Par Andrew Korybko (USA) – Le 17 juin 2016 – Source Oriental Review
La Chine est la seule grande puissance avec les moyens économiques pour défier les États-Unis partout dans le monde. En tant que telles, ces qualités se complètent parfaitement avec les capacités militaires de la Russie en aidant les deux pôles civilisationnels à forger ensemble un ordre mondial multipolaire. La manifestation de leur vision globale commune et le cadre dans lequel elles coopèrent est le partenariat stratégique russo-chinois, et à cause de la proximité intime de Pékin avec Moscou, c’est aussi la cible des déstabilisations par les États-Unis par tous les moyens, au travers de proxy. La stratégie de Washington ne se limite pas uniquement à entraver des projets conjoints transnationaux multipolaires (aussi ambitieux que soit déjà ce but), mais aussi à contenir physiquement la Chine dans sa propre région d’origine, semblable à bien des égards à ce qui a été tenté contre la Russie depuis la fin de la guerre froide.
Ces deux stratégies se croisent dans une large mesure et ont un point commun majeur entre elles, dans le sens où elles peuvent toutes deux être favorisées par les guerres hybrides instrumentalisées par les Américains. Cette partie explore l’applicabilité de cette méthode pour l’ASEAN, la cour stratégique et le ventre mou de la Chine. À bien des égards, l’ASEAN est à la Chine ce que l’Asie centrale est à la Russie, mais il peut être fortement soutenu que l’ASEAN est d’une importance économique beaucoup plus critique pour la Chine que l’Asie centrale ne le sera jamais pour la Russie (bien que les deux régions aient une valeur stratégique égale, par rapport à chaque grande puissance respectivement). La première partie cartographiera les trois pays de l’ASEAN les plus vulnérables aux guerres hybrides (le Myanmar, le Laos et la Thaïlande), mais leur importance géopolitique et l’attrait que les États-Unis auraient à cibler spécifiquement ces États ne peuvent être pleinement compris si on l’explique hors du cadre de la région plus large qu’est l’ASEAN.
Pour cette raison, j’intégrerai dans les premières parties de cette étude géopolitique un focus sur l’ASEAN dans son ensemble, en expliquant sa stratégique saillante en général, puis en décrivant la façon dont les États-Unis envisagent de militariser par proxy le bloc des rivalités macro-régionales contre la Chine. Dans le même ordre d’idée, il est également pertinent de détailler les grands projets stratégiques de la Chine pour répondre à cet encerclement agressif et à la militarisation unipolaire des routes navigables dans les eaux internationales dont dépend une grande partie de sa croissance économique. Cela amène naturellement à réfléchir de manière approfondie sur les raisons pour lesquelles la Chine a choisi le Myanmar, le Laos et la Thaïlande comme pays d’accueil pour ses projets multipolaires conjoints transnationaux et comment ceux-ci sont envisagés comme des contre-mesures appropriées, afin d’éluder le piège que les États-Unis ont posé dans le Sud de la Mer de Chine. Les vulnérabilités socio-politiques de tous les pays de l’ASEAN seront ensuite abordées, avant que la recherche ne se penche en profondeur sur les études des cas thaïlandais et du Myanmar. Ensuite, ces deux scénarios seront comparés entre eux pour mettre en évidence la différence entre leurs vraisemblances et leur impact stratégique global respectifs.
À la croisée des chemins de l’économie mondiale
La solide croissance de l’ASEAN au cours des dernières décennies en a fait un partenaire privilégié pour beaucoup, et le bloc économique a conclu plusieurs accords de libre-échange (ALE) de haut niveau ces deux dernières années. À la fin 2015, elle a conclu des ALE bilatéraux avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud, pour l’essentiel, ce qui en fait le carrefour économique formel entre ces grandes économies mondiales. En outre, elle est actuellement engagée dans des négociations de libre-échange avec l’UE et l’Union eurasienne, qui, s’ils sont finalement scellés, donneraient à l’ASEAN des droits de libre-échange avec la quasi-totalité du supercontinent, à l’exception du Moyen-Orient et d’une petite poignée d’autres pays. Avec la convergence de tant d’intérêts économiques autour de l’ASEAN, ce n’est qu’une question de temps avant que cette série d’accords bilatéraux ne soit élargie dans un cadre multilatéral, qui intégrerait progressivement chacune des parties.
