Des grenouilles bouillant lentement dans leurs casseroles


L’ordre libéral fondé sur des règles a toujours été, en partie, une illusion, même s’il a séduit une grande partie du monde pendant un certain temps.


Par Alastair Crooke – Le 1e Novembre 2021 – Source Strategic Culture

Le célèbre “Long telegram” de George Kennan, envoyé de Moscou en 1946, était avant tout une analyse percutante des contradictions structurelles inhérentes au modèle soviétique, aboutissant à la conclusion analytique que l’URSS finirait par s’effondrer sous le poids de ses propres défauts. Ce texte a été écrit il y a un peu plus de soixante-dix ans.

D’autres ont tenté leur chance : quatre semaines seulement après l’inauguration de Biden, “The Longer Telegram” – un essai écrit par un ancien haut fonctionnaire anonyme, qui plaide en faveur d’une nouvelle stratégie américaine vis-à-vis de la Chine – a été publié et a reçu de nombreux éloges. L’original de Kennan, cependant, était une évaluation profonde de la façon dont l’Union soviétique fonctionnait (ou ne fonctionnait pas), et de laquelle avait découlé la prédiction de Kennan que le système soviétique finirait par imploser. Il suffisait d’être patient.

Cependant, ce Longer Telegram contemporain est une imposture qui se présente comme une évaluation profonde – à la manière de Kennan – alors qu’en réalité, il s’agit d’une répétition éculée du manuel interventionniste traditionnel des États-Unis, bien qu’il cible la Chine (par opposition à l’Iran, bien que sa méthodologie soit la même). Il a été vendu de manière trompeuse sous le label “Kennan”. Il explique comment provoquer l’implosion : l’action, au lieu de la patience. Il est peu probable que l’histoire traite ce récent télégramme avec bienveillance.

Néanmoins, les contradictions structurelles profondes menaçant de dissoudre le système abondent – et sont une cause de grande anxiété pour beaucoup aujourd’hui, qui se demandent comment les choses vont se dérouler à l’avenir, et se demandent s’ils vont survivre d’une manière ou d’une autre alors que la dynamique structurelle s’emballe bruyamment, générant des politiques surchauffées.

Dans un sens, cependant, si nous devions relier le récent discours de Valdaï du président Poutine aux commentaires de Sergei Lavrov et du président Xi, nous pourrions voir que nous avons devant nous un “Longest Telegram” discursif qui met en évidence les contradictions internes inhérentes aux structures culturelles et économiques occidentales.

Il s’agit de processus culturels et idéologiques d’un genre similaire, à propos desquels Poutine a souligné qu’ils avaient affligé la Russie en 1917 et dans les années 1920 – avec un énorme coût humain. Tous les systèmes, fixés par la certitude d’une illusion particulière, ont leurs contradictions. La question est de savoir si elles feront s’effondrer l’ensemble du “tas de sable” et le feront tomber en cascade. Le président Poutine parlait d’expérience – une expérience amère.

Regardez d’abord les contradictions inhérentes évidentes du “visage” américain tel qu’il se présente au monde aujourd’hui : l’équipe Biden (ainsi que beaucoup d’autres) souhaite désespérément un accord sur le climat ; John Kerry lui dit franchement que tout accord sur le climat doit dépendre de la coopération chinoise. La Chine est tout simplement trop importante pour être laissée de côté. Jake Sullivan (et les faucons de la Chine) dit cependant à Biden que l’agenda moral et culturel – les droits de l’homme, le traitement des Ouïghours, Hong Kong, le Tibet et surtout Taïwan – ne peut pas être échangé à la manière de Chamberlain contre un “morceau de papier” promettant un taux de carbone nul de notre vivant.

Ces derniers craignent que Biden ne cède les points de pression – leurs outils d’attrition – grâce auxquels ils espèrent préserver la primauté des États-Unis sur la Chine, au nom de promesses climatiques creuses de Pékin.

La contradiction devient donc plus manifeste : d’une part, les “faucons chinois” accélèrent l’érosion, morceau par morceau, de l’engagement en faveur d’ “une seule Chine” et incitent Taipei à penser que les États-Unis “couvrent leurs arrières”, si la Chine tente de s’unir à Taïwan par la force militaire.

