Comment le retrait militaire de Syrie planifié par les USA va changer l’équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient


Par Andrew Korybko − Le 14 octobre 2019 − Source news.cgtn.com

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La décision prise récemment par le président Trump, consistant à effectuer le retrait de pratiquement 1000 soldats hors de la zone Nord-Est de la Syrie, ne constitue pas du tout la réaction de panique d’un dirigeant incompétent face aux opérations anti-terroristes turques sur la zone. Au contraire, il s’agit d’un coup habile visant à faire d’une pierre deux coups : réduire l’implication militaire étasunienne dans ce bourbier, et réviser en conséquence l’équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient. Nous allons passer en revue les derniers événements en date en Syrie qui éclairent la situation.

Un convoi de véhicules militaires étasuniens dans la ville de Manbij, au nord de la Syrie, le 20 décembre 2018. Photo /VCG

Cette décision des USA, pouvant fort bien constituer par ailleurs une distraction politique par rapport au dernier scandale en Ukraine, ainsi qu’une tentative de rassembler la base électorale de Trump avant les élections de l’an prochain, semble avoir provoqué un développement : les “Forces démocratiques syriennes” (FDS), dirigées par les Kurdes, ont demandé le soutien de l’Armée arabe syrienne et de la Russie pour protéger des Turcs le territoire sous leur contrôle. Ce développement n’avait d’ailleurs rien d’imprévisible : en théorie des relations internationales, l’école néo-réaliste enseigne que les acteurs faibles finissent toujours par s’aligner sur la puissance la plus proche, ou par contrer celle-ci au moyen d’une alliance avec ses rivaux.

Mark Esper, secrétaire à la défense des USA, écoute le président Donald Trump, aux USA, le 29 août 2019 /Photo VCG

En l’occurrence, les FDS ont ici décidé de se protéger de la Turquie en allant chercher un soutien à Damas et à Moscou, après le “coup de poignard dans le dos” [si prévisible, NdT] infligé par Washington. Les médias dominants occidentaux décrivent la situation comme une défaite terrible pour la politique régionale étasunienne au Moyen-Orient. Mais en réalité, on ne saurait penser que les échelons hauts placés des États-Unis n’aient pas prédit cette situation. Il est au contraire fort probable que cette tournure corresponde exactement à leurs attentes, dans le cadre de la tentative de Trump de revoir à bon compte l’équilibre des pouvoirs dans la région, selon le motif du diviser pour mieux régner” qui correspond tout à fait au mode opératoire habituel des États-Unis.

Le retrait planifié des États-Unis va laisser un vide dans le dispositif de sécurité couvrant le quart Nord-Est de la Syrie, qui comporte des ressources agricoles et énergétiques importantes, mais reste peu peuplé. Le vide de cette zone, jusqu’alors sous occupation étasunienne jusqu’à la “ligne de désescalade” qui longe l’Euphrate, incite dès lors les Turcs à venir s’enliser sur le territoire des FDS, dans le but d’établir leur projet de “zone de sûreté” large de 30 km.

Diverses raisons machiavéliques expliquent la volonté étasunienne de voir ces événements se produire : piéger leur “allié” otanien dans un bourbier, pour se venger de l’acquisition récente de systèmes de défense aériennes S-400 auprès de la Russie, et le punir pour les progrès réalisés dans sa stratégie de ces dernières années consistant à rééquilibrer sa politique étrangère.

Un avion de transport militaire, acheminant des systèmes de défense aérienne S-400 depuis la Russie, à Ankara, en Russie, le 27 août 2019. Photo /VCG

Par ailleurs, le vide laissé par le retrait militaire étasunien était tout naturellement voué à attirer l’attention de l’armée arabe syrienne, au vu des déclarations du président Assad qui a juré de libérer “jusqu’au dernier mètre carré” du territoire syrien. Jusqu’ici, ce projet s’est confronté à un problème de taille : les États-Unis avaient établi leur “ligne de désescalade” et bombardaient tout soldat non membre de leur coalition qui s’aventurait à la franchir. On en avait eu un exemple en février 2018, avec l’épisode de Deir ez-Zor. Mais cet obstacle apparaît donc à présent levé : l’armée arabe syrienne a signalé avoir redéployé des soldats au-delà de l’Euphrate lundi matin, conformément à l’accord qu’ils avaient conclu avec les FDS, anciennement alliées des États-Unis.

À la surface, il apparaît incroyable que les États-Unis, par leur attitude passive, contribuent à l’expansion sans précédent de l’AAS au-delà de la “ligne de désescalade”, mais cela ne fait dans les faits que montrer que les stratèges étasuniens reviennent à leurs racines kissingeriennes en favorisant un équilibre de pouvoir entre États locaux : ici entre la Syrie et la Turquie. En outre, il est possible que l’AAS reçoive certaines protections de ses partenaires russes, protections qui pourraient, à défaut d’être directes, aboutissent à un engagement de Moscou comme médiateur entre Damas et Ankara si un conflit entre les deux partenaires  apparaissait comme imminent. Le grand dessein stratégique russe du XXIème siècle est de se positionner comme force d’“équilibrage” suprême en Afro-Eurasie ; mais il est parfois difficile de rester totalement neutre, et parfois adopter une position trop neutre peut vous positionner, par défaut, du côté d’une des parties.

Les États-Unis comprennent la difficulté que pourrait représenter pour la Russie la gestion d’une part du désir syrien de rétablir sa pleine souveraineté au sein de ses frontières reconnues à l’international, et d’autre part du besoin terrible pour la Turquie d’éliminer ce qu’elle considère comme des groupes terroristes opérant depuis l’autre côté immédiat de ses frontières ; et il est possible que Washington ait mené ces actions afin de laisser Moscou s’empêtrer dans un dilemme, et se résoudre, faute de pouvoir conclure de nouveaux accords gagnant-gagnant, à tomber dans un jeu à somme nulle. En tous cas, il sera intéressant de suivre les développements de cette situation, et de voir si les USA verront leur stratégie réussir, ou se retourner contre eux, si toutes les parties comprennent qu’elles se sont fait manipuler et établissent des compromis mutuels pour éviter ce piège.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par JMarti, relu par Kira pour le Saker Francophone

Note du Saker Francophone

Quoi que l'on puisse penser du personnage de Donald Trump, il honore ici également une promesse de campagne : faire rentrer les boys au pays. On notera également un détail caractérisant sa présidence : pour l'instant, Trump est le premier président depuis des générations à ne pas avoir envoyé de soldats étasuniens dans un autre pays. À quand le Nobel de la paix? Ce n'est pas que l'on souhaite se montrer impertinent, mais d'autres présidents étasuniens se le sont vus décerner pour beaucoup, beaucoup moins que cela...
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