Un tel arrangement représenterait une victoire majeure pour l’Eurasie et le monde multipolaire, parce qu’il lierait chacune des grandes puissances ensemble et les rendrait collectivement plus interdépendantes les unes les autres que chacune d’elles individuellement ne le serait jamais avec les États-Unis. C’est évidemment une vision à long terme et ce ne sont pas des choses qui peuvent être mise en place en quelques années, mais le chemin sera pavé encore un peu plus, si l’ASEAN parvient à ancrer des accords de libre-échange avec l’UE et l’Union eurasienne. Les ALE de plus en plus imbriqués que ces partenaires économiques respectifs signent entre eux seront inévitablement tous rapprochés avec le temps, malgré les différences politiques et structurelles entre certains d’entre eux, tels que le coup de froid imposé actuellement par les Américains dans les relations entre l’UE et l’Union eurasienne.
Le TTIP piétine tout
Si on lui donnait la chance de se comporter librement, l’UE aurait probablement intensifié ses relations bilatérales avec l’Union eurasienne, comme en témoigne, fin novembre 2015, la sensibilisation de Junker à l’égard de son bloc. Mais la grande stratégie des États-Unis a toujours été basée sur le maintien des deux entités divisées, d’où la crise ukrainienne fabriquée, puis la nouvelle guerre froide. Si une percée dans les relations bilatérales se produisait – peut-être en raison de changements structurels que le Balkan Stream et la route de la soie des Balkans généreraient à l’intérieur de l’UE si l’un d’entre eux était terminé avec succès –, il est probable que le chevauchement de leurs intérêts économiques dans l’ASEAN (négocié indépendamment jusqu’ici) pourrait représenter le catalyseur idéal pour se regrouper et formaliser un cadre économique plus large et plus inclusif entre tous les acteurs. Le raisonnement sous-jacent est que la détérioration actuelle des relations UE-Union eurasienne attribuée aux Américains est le seul obstacle structurel non naturel empêchant tous les blocs commerciaux du supercontinent de coopérer à l’échelle suggérée ci-dessus.
Du point de vue stratégique américain, cependant, cela représenterait l’échec ultime de leur politique de division pour régner en Eurasie, et c’est pour cette raison institutionnelle que les États-Unis sont si déterminés à poursuivre le partenariat commercial et l’investissement transatlantique (TTIP) avec l’UE. Dans le cas où cette proposition néo-impérialiste entrerait en vigueur, les États-Unis auraient le rôle dominant pour décider si leur partenaire novice qu’est l’UE est autorisé à poursuivre ses négociations de libre-échange en cours avec le Japon et l’Inde. Plus que probablement, ces négociations seraient indéfiniment gelées, alors que ces processus sont déjà au point mort, afin de consolider le contrôle économique des USA sur le bloc. Ce n’est qu’après l’exercice d’un contrôle incontestable sur l’UE, que Washington permettra aux pourparlers d’avancer. A ce moment-là, l’objectif sera de lier le TTIP et le TPP (qui sera élargi prochainement, mais dont la composante asiatique sera dirigée par le Japon) pour faire des États-Unis l’acteur institutionnel essentiel entre eux, puis compléter la domination unipolaire enveloppant économiquement l’Eurasie en amenant l’Inde dans le mélange à un certain moment.
Cette stratégie est ordonnée par les États-Unis, qui utilisent le battage médiatique autour de la nouvelle guerre froide qu’ils ont créée pour effrayer leurs partenaires et les amener à accepter le TTIP et le TPP sur la base de la perception fabriquée qu’ils ont besoin de contenir la Russie et la Chine, respectivement. Dans le scénario ci-dessus, si les États-Unis ne parviennent pas à faire avancer le TTIP, l’UE s’alignera de façon indépendante avec l’une de ces grandes économies asiatiques (gageons qu’elle entamerait des négociations de libre-échange avec la Chine), et les États-Unis pourraient perdre rapidement leur prééminence actuelle sur l’économie de l’UE. En très peu de temps, Bruxelles pourrait finalement arriver à la conclusion à laquelle tout le monde autour du globe est déjà arrivé et réaliser que l’avenir de l’économie mondiale repose sur l’Est et non sur l’Occident. Elle entamerait alors des relations commerciales plus larges et plus libres avec ses autres partenaires potentiels. Cela passerait bien sûr par l’inclusion de la Russie et de l’Union eurasienne. Ces deux économies convergeant déjà l’une vers l’autre (se rappeler que seuls des obstacles politiques attribués aux américains retardent l’échéance), il est prévisible qu’elles coordonneraient leurs ALE respectifs avec l’ASEAN comme une dernière étape avant de conclure des accords similaires entre elles.