Mais peut-être qu’en utilisant cette stratégie, les dirigeants de Taïwan finiront par croire que l’Amérique assure leurs arrières. Peut-être même qu’il y a des moments où Biden croit qu’ils assurent aussi leurs arrières, ou pense que l’Amérique devrait assurer les arrières de Taïwan. Et pourquoi pas ? Selon son administration, Taïwan “partage les valeurs américaines”. Ce n’est pas clair. Il est intéressant de noter que certains membres de son groupe parlementaire progressiste font pression pour que Biden dispose de “pouvoirs de guerre” à l’égard de Taïwan, alors qu’ils sont ceux qui insistent le plus pour des politiques climatiques radicales.

D’autre part, les Chinois pensent que c’est une fantaisie pour les États-Unis de croire qu’ils pourraient repousser une invasion chinoise, si cela devait se produire. En fait, les États-Unis font des chèques sans provision, c’est-à-dire que Biden bluffe, pensent-ils probablement. La Chine sera patiente, jusqu’au moment où Taïwan déclarera son “indépendance”.

Cette tactique de chèques sans provision est également apparente dans le cas de l’Ukraine : l’administration Biden affirme que la porte de l’adhésion à l’OTAN est ouverte pour l’Ukraine. L’UE, d’une manière plus mielleuse, laisse entendre que la porte de l’adhésion à l’UE est également “en quelque sorte” ouverte. Encore deux chèques sans provision.

Mais ici, Kiev sent la tromperie : elle soupçonne qu’ils mentent, et elle est désespérée. Sa situation économique est plus que catastrophique. L’eau commence à bouillir dans la casserole. Peut-être en vient-elle alors à croire – étant donné tous ces chèques ostensiblement libellés à l’ordre de Kiev en tant que bénéficiaire – que la “grenouille” doit sauter de la casserole, avant d’être bouillie – en espérant qu’un assaut sur le Donbass forcera la main du soutien occidental, et permettra d’honorer leurs chèques autrement sans provision.

Une fois encore, la contradiction structurelle est évidente. L’Occident s’efforce d’utiliser l’Ukraine pour menacer la Russie avec l’OTAN, alors qu’il est impossible que le Donbass soit repris par Kiev (Moscou ne le permettra pas et l’OTAN sait qu’elle ne peut pas l’emporter).

Le fait est que, soit l’Ukraine maintient le statu quo et se désintègre en raison de ses propres contradictions économiques et politiques (“se fait bouillir”), soit elle va jusqu’au bout face aux forces du Donbass et finit comme un État démembré. L’Ukraine et l’Europe en sortiront affaiblies, dans un cas comme dans l’autre.

Cette contradiction est claire ; une autre est que Bruxelles semble avoir fini par croire que ses menaces vides (et celles de l’OTAN) ont un certain poids à Moscou ; que Poutine finira par renflouer Kiev (c’est pourquoi l’UE plaide continuellement pour un sommet au format Normandie).

Moscou, cependant, en est maintenant venu à considérer Bruxelles avec un dédain total. Elle y verra du bluff et pensera qu’en fin de compte, les États-Unis, après avoir émis tous ces chèques sans provision, se débarrasseront du désordre qui en résulte sur le pas de la porte européenne. En un mot, cela ne fera que renforcer le mépris avec lequel les dirigeants russes considèrent l’establishment européen.

Il s’agit là d’une contradiction comparable au fait que l’UE a désespérément besoin de gaz et dépend de la Russie pour se chauffer l’hiver prochain ; pourtant, dans le même temps, elle ne manque jamais l’occasion d’insulter son principal fournisseur.

Ensuite, passons à la prochaine contradiction la plus explicite : l’Iran. Biden voulait apparemment remettre l’Iran dans la “boîte” du JCPOA, mais il ne voulait pas en payer le prix. Il voulait que le prix reste abordable, afin de pouvoir maintenir une “pression” suffisante pour contraindre l’Iran à accepter un JCPOA “bis” “plus fort et plus long” , qui inclurait en outre le système de défense antimissile de l’Iran et ses réseaux de liaison avec ses alliés régionaux.

Une fois de plus, l’équipe Biden parle d’“autres options” : un plan “B” est en préparation si l’Iran ne se conforme pas pleinement au JCPOA. Même les Israéliens comprennent que les États-Unis ne vont pas faire la guerre à l’Iran. C’est du bluff.

