De l’Espagne impuissante, et des crises de la vieille Europe


Le 26 avril 2019 – Source orientalreview.org

Pedro Sánchez, Premier ministre espagnol

Des élections surprises générales sont prévues en Espagne le 28 avril 2019. Le Cortes Generales (parlement espagnol) a été dissout pour la troisième fois en quatre ans après une durée de vie record de huit mois à peine. On peut se poser des questions quant à l’utilité de ces ré-élections parlementaires. Les sondages indiquent qu’aucun des partis espagnols ne sera en mesure de d’obtenir assez de voix pour établir une majorité parlementaire : le peuple espagnol peut d’ores et déjà s’attendre à voir un parlement bloqué.

Mais l’incertitude politique en Espagne mérite qu’on s’y attarde car elle ajoute sa touche au tableau général des crises en « vieille Europe » : les autorités françaises sont paralysées par le mouvement des « gilets jaunes » ; en Italie, les populistes sont dans l’incapacité de faire voter la moindre loi au parlement ; et le gouvernement du Royaume-Uni est trop occupé à gérer son Brexit sans fin pour porter attention aux problèmes de l’Europe continentale. Considérées ensemble, toutes ces crises pourraient non seulement influencer les élections européennes organisées selon les pays du 23 au 26 mai 2019, mais également déplacer l’équilibre du pouvoir au sein du Parlement européen.

En Espagne : un parlement bloqué

Le Cortes Generales s’est vu dissous en février 2019 par le premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, après son échec à faire adopter le budget général de l’État. Le gouvernement comptait jusqu’alors sur le soutien des partis catalans, mais ils ont refusé de voter le budget sans un accord préalable à lancer des discussions sur l’indépendance de leur région. L’opposition de droite a également voté contre le budget. « Entre les deux choix – ne rien faire et poursuivre sans budget, ou appeler à une élection et laisser les électeurs espagnols en décider – j’ai choisi le second » a annoncé le premier ministre.

La crise gouvernementale espagnole dure maintenant depuis plus d’un an. Pedro Sánchez avait pris la tête d’un gouvernement minoritaire en juin 2018, après l’adoption d’une motion de défiance du parlement envers le gouvernement de droite de l’ancien premier ministre Mariano Rajoy. Sánchez, qui est secrétaire général du Parti des travailleurs socialistes espagnols (PSOE), avait réussi à obtenir la victoire grâce au soutien du parti populiste de gauche Podemos, ainsi que des séparatistes basques et catalans. Ce groupe improbable n’avait pas réussi à rester aux affaire très longtemps, faute d’ennemi commun, et les huit partis ont montré leur incapacité à négocier les sujets quotidiens qu’implique la gestion d’un État.

Les experts prédisent que les nouvelles élections vont renforcer la position des socialistes au parlement. Avant la dissolution du Cortes Generales, le parti de gouvernement disposait de la représentation parlementaire la plus faible de toute l’histoire du pays – tout juste 84 des 350 sièges de la Chambre des députés, et 42 des 266 sièges au Sénat. [Les élections ont bien consolidé le parti socialiste, qui a obtenu 123 sièges à la chambre des députés, mais l’on reste loin des 176 sièges nécessaires à définir une majorité, NdT du 29 avril 2019]. Contrôlant moins de 25% du parlement, Pedro Sánchez n’a pu passer aucun projet de loi sans le soutien d’autres partis, ce qui a considérablement compliqué les tâches du gouvernement. Il n’était donc pas très surprenant qu’il utilise l’échec du vote du budget comme raison formelle de dissoudre le Cortes Generales. Mais il est très peu probable que les élections anticipées accordent aux socialistes une victoire écrasante. Les sondages GAD3 ont montré que 31,1% des espagnols sondés soutiennent le PSOE – et ce n’est pas suffisant pour qu’un parti puisse constituer un gouvernement sans alliance [Le PSOE a obtenu 29% en fin de compte, NdT].

Aucun des autres partis ne peut s’attendre à pouvoir constituer une majorité absolue au Congrès. Selon les sondages, le parti des Citoyens (de droite) dispose de 14,4% des intentions de vote, Podemos, parti de gauche, de 11,4%, et Vox, le parti d’extrême droite, de 11,2% [qui a finalement obtenu 10,3% des voix, NdT]. Le principal rival des socialistes, le parti du Peuple, de centre droit, dispose de 20,1% des intentions de vote, ce qui en fait le second parti sur la scène politique espagnole. Ce parti disposait jusqu’ici de 134 députés, mais son électorat a fuité vers le parti des Citoyens dernièrement. Il est donc peu probable que le système à deux partis (le parti du Peuple et le PSOE), qui avait en pratique perduré en Espagne de la mort de Franco jusque décembre 2015, puisse se voir ressuscité. Ou bien une coalition devra être formée, ce qui va demander du temps et des concessions politiques mutuelles, ou bien les espagnols vont renouer avec un gouvernement en minorité, qui pourrait se voir opposer une motion de défiance à l’instar du gouvernement passé de Mariano Rajoy.