Plans de secours multilatéraux
Aussi positive que soit l’image dépeinte dans la section ci-dessus, elle ne se concrétisera probablement pas pendant au moins la décennie à venir, le cas échéant, quand on voit comment les États-Unis sont sérieux à garder active cette rivalité de Nouvelle Guerre froide. Que ce soit à travers les rouages institutionnels du TTIP ou à l’extérieur de celui-ci, par l’intermédiaire de mesures sans scrupules si ledit accord n’était pas prêt à temps, les États-Unis feront tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher l’UE de développer des relations économiques indépendantes avec l’Union eurasienne, la Chine et l’ASEAN. L’UE pourrait éventuellement être autorisée à approfondir ses relations avec le Japon et l’Inde (par la grande stratégie unipolaire décrite précédemment), mais même cela est discutable, à moins que les USA n’aient l’assurance de garder assez de contrôle sur le bloc après l’obtention de ces accords potentiels. Ils n’auront sans doute pas confiance pour laisser faire, à moins de contrôler l’UE formellement par le TTIP, rendant ainsi ces zones de libre-échange potentielles peu probables, du moins à court et moyen terme, sauf bien sûr changements géopolitiques inattendus. Pour une grande part, l’UE peut donc être écartée en toute sécurité des discussions sérieuses sur les zones de libre-échange intra-eurasiennes, mais cela ne signifie pas que ces rêves doivent être découragés simplement parce que le bloc ne peut raisonnablement pas y prendre part pour un certain temps (le cas échéant).
RCEP et FTAAP
Pour compenser la non-participation attendue de l’Union eurasiatique à l’intérieur des cadres économiques multipolaires envisagés, quelques propositions modifiées ont été faites. Deux des plus promues sont le Partenariat régional global économique (RCEP) et la zone de libre-échange de l’Asie-Pacifique (FTAAP), tous deux activement soutenus par la Chine. Le RCEP est la formalisation d’un ALE multilatéral entre l’ASEAN et chacun de ses partenaires de libre-échange déjà existants (Australie, Chine, Inde, Japon, Nouvelle-Zélande et Corée du Sud). Le FTAAP, quant à lui, pousse les choses beaucoup plus loin et propose une grandiose zone de libre-échange entre tous les pays qui constituent le forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC). Donc y compris la Russie, les États-Unis et quelques autres pays de l’hémisphère occidental, mais au détriment d’un accord de libre échange complet du commerce avec l’ASEAN dans son ensemble (dont le Myanmar, le Laos et le Cambodge, qui ne sont pas membres de l’APEC).
Il est néanmoins significatif que la plupart des pays au sein du bloc participeraient à ce cadre, ce qui souligne à quel point les économies de l’ASEAN sont favorables à des offres de libre-échange trans-régionales de nos jours. Dans le même temps, cependant, l’inclusion des États-Unis pourrait grandement miner la flexibilité multipolaire du groupement à venir et le transformer plutôt en une organisation économique apolitique, qui ne pourrait être utilisée en aucune manière pour affaiblir la vision unipolaire des États-Unis. Il est probable que la Russie et la Chine ne soutiennent cette idée que dans le but de marquer des points politiques, en l’opposant aux plans exclusifs du TPP des USA qui menacent de saper les connexions commerciales existantes des deux grandes puissances et les possibilités futures avec les États concernés.
Vision de la Russie vis-à-vis du GEFTA
La dernière proposition pour créer un bloc commercial trans-régional multilatéral est venue de Russie et a été annoncée lors du discours du président Poutine à l’Assemblée fédérale le 4 décembre 2015. Le dirigeant russe a fait connaître l’intention de son pays de former un partenariat économique entre l’Union eurasienne, les États de l’ASEAN et de l’OCS (y compris les deux membres pressentis, l’Inde et le Pakistan), en faisant valoir que la nouvelle organisation «constitue près d’un tiers de l’économie mondiale, en termes de parité de pouvoir d’achat». C’est la plus réaliste des trois suggestions et la plus susceptible d’être mise en œuvre dans la pratique. La Chine a déjà un ALE avec le Pakistan (la fermeture de l’intégration eurasienne), et l’Union eurasienne étudie la possibilité de sceller des accords similaires avec l’Inde et le candidat officiel à l’OCS, l’Iran. À noter que la Russie et la Chine sont également engagées dans un partenariat trilatéral avec la Mongolie, qui pourrait aussi devenir de manière prévisible une zone de libre-échange à l’avenir.
En supposant que Moscou réussisse à atteindre ces objectifs (et il n’y a aucune raison d’en douter pour le moment), puis unisse l’Union eurasienne et l’OCS dans un partenariat économique qui serait un ajustement naturel, l’ASEAN offrirait une touche complémentaire parfaite qui pourrait stimuler économiquement tous les membres. En outre, l’inclusion de l’Inde et du Pakistan dans le cadre discuté entraînerait probablement le reste de l’Association sud-asiatique de coopération régionale (SAARC, qui a sa propre zone de libre-échange interne de commerce) a le rejoindre, ce qui pousserait l’intégration des partenaires de cette organisation, l’Afghanistan, le Bangladesh, le Bhoutan, les Maldives, le Népal et le Sri Lanka. Prise dans son ensemble, la vision de la Russie revient à former la Grande région eurasienne de libre-échange (GEFTA) qui est censée englober la grande majorité de l’Asie et fusionner un jour avec l’Union eurasienne, excluant pour le moment, évidemment, les économies européennes (de l’UE et des États non membres de l’UE), le Moyen-Orient (sauf peut-être la Syrie et Israël [une étrange combinaison bien sûr, mais poursuivie pour des raisons tout à fait distinctes]), les deux Corées et le Japon.
L’obstacle indien ouvre une possibilité pour l’ASEAN
Même en supposant un minimum d’interférences (américaines) externes essayant de compenser la vision de la Russie, il est prévisible que l’Inde présentera un défi majeur pour la mise en œuvre du GEFTA. L’Inde et la Chine sont engagées dans un dilemme de sécurité très intense qu’aucune des deux parties ne veut reconnaître publiquement. Dans ces conditions, il est peu probable que l’une d’elles soit sérieuse sur la poursuite d’un ALE avec l’autre. Du point de vue de New Delhi, l’Inde n’a aucune raison de sacrifier ce qu’elle voit comme ses intérêts économiques nationaux en concluant un ALE avec la Chine, peu importe que ce soit le RCEP ou le GEFTA. Relativement au RCEP, l’Inde a déjà conclu des ALE avec le Japon et la Corée du Sud, et elle ne croit pas que l’inclusion de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande dans le cadre multilatéral proposé compense le déséquilibre économique qu’elle pense subir au travers d’un libre-échange tarifaire avec la Chine, qu’elle devrait accepter dans le cadre de cette transaction. En ce qui concerne le GEFTA, les préoccupations sont très semblables. L’Inde est actuellement dans une relation de libre-échange avec l’ASEAN et pourrait éventuellement en conclure un avec l’Iran, après que ce dernier eut proposé une telle idée au printemps 2015. Avec les progrès tout à fait positifs pour atteindre un accord de libre-échange avec l’Union eurasienne un jour prochain, l’Inde n’a pas besoin de sauter dans le GEFTA, alors qu’elle est tout sauf assurée d’en tirer les avantages demandés via cet accord, en y enlevant les complications prévisibles si l’accord doit inclure aussi la Chine (où son leadership ne voit actuellement aucun avantage).
L’absence attendue de l’Inde au GEFTA ne signifie pas l’échec de la vision, mais elle met en évidence sa dépendance à l’égard de l’inclusion de l’ASEAN pour être géopolitiquement assez étendue pour devenir un point déterminant dans l’économie mondiale. L’Union eurasienne et ses accords bilatéraux de libre-échange sont des développements positifs en eux-mêmes, surtout s’ils débouchent sur une perspective d’ALE entre l’Union eurasienne et la Chine intégrant multi-latéralement les accords déjà conclus (comme avec l’Iran). Toutefois, la multi-polarité serait infiniment plus forte grâce à l’ajout de l’ASEAN à cet accord. Le Vietnam est déjà partant pour un tel accord avec l’Union eurasienne, et même s’il est un composant robuste du portefeuille de partenariat de l’Union, son potentiel mutuel pâlit de la comparaison avec les deux groupements économiques ayant leur propre pacte inclusif bloc à bloc. L’une des étapes pour faire avancer cette possibilité serait pour la Russie de faire un usage efficace de la SEZ de l’ASEAN (Special Economic Zones) avec le Myanmar, le Laos et le Cambodge afin d’atteindre des ALE individuels avec les autres membres de la partie continentale de l’organisation (y compris la Thaïlande, à laquelle Medvedev a offert cette possibilité au printemps 2015). Ils pourraient alors faire collectivement pression sur leurs homologues insulaires pour aller dans ce sens.
Le TPP contre attaque
La plus grande menace pour les relations économiques du monde multipolaire avec l’ASEAN vient directement du TPP. Les États-Unis font pression avec cet arrangement commercial exclusif, afin de faire obstacle aux partenariats commerciaux existants que les pays non alliés (Russie et Chine) planifient de renforcer auprès de chaque membre du bloc. Dans un sens, le traité peut être considéré comme une déclaration préalable de guerre économique, parce que les États-Unis prennent des mesures actives pour sculpter un marché restreint qui tomberait principalement sous leur contrôle. Washington est pleinement conscient que Moscou envisage un pivot vers l’Asie et comprend qu’il doit être diversifié et intégrer la Chine s’il veut atteindre son plein potentiel économique. En ce qui concerne Pékin, les États-Unis reconnaissent à quel point les obstructions aux relations économiques bilatérales Chine-ASEAN pourraient perturber la Nouvelle Route de la Soie que la Chine espère achever dans les prochaines années. Les États-Unis aimeraient utiliser l’hégémonie économique qu’ils pourraient acquérir sur chacun des membres de l’ASEAN via le TPP afin de les intimider, de les éloigner de ces centres multipolaires et de les ancrer fermement dans le camp unipolaire. Il y a des raisons concrètes de prendre cette menace stratégique au sérieux.
L’AEC
L’ASEAN a franchi une étape historique lors de son 27e sommet, fin novembre 2015 à Kuala Lumpur, en acceptant de former la Communauté économique de l’ASEAN (AEC), afin de coordonner les relations économiques du bloc avec le monde extérieur et renforcer la coopération sociale, culturelle et sécuritaire entre ses membres. Il est prévu que l’AEC cherchera à adopter des accords commerciaux en bloc à partir de ce moment, cherchant éventuellement à élargir le TPP pour y inclure le reste de l’organisation au fil du temps. Le raisonnement est assez simple. L’ASEAN souhaite normaliser les accords commerciaux que ses membres entretiennent avec les pays et les blocs extérieurs, afin de ne pas créer un déséquilibre structurel interne entre ses économies. Si la Malaisie entre dans le TPP, mais que le Vietnam a un ALE avec l’Union eurasienne, on peut imaginer que cela créerait un désavantage pour les Philippines, qui ne disposent pas de liens institutionnalisés avec l’un ou l’autre des blocs. Le méli-mélo des différents acteurs externes, qui interagissent avec l’ASEAN sur une base de membre à membre au lieu de traiter avec tout le groupe, crée une situation interne inutilement complexe, qui rend plus difficile aux divers membres de l’AEC de s’intégrer économiquement les uns aux autres.
Bien que ce ne soit pas la comparaison la plus précise, dans ce cas, il est peu approprié de jumeler l’AEC avec l’Union eurasienne alors que les deux blocs veulent contrôler les relations économiques institutionnalisées de leurs membres avec d’autres États et organisations. Même si cet objectif n’a pas été officiellement proclamé par l’AEC pour l’instant, il est fonctionnellement inévitable qu’il aille dans cette direction, tôt ou tard, une fois que ses membres auront défini plus sérieusement leurs objectifs d’une intégration partagée. Cela signifie que l’AEC aura un jour à déterminer avec quels accords bilatéraux n’incluant pas de bloc elle veut s’étendre, pour couvrir l’ensemble de l’organisation et ceux que ses membres respectifs seront contraints d’abandonner. Il est important de noter à ce stade, que la plupart des membres de l’AEC semblent aller dans la direction du TPP, à en juger du moins par les déclarations émanant des deux meilleurs économies du groupe, l’Indonésie et la Thaïlande. Le Président Joko Widodo a dit à Obama, lors d’une réunion à la Maison Blanche à la fin Octobre que l’«Indonésie a l’intention de se joindre au TPP», tandis que l’un des vice-premiers ministres de la Thaïlande a proclamé à la fin de novembre que son pays «est très intéressé à se joindre au TPP […] il y a de fortes chances que la Thaïlande cherche à rejoindre le TPP».
