison de remarques qu’il a malencontreusement formulées lors d’une visite en Inde en dit long sur la situation. Les doutes qu’il a exprimés au sujet de l’impasse croissante étaient logiques, ce qui signifie qu’il n’est peut-être pas le seul à les avoir eus. Il s’agit plutôt d’une question de priorités et d’intérêts nationaux. Pourquoi alimenter le conflit avec la Russie alors que le monde change, et que ce changement n’est plus en faveur de l’Europe ou de l’Allemagne, tandis que la Chine s’impose comme une nouvelle force puissante et pas nécessairement amicale sur la scène mondiale ? Cela a encore moins de sens compte tenu de la situation sociale et économique difficile, alors pourquoi prendre la peine de l’aggraver en rompant les liens avec un fournisseur d’énergie clé et un partenaire économique important ?
Au fil des décennies, l’OTAN a subi une transformation singulière. Pendant la guerre froide, l’organisation a parlé très fermement de sa volonté de faire face à la menace communiste alors qu’elle n’a jamais eu à le faire réellement. En conséquence, elle a développé une image très positive d’elle-même. Plus tard, elle s’est éloignée de sa rhétorique militariste et a commencé à se promouvoir comme un outil de stabilité et de transformation politique. Le paradoxe, c’est qu’elle a finalement dû accomplir des missions militaires – en Yougoslavie, puis en Irak et en Libye. Dès lors, tous les discours sur le caractère strictement défensif des politiques de l’OTAN n’avaient plus de raison d’être. Aujourd’hui, l’OTAN est arrivée à un point où certains de ses alliés effrayés lui demandent d’utiliser la force et de faire ses preuves en tant qu’organisation militaire, mais il semble qu’elle ne soit pas très enthousiaste.
Les récentes actions de la Russie ont forcé l’OTAN à renoncer aux exercices de rhétorique et à commencer à revoir ses objectifs et ses intérêts, ainsi qu’à tester les limites jusqu’où elle est prête à aller, en termes réels et non pas en termes de relations publiques. Et cela est déjà une avancée.
Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du Conseil de politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone