Par Andrew Korybko – Le 22 mars 2019 – Source eurasiafuture.com
Cela fait déjà quelques années que l’« État profond » russe est profondément divisé au sujet de la situation en Asie du Sud. Mais il est nouveau que la compétition féroce entre les « traditionalistes » indophiles face à la faction « progressiste » menée par Kabulov s’étale aux yeux du public : on assiste à des tentatives d’influence de plus en plus intenses qui risquent de « délégitimer » de l’intérieur la stratégie contemporaine russe d’« équilibrage », alors que le pays traverse des phases de transitions sensibles sur les plan domestique et international.
Les « Traditionalistes » face aux « Progressistes »
Tout observateur objectif aura déjà remarqué qu’une opération d’influence concertée est en cours auprès de l’opinion publique, pour pousser la Russie à revoir sa stratégie d’« équilibrage », constatée jusqu’ici dans le remarquable processus de paix en Afghanistan, et par le rapprochement avec le Pakistan, qui constitue un événement majeur.
Cette opération est menée par les « Traditionalistes » indophiles, qui sont en compétition acharnée face aux influences croissantes de la faction « Progressiste » menée par Kabulov ; j’ai décrit cette compétition dans deux articles publiés au cours des trois dernières années :
- 6 octobre 2016 : « L”État profond’ russe est-il divisé au sujet de l’Inde ? »
- 1er septembre 2017 : « En Russie, en matière de politique étrangère, les ‘Progressistes’ viennent de damer le pion aux ‘Traditionalistes’ »
Au sens géopolitique large, le triomphe des « Progressistes » sur les « Traditionalistes » a amené à la formulation de la stratégie générale russe du XXIème siècle : il s’agit de jouer l’« équilibrage », et l’on peut à ce jour l’observer à l’œuvre un peu partout dans l’hémisphère Oriental ; j’ai décrit cette stratégie en détail dans mon article « La stratégie générale russe en Afro-Eurasie (et ce qui pourrait mal tourner) ».
Les opérations d’influence des indophiles
Mais sur le théâtre de l’Asie du Sud, la stratégie russe d’« équilibrage » s’est heurtée à une forte résistance institutionnelle de la part des indophiles. Chose nouvelle, cette résistance a récemment commencé à être exposée aux yeux du public, comme le démontre une multitude d’articles publiés dans les médias internationaux et intérieurs, qui s’opposent indirectement (mais de manière flagrante) à cette politique.
Le schéma en a été le suivant : les organes de presse internationaux ont porté une attention soutenue aux déclarations des dirigeants indiens sur la débâcle d’après Pulwama avec le Pakistan, ainsi que les commentaires qui ont suivi par leurs substituts, qui essayaient de minimiser l’humiliation de l’État voyou [L’Inde, NdT]. En parallèle, une campagne de guerre de l’information accusait [à tort] le Pakistan d’être un « État soutenant le terrorisme », cependant que les médias indiens relayaient massivement des critiques acerbes d’experts russes des négociations étasuniennes en cours avec les Talibans.
Même si aucune de ces opérations ne s’en est prise directement aux relations stratégiques entre la Russie et l’État pivot mondial que représente le Pakistan, ni à son « parrainage diplomatique » de facto des Talibans, les insinuations qu’elles portaient contre les politiques d’« équilibrage » – liées entre elles – sautent aux yeux de tout observateur de la situation en Asie du Sud.
Le désespoir de la défaite
La publication [dans les médias russes] d’une dissidence si forte par une puissante faction de l’« État profond » et de ses soutiens internationaux porte à faux les allégations « fake news » des médias occidentaux, qui n’ont de cesse de clamer que les médias seraient muselés en Russie ; on pourrait même féliciter la Russie d’impliquer son opinion publique dans ces importants sujets de politique étrangère, car c’est une chose que nombre de démocraties (mais pas toutes…) essaient de faire. Mais une question se pose : pourquoi les indophiles ont-ils ressenti le besoin de rendre leurs pressions publiques ? Les « États profonds » de toutes les nations mènent généralement (mot important) ce genre d’action loin des feux de la rampe, afin de préserver l’illusion que l’ensemble de la communauté des stratèges qui définissent les politiques constitue une unité soudée derrière les choix du gouvernement,
Ce développement, inédit en Russie, a été déroulé par désespoir quand les indophiles ont compris à contrecœur que les réussites avant-gardistes des « Progressistes », menés par Kabulov, n’avaient été rendues possibles que par l’accord des dirigeants du pays au plus haut niveau.