La Thaïlande et l’Indonésie
La Thaïlande pourrait essayer de s’incliner publiquement face aux États-Unis aussi longtemps que possible, afin de dévier une partie de l’hostilité que beaucoup lui portent à Washington, depuis que le coup d’État multipolaire a évincé les dirigeants pro-américains et que le pays s’est largement réorienté vers la Chine. Il est probable que Bangkok n’ait pas l’intention sincère de se joindre au TPP, ou tout au moins pas à ce stade. En effet, cela mettrait en danger le partenariat stratégique qu’il a rapidement développé avec Pékin au cours de la dernière année et demie (ce sera abordé plus en avant dans la recherche), mais la situation avec l’Indonésie est beaucoup plus simple. À l’insu de la plupart des observateurs, l’Occident a engagé un mini-confinement de toutes sortes de manière contre le pays, afin de faire pression sur ses dirigeants pour prendre des décisions pro-unipolaire au moment opportun. Widodo est déjà reconnu comme favorable à l’Ouest, mais il est toujours le maître de l’une des plus grandes économies du monde et a un rôle difficile à jouer pour contenir la Chine (comme la voit le dirigeant indonésien) tout en évitant de se soumettre totalement à la suprématie des États-Unis et devenir son dernier état proxy.
Réécriture des règles
Malheureusement, cependant, il semble que l’Indonésie soit sur le point d’utiliser son rôle de leader économique dans l’AEC pour égarer le reste de l’organisation en favorisant son basculement dans la servitude unipolaire. Si Jakarta s’engage vers le TPP, il est prévisible que ce sera le facteur décisif pour savoir si le reste de l’AEC accepte l’offre commerciale défavorable des États-Unis, au détriment de l’amélioration de ses liens avec l’Union eurasienne. En fait, la mise en œuvre du TPP pourrait même conduire à l’annulation éventuelle des ALE de l’ASEAN avec la Chine, portant ainsi un coup double à l’influence institutionnelle du monde multipolaire en Asie du Sud-Est.
À peine les détails ont-ils été connus au sujet du TPP (la fuite d’un texte d’environ deux millions de mots, qui le rend presque impossible à lire pour une seule personne pour bien le comprendre) qu’il a déjà été bien établi que les ajustements juridiques préférentiels à respecter, qui sont prescrits à chaque partie, ne sont qu’un écran de fumée pour permettre aux grandes entreprises d’acquérir des droits politiques décisifs. L’une des controverses ici, est que les entreprises pourraient poursuivre les gouvernements nationaux si les États concernés promulguaient des lois destinées à respecter l’«environnement, la santé ou avoir d’autres objectifs réglementaires» qui nuiraient aux avantages commerciaux légalement inscrits dans ladite organisation ou mettraient en danger ses bénéfices (il n’est même pas nécessaire de provoquer une baisse réelle, sa menace suffit).
Rappelant que le Vietnam participe déjà à un ALE avec l’Union eurasienne et que tous les pays de l’ASEAN ont un arrangement similaire avec la Chine, il est certainement possible que les États-Unis trouvent un prétexte au sein de chacun de ces accords pour faire valoir qu’ils violent le TPP et doivent donc être réécrits ou carrément abandonnés. S’ils ne parviennent pas à résoudre le problème dans le laps de temps donné, alors les entreprises américaines mèneront chacun des États contrevenants devant la cour au nom de Washington, pour faire valoir contre eux un règlement punitif et / ou les forcer à faire les changements dictés. Le Japon, allié des USA, peut également diriger une partie de ses grandes entreprises à faire de même, dans le cadre d’une poussée coordonnée pour maximiser la douleur économique légale infligée à l’État ciblé.
Comment cela pourrait être arrêté
Aussi extrême qu’un tel scénario puisse paraître pour le moment, il se corrèle parfaitement aux objectifs stratégiques des États-Unis de pousser les influences des grandes puissances multipolaires hors de l’Asie du Sud-Est et de thésauriser le potentiel économique de la région pour eux tout seuls. Cela a également des fondements géostratégiques très spécifiques, qui seront décrits dans le chapitre suivant, donnant ainsi une autre motivation aux États-Unis pour avancer dans cette direction. Pour autant que Washington veuille mener à bien cette stratégie, cependant, il n’est pas assuré qu’elle soit couronnée de succès. Il y a toujours une possibilité très réelle d’arrêter ce plan dans son élan, avant même qu’il ne parvienne à pleine maturité.