Pour aider les socialistes à remporter la majorité des scrutins, Sánchez essaye d’obtenir l’attention de l’électorat sur les problèmes de consolidation à droite, tout en lui jetant l’opprobre pour ses hauts niveaux de corruption, les diminutions des aides sociales, et l’incapacité à tenir tête aux séparatistes. La droite, en retour, nomme Sánchez comme responsable de ces mêmes maux. Il est intéressant de constater que les arguments des deux côtés sont les mêmes pour impliquer l’autre partie. Mais le problème de l’indépendance catalane reste central. Si la droite réussit à exploiter les demandes des nationalistes catalans, l’équilibre du pouvoir pourrait changer du tout au tout.

En fin de compte, la création de partis doublons en Espagne (le parti des Citoyens et le parti du Peuple, Podemos et le PSOE) empêche aussi bien la gauche que la droite de remporter la majorité au Congrès, car ils scindent l’électorat en deux. Les raisons en résident, respectivement, du fait de l’incapacité des socialistes de résoudre le problème catalan à gauche, et les scandales de corruption au sein du parti du Peuple, précédemment au pouvoir, à droite. Conséquence, l’Espagne avance péniblement vers un vrai système multi-partite, qui verra des forces politiques mineures, comme les partis de gauche régionaux, et le parti d’ultra-droite Vox, jouer un rôle clé dans la gouvernance du pays.

Mais aucun de ces éléments ne serait trop grave en soi, si tous ceux-ci ne s’inscrivaient pas au cœur des crises qui traversent les autres pays européens, à la veille des élections européennes.

Les problèmes de la « vieille Europe »

Les règles régissant le fonctionnement de l’Union européenne exigent que les sièges au parlement européen soient alloués en proportion de la population de chaque État membre. En 2014, conformément au traité de Lisbonne, l’Allemagne disposait du plus grand nombre de députés européens (96), la France en avait 74, l’Italie et le Royaume-Uni 73 chacun, et l’Espagne 54. Mais à un mois des nouvelles élections, le seul grand pays européen à présenter une situation politique stable est l’Allemagne.

La France reste au milieu des manifestations de « gilets jaunes », qui ont pratiquement occupé Toulouse et déclaré la ville « capitale de manifestation ». Selon le ministère de l’intérieur français, 31 000 manifestants se sont rassemblés dans les rues le week-end dernier, soit 8 000 de plus que la semaine précédente. Mais le collectif du « nombre jaune », constitué de membres du mouvement des « gilets jaunes », estime le nombre de participants proche de 80 500. Les manifestants n’ont aucune confiance envers les autorités, et on compte parmi leurs exigences la démission d’Emmanuel Macron ainsi que la dissolution de l’assemblée nationale. Les médias français évoquent un possible référendum, que le palais de l’Élysée serait en train de préparer concomitamment aux élections du parlement européen, le 26 mai 2019, en France. Tenir à la fois le référendum et les élections européennes pourrait fortement influencer le résultat des élections, qui connaissent de très faibles taux de participation en France.

Le vice premier ministre italien Luigi Di Maio, le premier ministre Giuseppe Conte, et le vice premier ministre et ministre de l’intérieur Matteo Salvini, lors d’une conférence de presse à la suite d’une réunion de cabinet sur le projet de budget, en octobre 2018

En Italie, la situation est à peine meilleure : la crise gouvernementale a été menée non seulement par les populistes, mais par de vrais eurosceptiques. L’agence de notation Fitch prévoit que le gouvernement de coalition à la tête de la troisième économie de l’Union européenne ne terminera pas son mandat. Le problème est que le gouvernement italien est composé du parti de la Ligue du Nord, de droite, et du Mouvement cinq étoiles de gauche, lesquels, émanant de positions opposées dans le spectre politique, sont dans l’incapacité de parvenir à une position commune sur nombre de sujets fondamentaux, et bloquent souvent leurs initiatives respectives au parlement. « Ils ne savent absolument pas s’y prendre pour diriger et travaillent dans l’impréparation. À ce stade, ils ont surtout passé leur temps à poursuivre leur campagne électorale », commente Maurizio Ferrera, un analyste politique de l’université de Milan.