La faction indophile, plutôt que d’admettre que les décideurs politiques de la Russie ne considéraient plus ses approches comme œuvrant dans l’intérêt supérieur de la nation, a refusé de rentrer dans le rang et s’est au contraire employée à faire monter la pression de l’opinion publique, dans une ultime tentative de faire revenir le Kremlin sur ses position : c’est ainsi que s’explique l’opération d’influence en cours dans les médias internationaux et surtout intérieurs du pays.
Un calendrier désastreux
Cet événement constitue une première dans l’histoire de la Russie, et cela risque de « délégitimer » de l’intérieur la stratégie moderne du pays, qui consiste à jouer l’« équilibrage », et ce au moment sensible où doivent se dérouler les transitions délicates vers l’ordre mondial multipolaire en émergence, et vers l’ère post-Poutine (que je dénomme PP24 pour Post-Poutine 2024).
Si les autorités avaient mieux argumenté les raisons sous-jacentes au Partenariat stratégique Russie-Pakistan, ainsi que le « parrainage diplomatique » de facto des Talibans face aux publics domestique et international, les indophiles n’auraient sans doute pas pensé à porter cette opération d’influence dans la sphère publique. C’est précisément la faille que j’exposais dans mon article de l’an dernier sur ce qui pourrait mal tourner dans la grande stratégie afro-eurasienne de la Russie que la faction indophile essaye d’exploiter.
On ne saurait douter des intentions patriotes qui animent les membres de cette faction, mais on peut s’inquiéter sérieusement de ce que les efforts de ce groupe ait un effet désastreux si des forces étrangères hostiles essaient d’en tirer profit en exagérant les divisions de l’« État profond » russe, par l’épandage de « fake news » visant à déstabiliser la situation intérieure d’ici à PP24.
Vérités dérangeantes
Cela étant dit, les probabilités de réussite d’un tel scénario sont minces ; mais les indophiles, s’ils poursuivent leurs tentatives de pression intérieures, risquent de semer les graines maléfiques du cynisme anti-étatique et des soupçons quand à l’« État profond » dans l’esprit du public – ce risque serait d’autant plus avéré qu’une partie du public est réceptive aux fausses accusations quant à leur gouvernement « se vendant » à un « État soutenant le terrorisme » (le Pakistan) et soutenant quasiment « traîtreusement » les successeurs spirituels des mêmes groupes « terroristes » qui tuaient des soldats soviétiques en Afghanistan (les Talibans).
Répétons-le, nous ne saurions trop insister sur le caractère trompeur de ces fables, et sur le fait qu’elles constituent des armes dans une guerre de l’information, mais c’est le manque d’explications fournies par l’État russe pour justifier sa stratégie d’« équilibrage » derrière le Partenariat stratégique Russie-Pakistan et « parrainage diplomatique » de facto des Talibans qui a permis l’environnement social pour une possible prolifération de ces « fake news » et leur exploitation, tant par les indophiles que par les puissances étrangères (pour des raisons et en poursuite d’objectifs très différents).
Pas d’inquiétudes à avoir
Dans tous les cas, il reste fort peu probable que ces deux politiques se voient contrées à l’avenir, surtout si les partenaires de la Russie au Pakistan ne réagissent pas outre mesure aux campagnes d’influence lancées par les indophiles dans les médias internationaux et domestiques russes, poursuivent la trajectoire positive que les deux pays ont entrepris de partager en confiance, et n’essaient pas de faire pression sur la Russie pour accélérer outre mesure l’établissement des liens entre les deux pays par rapport au rythme que la Russie peut sereinement donner à ces relations.
Après tout, les « Progressistes », Kabulov en tête, ont bel et bien triomphé face aux « Traditionalistes » indophiles, et c’est précisément pour cela que les deux politiques étrangères russes sont menées ; c’est également pour cela que les indophiles ont lancé cette opération sans précédent dans les médias russes.
En outre, les indophiles creusent leur propre tombe dès lors que leurs substituts accordent du « crédit » aux « fake news » indiennes mettant en cause le Pakistan et les Talibans. L’ambassadeur d’Inde en Russie en personne a causé des dégâts irréparables dans les relations russo-indiennes, en mentant publiquement quant au refus de son pays d’accepter une médiation internationale, tout en expliquant pourquoi New Delhi rejetait l’intérêt de Moscou à cet égard.
Conclusion
À la vue des événements discutés dans le cadre de la présente analyse, nous pouvons prédire avec un bon niveau de confiance que les efforts sans précédent auprès du public par les « Traditionalistes » indophiles face aux « Progressistes » menés par Kabulov vont échouer, et que la Russie va renforcer son partenariat stratégique avec le Pakistan, tout en poursuivant son « parrainage diplomatique » de facto des Talibans.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
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