Les plus grand obstacle au rêve de domination des États-Unis sur l’Asie du Sud-Est via le TPP, c’est le projet chinois de Route de la soie pour l’ASEAN, une ligne ferroviaire à grande vitesse qui devrait relier Kunming à Singapour et traverser le Laos, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour. Les deux premiers pays de transit ont le plus à gagner à cette proposition. Ils devraient donc rester les plus loyaux dans la sauvegarde d’un ALE de la Chine avec l’ASEAN, dans le cas où l’AEC tente de le réviser (peut-être sous initiative indonésienne influencée par le TPP). Il y a aussi le Corridor du pipeline Chine-Myanmar qui a été lancé début 2015, pour transférer le pétrole du Moyen-Orient et son gaz vers la province du Yunnan, via une voie géostratégique plus sûre que le détroit de Malacca (ce qui est discutable et sera expliqué plus tard dans le travail), avec un potentiel envisagé d’évoluer vers un corridor commercial à grande échelle. Cela donne théoriquement à Naypyidaw [capitale de la Birmanie, NdT] un intérêt à préserver le statu quo de son ALE institutionnel avec la Chine, bien que cela puisse probablement changer avec le rôle accru de Aung San Suu Kyi sur l’État. Le Cambodge est aussi un proche allié chinois de nos jours. Il n’est pas institutionnellement lié à de grands projets d’infrastructure, ce qui signifie qu’il pourrait être acheté par le plus offrant et n’est donc pas fondamentalement fiable. Par conséquent, les partenaires les plus fiables dont dispose la Chine pour défendre ses intérêts économiques dans l’AEC, sont le Laos et la Thaïlande.
Il est prévisible que les principaux dirigeants de ces deux États ont déjà fait le choix conscient de se lier économiquement de manière plus étroite avec la Chine, en participant au projet de Route de la soie vers l’ASEAN. Pour cette raison, ils ont intérêt à s’assurer que leurs homologues de l’AEC adhérant au TPP n’imposent pas les conditions commerciales unipolaires au reste du bloc et / ou ne contraignent pas les autres à restreindre leurs liens économiques avec la Chine (à la demande des États-Unis, bien sûr). Une scission au sein de l’organisation pourrait alors facilement se produire, les États affiliés au TPP affrontant ceux non alignés, puisque l’AEC lutte pour rationaliser ses engagements économiques institutionnels, dans sa quête d’une coordination et d’une intégration plus grandes entre ses membres. Les frottements prévisibles conduiraient probablement à une impasse bloquant toute révision institutionnelle (ou expansion avec le TPP) politique au sein de l’AEC, empêchant ainsi les États-Unis d’atteindre pleinement leurs objectifs unipolaires sur ce théâtre. Par conséquent, en raison de la position du Laos, de la Thaïlande et, dans une certaine mesure, du Myanmar, les relations économiques hautement stratégiques avec la Chine (les deux premiers faisant partie de la route de la soie de l’ASEAN et le dernier étant l’hôte du Corridor du Pipeline Chine-Myanmar) se trouvent sur le chemin des États-Unis et de leur dominance unipolaire full-spectrum sur l’ASEAN, ces trois États sont des cibles valides pour une guerre hybride dans le futur.
La perspective mondiale
La guerre économique par procuration en cours entre les camps unipolaire et multipolaire concernant l’ASEAN est d’une immense importance en termes d’impact global. Mais pour vraiment apprécier comment elle est liée au reste du monde, il est essentiel de rappeler au lecteur certains éléments de la grande stratégie américaine contemporaine.
Les États-Unis ont capitalisé depuis la fin de la guerre froide, en exportant leurs pratiques économiques néo-libérales partout dans le monde, avec l’intention ultime de piéger la Russie, la Chine et dans une moindre mesure – toujours pertinente de nos jours – l’Iran, dans un réseau d’institutions contrôlées par Washington, hors duquel il n’y aurait pas d’échappatoire. Il leur a fallu un certain temps pour avancer, mais en ce moment, les États-Unis ne cessent d’aller de l’avant à toute vitesse, en liant les quatre coins de l’Eurasie dans sa matrice de contrôle, et en encerclant de fait ces trois grandes puissances, afin de les rendre de façon disproportionnée dépendantes d’un centre de gravité économique stratégique commun.