Le système politique anglais, quant à lui, est au fond d’une impasse. La crise parlementaire est liée au Brexit, depuis que les députés ont rejeté par trois fois l’accord de retrait proposé par le Premier ministre Theresa May et avalisé par l’Union européenne en novembre 2018 [C’est une certaine lecture de dire que le blocage provient du système parlementaire. Une autre analyse est que les européistes ont renommé le « Brexit » en « Brexit dur » pour faire peur et volontairement empêtré le processus, violant la volonté du peuple exprimée dans les urnes en 2016, NdT]. Il était prévu au départ que le Royaume-Uni sortirait de l’UE le 29 mars 2019, après quoi il entrerait dans une période de transition jusque fin 2020. Mais le Brexit n’est pas arrivé. Les dirigeants de l’UE ont déjà accordé au Royaume-Uni indécis une nouvelle date butoir : le 31 octobre 2019, et n’ont pas l’intention [pour l’instant, Ndt] de la reporter à nouveau. Sur la période qui lui reste, Londres devra ratifier l’accord de sortie, revoir sa stratégie de Brexit, ou décider d’annuler sa sortie. Faute de quoi, un hard Brexit aura automatiquement lieu le 1er novembre [vous savez ? c’est les nuées de sauterelles, les 200 000 employés de la City qui changent de pays, la mort instantanée des nouveaux-nés, les avions qui tombent du ciel, et les britanniques qui se jettent en panique dans la Manche pour traverser à la nage. Au départ, les européistes avaient prévu toutes ces belles choses pour le lendemain du vote du Brexit, si les électeurs votaient mal. Après qu’ils ont mal voté, aucune catastrophe ne s’étant produite, ils ont juste repoussé l’annonce des calamités au jour du Brexit « dur », mais pas leur contenu, NdT]. Ce que l’on appelle « Brexit dur » est une sortie du Royaume-Uni sans accord de l’Union européenne [et donc sans engagement de sa part de régler les dizaines de milliards d’euros réclamés par la commission européenne, NdT]. En outre, Londres doit prendre part aux élections européennes, ou doit quitter l’Union européenne au plus tard le 1er juin 2019, sans accord. L’Europe est malade et fatiguée de ces procédures de divorces à rallonge, mais aucun membre de l’UE ne veut endosser la responsabilité de la sortie désordonnée du Royaume-Uni. « Quand on parle du Brexit, c’est comme si on attendait une décision de justice ou en haute mer ; nous sommes entre les mains de Dieu » a déclaré le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker [on ne sait pas s’il était sobre ou s’il cuvait son Whisky en prononçant cette phrase, NdT].

Malgré les crises politiques internes qui se sont ainsi déclarées dans les pays de la « vieille Europe », les citoyens de l’UE doivent élire un nouveau parlement européen en mai 2019.

Un nouveau parlement européen

Le destin de l’Union Européenne en tant qu’entité dépend du résultat des élections européennes au mois de mai, le parlement européen jouant un rôle clé dans la définition des politiques de l’UE [Un rôle clé… rappelons quand même que le parlement européen n’a pas l’initiative des lois, et se contente de voter des textes écrits par la commission européenne non élue, textes qui ont bien souvent été écrits par les lobbies directement, et recopiés à la virgule près. On avait déjà traduit un article qui décrivait le fonctionnement de cette entité, NdT].

L’un des deux parlements européens (Bruxelles ici, non pas Strasbourg)

Cette année, le parlement européen pourrait avoir à faire face à des changements structurels en lien avec les tendances observées dans chaque pays européen, à commencer par les pays de la « vieille Europe ». Si de larges coalitions comme le parti populaire européen et le parti socialiste européen n’obtiennent pas la majorité absolue des votes, ils pourront se retrouver en situation de devoir former de nouvelles coalitions avec des factions plus petites. Une sorte de reprise de la situation en Espagne, à une échelle nettement plus grande. En outre, les partis centristes pourraient fort bien se voir dépassés par les populistes de droite, les nationalistes et les eurosceptiques lors des élections à venir, à l’image de ce qui s’est produit dans plusieurs pays d’Europe, dont l’Italie. Si, dans la bataille entre les « européens » et les « nationalistes », ces derniers sortaient en tête, le prochain parlement européen risque de devenir l’assemblée la plus réservée quant aux perspectives d’intégration du continent depuis 1979.

Traduit (et annoté) par Vincent pour le Saker Francophone

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