En fait, c’est un commentateur militaire israélien de haut rang qui a dit explicitement qu’Israël est assis dans une casserole d’eau qui chauffe lentement (une référence à la façon dont l’Iran a entouré Israël de missiles intelligents), mais aucun dirigeant politique israélien ne prendra la décision de sauter de la casserole, avant que la grenouille ne soit morte bouillie, de peur que cela ne revienne simplement à sauter dans le feu qui chauffe la casserole.

Qu’en est-il de cette série de bluffs peu crédibles ? Ils s’inscrivent dans le contexte des difficultés structurelles de l’Amérique, qui vont de la pénurie d’énergie à l’accélération de l’inflation, en passant par l’exode de la main-d’œuvre, les ruptures de la chaîne d’approvisionnement, les rayons vides, les pénuries alimentaires, le manque de matières premières essentielles et de puces, l’engorgement des ports à conteneurs, les tensions et démissions liées aux obligations vaccinales, les programmes législatifs bloqués, et la contradiction entre une économie réelle financiarisée construite autour de taux d’intérêt bas et l’inéluctabilité de leur hausse prochaine. En bref, l’eau dans la casserole devient très chaude.

Et voici la contradiction sous-jacente, mise en évidence par Pat Buchanan :

Contrairement aux générations précédentes, les divisions du XXIe siècle sont beaucoup plus larges – pas seulement économiques et politiques, mais aussi sociales, morales, culturelles et raciales.

 

L’avortement, le mariage homosexuel et les droits des transsexuels nous divisent. Le socialisme et le capitalisme nous divisent. La discrimination positive, Black Lives Matter, la criminalité urbaine, la violence armée et la théorie critique de la race nous divisent.

 

Les allégations de privilège blanc et de suprématie blanche, et les demandes que l’égalité des chances cède la place à l’équité des récompenses, nous divisent.

 

Dans la pandémie de Covid, le port de masques et les obligations de vaccination nous divisent.

Cette remarque de Buchanan touche au cœur du “Telegram” discursif de la Russie et de la Chine : l’Occident a configuré son ambition de primauté mondiale précisément autour d’une interprétation particulière de ses propres lignes de fractures sociales, morales, culturelles et raciales qui sont utilisées pour définir les valeurs mondiales.

Le président Poutine, s’exprimant à Valdaï, a toutefois déclaré : “Nous vous suivrons sur les questions de dommages environnementaux et de climat (“elles sont indubitablement réelles”), mais nous n’accepterons pas vos agendas idéologiques, moraux et culturels” ; nous sommes passés par là et nous en avons vu les conséquences en 1917. Xi dit la même chose : Restez en dehors de ça.

Ce rejet vide de sa substance l’agenda mondialiste. Il nie que des questions telles que les droits identitaires en Afghanistan doivent faire partie de la politique internationale ou constituer un point de coercition sur les Afghans (elles doivent être abordées d’une autre manière). Elle ramène la politique à l’État souverain. Poutine a dit : Regardez ce qui s’est passé lors de la crise du Covid : c’était chaque État pour lui-même – c’est cela la réalité.

Cela met en évidence la méta-contradiction dans la tentative de forger une vision universelle du monde, par le biais d’une réalité alternative imaginée (comme l’avaient cherché les bolcheviks). L’ordre libéral fondé sur des règles a toujours été, en partie, une illusion – bien qu’elle se soit emparée d’une grande partie du monde, pendant un certain temps. Partout, le pouvoir était plus important que les règles, mais l’illusion conservait son aura de stabilité qui s’érodait lentement, jusqu’à ce que le pouvoir se déplace ailleurs. Et ce déplacement a maintenant eu lieu.

Peut-être est-ce culturellement trop difficile à supporter pour l’Establishment occidental. Tout ce bluff est peut-être destiné à distraire. Le danger, cependant, est que certaines élites américaines en viennent à croire à leurs propres bluffs. L’eau dans la casserole est en train de bouillir. Peut-être la grenouille est-elle déjà trop zombifiée, trop affaiblie par la chaleur, pour sauter – et, si elle devait essayer, elle pourrait découvrir qu’elle n’a plus l’énergie et la vitalité nécessaires pour éteindre les feux en dessous – potentiellement ceux de Taïwan, de l’Iran ou de l’Ukraine.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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