Le TTIP / TAFTA, s’il entre en vigueur, placerait les relations économiques extérieures de l’UE sous le contrôle des États-Unis, ce qui signifie que Bruxelles serait impuissant à conclure un ALE ou un accord similaire privilégié avec d’autres pays sans la bénédiction explicite des États-Unis. Si on se rapproche du Moyen-orient, les États-Unis et le CCG travaillent à l’intensification de leurs relations économiques pour préparer un éventuel ALE. Ce n’est pas très important en ce moment, en raison de la dépendance déséquilibrée des économies du Golfe à l’égard des ventes d’énergie, mais un jour, elles devront faire une transition vers une économie plus normale, basée sur le commerce de biens. À ce moment-là, leur situation financière, et les énormes réserves qu’elles ont épargnées, seront redirigées vers l’achat de produits des États-Unis et de tout autre pays susceptible de faire partie d’un ALE avec eux à ce moment là. Le prochain objectif sur lequel les Américains se concentreront est l’ASEAN, qui vient d’être décrit en détail. La dernière partie de la stratégie supercontinentale, c’est la Corée du Sud et le Japon. Les États-Unis ont déjà un ALE avec la Corée, et ils ont l’intention d’utiliser le TPP pour créer le même arrangement avec le Japon.
Tout mis bout à bout, on peut voir clairement que la plupart des points cardinaux en Eurasie sont couverts par les plans d’ALE de l’Amérique. Si on réévalue les plans des États-Unis dans cette perspective, l’UE représente l’Eurasie de l’Ouest, le CCG est l’Eurasie du Sud-Ouest, l’ASEAN, l’Eurasie du Sud-Est, et la Corée du Sud et le Japon, l’Eurasie du Nord. Le seul lien manquant est l’Eurasie du Sud, principalement l’Inde, qui est courtisée en l’état par les États-Unis, même si elle est encore loin de conclure un ALE avec eux. Néanmoins, si les TTIP/TAFTA et TPP devaient entrer pratiquement en vigueur, ce n’est qu’une question de temps avant qu’une offre irrésistible ne soit faite à New Delhi pour câliner l’Inde et la faire intégrer ce tissu économique unipolaire. Même sans une incorporation formelle dans le régime néo-libéral global des États-Unis, il a déjà été dit que l’Inde resterait probablement à l’extérieur du GEFTA en raison des préoccupations pour sa souveraineté stratégique par rapport à son voisinage et à sa rivalité avec la Chine. Dans ce cas, la Russie, la Chine et l’Iran devraient partager le même espace économique stratégique en Asie centrale, l’une des dernières parties du supercontinent restant en dehors du contrôle institutionnalisé formel des États-Unis. Cela ferait de l’Asie centrale le centre de gravité multipolaire incontestable entre ces trois grandes puissances, mais à l’inverse, cela la rendrait particulièrement vulnérable aux guerres hybrides américaines préfabriquées.
Afin d’éviter une ultra-dépendance du type trois pour un en Asie centrale, il est impératif et urgent que le monde multipolaire maintienne et défende ses percées dans l’AEC. D’où l’importance de la lutte contre le TPP et les efforts de la Chine via la Route de la soie de l’ASEAN et le corridor du pipeline Chine-Myanmar. Une retraite sur ces fronts et la cession de l’Asie du Sud-Est aux étreintes unipolaires de l’Amérique pourraient créer une situation stratégique dangereuse pour la Chine et, par extension, les autres grandes puissances multipolaires, avec pour résultat la progression du calendrier états-unien pour l’ancrage de leurs intérêts économiques en Asie centrale. La Chine a également très clairement défini ses intérêts géostratégiques dans le maintien de son influence dans l’ASEAN (ou au moins pour sa composante continentale) afin de mettre un terme à la promotion de la Coalition du confinement chinois par les États-Unis (CCC) et pour maintenir des accès à l’océan Indien non contrôlés par les Américains, afin de lui permettre d’accéder en toute sécurité aux marchés africains en plein essor dont dépend sa croissance future.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker francophone
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